Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 37Les deux gouttes d’eau de M. de Richelieu

Le duc de Richelieu sortit à quatre heures et demie de la
maison de la rue Saint-Claude.

Ce qu’il était venu faire chez Balsamo va s’expliquer tout naturellement
dans ce qu’on va lire.

M. de Taverney avait dîné chez sa fille ; madame la dauphine,
ce jour-là, avait donné congé entier à Andrée pour que celle-ci pût recevoir
son père chez elle.

On en était au dessert quand M. de Richelieu entra ;toujours
porteur de bonnes nouvelles, il venait annoncer à son ami que le roi avait
déclaré, le matin même, que ce n’était plus une compagnie qu’il comptait donner
à Philippe, mais un régiment.

Taverney manifesta bruyamment sa joie, et Andrée remercia le
maréchal avec effusion.

La conversation fut tout ce qu’elle devait être après ce qui
s’était passé. Richelieu parla toujours du roi, Andrée toujours de son frère, Taverney
toujours d’Andrée.

Celle-ci annonça dans la conversation qu’elle était libre de
tout service près de madame la dauphine ; que Son Altesse royale recevait
deux princes allemands de sa famille, et que, pour passer quelques heures de
liberté qui lui rappelassent la cour de Vienne, Marie-Antoinette n’avait voulu
avoir aucun service près d’elle, pas même celui de sa dame d’honneur ; ce
qui avait si fort fait frissonner madame de Noailles, qu’elle s’était allée
jeter aux genoux du roi.

Taverney était, disait-il, charmé de cette liberté d’Andrée
pour causer avec elle de tant de choses intéressant leur fortune et leur
renommée. Sur cette observation, Richelieu proposa de se retirer pour laisser
le père et la fille dans une intimité plus grande encore ; ce que
mademoiselle de Taverney ne voulut point accepter. Richelieu demeura donc.

Richelieu était dans sa veine de moralité : il peignit
fort éloquemment le malheur dans lequel était tombé la noblesse de France, forcée
de subir le joug ignominieux de ces favorites de hasard, de ces reines de contrebande,
au lieu d’avoir à encenser les favorites d’autrefois, presque aussi nobles que
leurs augustes amants, ces femmes qui régnaient sur le prince parleur beauté
et par leur amour et sur les sujets par leur naissance, leur esprit et leur
patriotisme loyal et pur.

Andrée fut surprise de rencontrer tant d’analogie entre les
paroles de Richelieu et celles que le baron de Taverney lui faisait entendre
depuis quelques jours.

Richelieu se lança ensuite dans une théorie de la vertu,théorie
si spirituelle, si païenne, si française, que mademoiselle de Taverney fut
forcée de convenir qu’elle n’était pas vertueuse le moins du monde d’après les
théories de M. de Richelieu et que la véritable vertu, comme l’entendait le
maréchal, était celle de madame de Châteauroux, de mademoiselle de La Vallière
et de mademoiselle de Fosseuse.

De déductions en déductions, de preuves en preuves, Richelieu
devint si clair, qu’Andrée n’y comprit plus rien.

La conversation demeura sur ce pied jusqu’à sept heures du
soir, à peu près.

À sept heures du soir, le maréchal se leva : il était
forcé, disait-il, d’aller faire sa cour au roi, à Versailles.

En allant et en venant par la chambre pour prendre son chapeau,
il rencontra Nicole, qui avait toujours quelque chose à faire là où se trouvait
M. de Richelieu.

– Petite, lui dit-il en lui frappant sur l’épaule, tu me reconduiras ;
je veux que tu portes un bouquet que madame de Noailles a fait cueillir dans
ses parterres et qu’elle envoie à madame la comtesse d’ Egmont.

Nicole s’inclina comme les villageoises des opéras comiques
de M. Rousseau.

Sur quoi, le maréchal prit congé du père et de la fille,échangea
avec Taverney un regard significatif, fit une révérence de jeune homme à Andrée
et sortit.

Si le lecteur veut nous le permettre, nous laisserons le
baron et Andrée causer de la nouvelle faveur accordée à Philippe,et nous
suivrons le maréchal. Ce nous sera un moyen de savoir ce qu’il était allé faire
rue Saint Claude, où il avait pris pied, on se le rappelle, dans un si terrible
moment.

D’ailleurs, la morale du baron enchérissait encore sur celle
de son ami le maréchal, et pourrait bien effaroucher les oreilles qui, moins
pures que celles d’Andrée, y comprendraient quelque chose.

Richelieu descendit donc l’escalier en s’appuyant sur l’épaule
de Nicole et, dès qu’il fut dans le parterre avec elle :

– Ah çà, petite, dit-il en s’arrêtant et en la regardant en
face, nous avons donc un amant ?

– Moi, monsieur le maréchal ? s’écria Nicole toute
rougissante et en faisant un pas en arrière.

– Hein ! fit celui-ci, n’es-tu point Nicole Legay, par
hasard ?

– Si fait, monsieur le maréchal.

– Eh bien, Nicole Legay a un amant.

– Oh ! par exemple !

– Oui, ma foi, un certain drôle assez bien tourné, qu’elle recevait
rue Coq-Héron, et qui l’a suivie aux environs de Versailles.

– Monsieur le duc, je vous jure…

– Une sorte d’exempt qu’on appelle… Veux-tu que je te dise,petite,
comment on appelle l’amant de mademoiselle Nicole Legay ?

Le dernier espoir de Nicole était que le maréchal ignorât le
nom de ce bienheureux mortel.

– Ma foi, dites, monsieur le maréchal, fit-elle, puisque
vous êtes en train.

– Qui s’appelle M. de Beausire, répéta le maréchal, et qui, en
vérité, ne dément pas trop son nom.

Nicole joignit les mains avec une affectation de pruderie
qui n’imposa pas le moins du monde au vieux maréchal.

– Il paraît, dit-il, que nous lui donnons des rendez-vous à
Trianon. Peste ! dans un château royal, c’est grave ; on est chassée
pour ces sortes de fredaines, ma belle enfant, et M. de Sartine envoie toutes
les filles chassées des châteaux royaux à la Salpêtrière.

Nicole commença de s’inquiéter.

– Monseigneur, dit-elle, je vous jure que, si M. de Beausire
se vante d’être mon amant, c’est un fat et un vilain ; car, en vérité, je
suis bien innocente.

– Je ne dis pas non, dit Richelieu ; mais as-tu donné, oui
ou non, des rendez-vous ?

– Monsieur le duc, un rendez-vous n’est pas une preuve.

– As-tu donné, oui ou non, des rendez-vous ? Réponds.

– Monseigneur…

– Tu en as donné, c’est très bien ; je ne te blâme pas,
ma chère enfant ; d’ailleurs, j’aime les jolies filles qui font circuler
leur beauté et j’ai toujours de mon mieux aidé à la circulation ;
seulement, comme ton ami, comme ton protecteur, je t’avertis charitablement.

– Mais on m’a donc vue ? demanda Nicole.

– Apparemment, puisque je le sais.

– Monseigneur, dit Nicole d’un ton résolu, on ne m’a pas vue,
c’est impossible.

– Je n’en sais rien, mais le bruit en court, et cela donne
un assez vilain relief à ta maîtresse ; et tu comprends que,comme je suis
encore plus l’ami de la famille Taverney que de la famille Legay,il est de mon
devoir de dire deux mots de ce qui se passe au baron.

– Ah ! monseigneur, s’écria Nicole, effrayée de la
tournure que prenait la conversation, vous me perdez ; même innocente, je
serai chassée rien que sur le soupçon.

– Eh bien, pauvre enfant, tu seras chassée alors ; car,
à l’heure qu’il est, je ne sais plus quel mauvais esprit, ayant trouvé quelque
chose à redire à ces rendez-vous, tout innocents qu’ils sont, en a dû prévenir
madame de Noailles.

– Madame de Noailles ! grand Dieu !

– Oui, tu vois que la chose devient pressante.

Nicole frappa ses deux mains l’une contre l’autre avec désespoir.

– C’est malheureux, je le sais bien, dit Richelieu ; mais
que diable veux-tu y faire ?

– Et vous qui vous disiez tout à l’heure mon protecteur, vous
qui m’avez prouvé que vous l’étiez, vous ne pouvez plus me protéger ?
demanda Nicole avec la ruse câline qu’y eût mise une femme de trente ans.

– Si, pardieu ! je le puis.

– Eh bien, monseigneur ?…

– Oui, mais je ne le veux pas.

– Oh ! monsieur le duc !

– Oui, tu es gentille, je sais cela ; et tes beaux yeux
me disent toutes sortes de choses ; mais je deviens tant soit peu aveugle,
ma pauvre Nicole, et je ne comprends plus le langage des beaux yeux. Jadis, je
t’eusse proposé de te donner asile au pavillon de Hanovre ;mais, aujourd’hui,
à quoi bon ? on n’en jaserait même plus.

– Vous m’y avez cependant déjà emmenée, au pavillon de
Hanovre, dit Nicole avec dépit.

– Ah ! que tu as mauvaise grâce, Nicole, de me
reprocher de t’avoir emmenée à mon hôtel, quand j’ai fait cela pour te rendre
service ; car, enfin, avoue que, sans l’eau de M. Rafté, qui a fait de toi
une charmante brune, tu n’entrais pas à Trianon ; ce qui, au reste, valait
mieux, peut-être, que d’en être chassée ; mais aussi pourquoi diable
donner comme cela des rendez-vous à M. de Beausire, et à la grille des écuries
encore !

– Ainsi, vous savez même cela ? dit Nicole, qui vit
bien qu’il fallait changer de tactique et se mettre à la discrétion entière du
maréchal.

– Parbleu ! tu vois bien que je le sais, et madame de
Noailles aussi. Tiens, ce soir encore, tu avais rendez-vous…

– C’est vrai, monsieur le duc ; mais, foi de Nicole, je
n’irai pas.

– Sans doute, tu es prévenue ; mais M. de Beausire ira,
lui qui n’est pas prévenu, et on le prendra. Alors, comme tout naturellement il
ne voudra pas passer pour un voleur qu’on pend, ou un espion qu’on bâtonne, il
aimera mieux dire, d’autant plus que la chose n’est pas désagréable à avouer :
« Laissez-moi, je suis l’amant de la petite Nicole. »

– Monsieur le duc, je vais le faire prévenir.

– Impossible, pauvre enfant ; et par qui, je te le
demande ; par celui qui t’a dénoncée, peut-être ?

– Hélas ! c’est vrai, dit Nicole jouant le désespoir.

– Comme c’est beau, le remords ! s’écria Richelieu.

Nicole se cacha le visage dans ses deux mains, en observant
bien de laisser passer assez de jour entre ses doigts pour ne pas perdre un
geste, un regard de Richelieu.

– Tu es adorable, en vérité, dit le duc, à qui aucune de ces
petites roueries féminines n’échappait ; que n’ai-je cinquante ans de
moins ! Mais n’importe, palsambleu ! Nicole, je veux te tirer de là.

– Oh ! monsieur le duc, si vous faites ce que vous dites,
ma reconnaissance…

– Je n’en veux pas, Nicole. Je te rendrai service sans intérêts,
au contraire.

– Ah ! c’est bien beau à vous, monseigneur, et du fond
de mon cœur je vous en remercie.

– Ne me remercie pas encore. Tu ne sais rien. Que diable !
attends que tu saches.

– Tout me sera bon, monsieur le duc, pourvu que mademoiselle
Andrée ne me chasse pas.

– Ah ! mais tu tiens donc énormément à rester à Trianon ?

– Par-dessus tout, monsieur le duc.

– Eh bien, Nicole, ma jolie fille, raye ce premier point de
dessus tes tablettes.

– Mais, si je ne suis pas découverte, cependant, monsieur le
duc ?

– Découverte, oui ou non, tu ne partiras pas moins.

– Oh ! pourquoi cela ?

– Je vais te le dire : parce que, si tu es découverte
par madame de Noailles, il n’y a pas de crédit, même celui du roi,qui puisse
te sauver.

– Ah ! si je pouvais voir le roi !

– Eh bien, petite, en vérité, il ne manquerait plus que
cela. Ensuite, parce que, si tu n’es pas découverte, c’est moi qui te ferai
partir.

– Vous ?

– Sur-le-champ.

– En vérité, monsieur le maréchal, je n’y comprends rien.

– C’est comme j’ai l’avantage de te le dire.

– Et voilà votre protection ?

– Si tu n’en veux pas, il est temps encore ; dis un mot,
Nicole.

– Oh ! si fait, monsieur le duc, je la veux, au
contraire.

– Je te l’accorde.

– Eh bien ?

– Eh bien, je ferai donc ceci, écoute.

– Parlez, monseigneur.

– Au lieu de te laisser chasser et emprisonner, je te ferai
libre et riche.

– Libre et riche ?

– Oui.

– Et que faut-il faire pour devenir libre et riche ?
Dites vite, monsieur le maréchal.

– Presque rien.

– Mais encore…

– Ce que je vais te prescrire.

– Est-ce bien difficile ?

– Une besogne d’enfant.

– Ainsi, dit Nicole, il y a quelque chose à faire ?

– Ah ! dame !… tu sais la devise de ce monde,Nicole :
rien pour rien.

– Et ce qu’il y a à faire, est-ce pour moi ? est-ce
pour vous ?

Le duc regarda Nicole.

– Tudieu ! dit-il, la petite masque, est-elle rouée !

– Enfin, achevez, monsieur le duc.

– Eh bien, c’est pour toi, répondit-il bravement.

– Ah ! ah ! dit Nicole, qui déjà, comprenant que
le maréchal avait besoin d’elle, ne le craignait plus, et dont l’ingénieuse cervelle
fonctionnait pour découvrir la vérité au milieu des détours dont,par habitude,
l’enveloppait son interlocuteur ; que ferai-je donc pour moi,monsieur le
duc ?

– Voici : M. de Beausire vient à sept heures et demie ?

– Oui, monsieur le maréchal, c’est son heure.

– Il est sept heures dix minutes.

– C’est encore vrai.

– Si je veux, il sera pris.

– Oui, mais vous ne voulez pas.

– Non : tu iras le trouver et tu lui diras…

– Je lui dirai ?…

– Mais, d’abord, l’aimes-tu, ce garçon, Nicole ?

– Puisque je lui donne des rendez-vous…

– Ce n’est pas une raison ; tu peux vouloir l’épouser :
les femmes ont de si étranges caprices !

Nicole partit d’un éclat de rire.

– Moi, l’épouser ? dit-elle. Ah ! ah !ah !

Richelieu demeura stupéfait ; il n’avait pas, même à la
cour, rencontré beaucoup de femmes de cette force là.

– Eh bien, soit, tu ne veux pas épouser ; mais tu aimes
alors : tant mieux.

– Soit. J’aime M. de Beausire, mettons cela, monseigneur, et
passons.

– Peste ! quelle enjambeuse !

– Sans doute. Vous comprenez, ce qui m’intéresse…

– Eh bien ?

– C’est de savoir ce qui me reste à faire.

– Nous disons d’abord que, puisque tu l’aimes, tu fuiras
avec lui.

– Dame ! si vous le voulez absolument, il faudra bien.

– Oh ! oh ! je ne veux rien, moi ; un moment,
petite !

Nicole vit qu’elle allait trop vite, et qu’elle ne tenait
encore ni le secret ni l’argent de son rude antagoniste.

Elle plia donc, sauf plus tard à se relever.

– Monseigneur, dit-elle, j’attends vos ordres.

– Eh bien, tu vas aller trouver M. de Beausire et tu lui
diras : « Nous sommes découverts ; mais j’ai un protecteur qui
nous sauve, vous de Saint Lazare, moi de la Salpêtrière.Partons. »

Nicole regarda Richelieu.

– Partons, répéta-t-elle.

Richelieu comprit ce regard si fin et si expressif.

– Parbleu ! dit-il, c’est entendu, je pourvoirai aux
frais du voyage.

Nicole ne demanda pas d’autre éclaircissement ; il
fallait bien qu’elle sût tout puisqu’on la payait.

Le maréchal sentit ce pas fait par Nicole et se hâta, de son
côté, de dire tout ce qu’il avait à dire, comme on se hâte de payer quand on a
perdu, pour n’avoir plus le désagrément de payer.

– Sais-tu à quoi tu penses, Nicole ? dit-il.

– Ma foi, non, répondit la jeune fille ; mais, vous qui
savez tant de choses, monsieur le maréchal, je parie que vous l’avez deviné ?

– Nicole, dit-il, tu songes que, si tu fuis, ta maîtresse
pourra, ayant besoin de toi, par hasard, t’appeler dans la nuit,et, ne te
trouvant pas, donner l’alarme, ce qui t’exposerait à être rattrapée.

– Non, dit Nicole, je ne pensais point à cela, parce que, toute
réflexion faite, voyez-vous, monsieur le maréchal, j’aime mieux rester ici.

– Mais si l’on prend M. de Beausire ?

– Eh bien, on le prendra.

– Mais s’il avoue ?

– Il avouera.

– Ah ! fit Richelieu avec un commencement d’inquiétude,
tu seras perdue, alors.

– Non ; car mademoiselle Andrée est bonne et, comme
elle m’aime au fond, elle parlera de moi au roi ; et, si l’on fait quelque
chose à M. de Beausire, on ne me fera rien, à moi.

Le maréchal se mordit les lèvres.

– Et moi, Nicole, reprit-il, je te dis que tu es une sotte ;
que mademoiselle Andrée n’est pas bien avec le roi, et que je vais te faire
enlever tout à l’heure si tu ne m’écoutes pas comme je veux que tu m’écoutes ;
entends-tu, petite vipère ?

– Oh ! oh ! monseigneur, je n’ai la tête ni plate
ni cornue ; j’écoute, mais je fais mes réserves.

– Bien. Tu vas donc aller de ce pas ruminer ton plan de
fuite avec M. de Beausire.

– Mais comment voulez-vous que je m’expose à fuir, monsieur
le maréchal, puisque vous me dites vous-même que mademoiselle peut se réveiller,
me demander, m’appeler, que sais-je ? toutes choses auxquelles je n’avais
pas songé d’abord, mais que vous avez prévues, vous, monseigneur,qui êtes un
homme d’expérience.

Richelieu se mordit une seconde fois les lèvres, mais plus
fort cette fois que la première.

– Eh bien, si j’ai pensé à cela, drôlesse, j’ai aussi pensé
à prévenir l’événement.

– Et comment empêcherez-vous que mademoiselle m’appelle ?

– En l’empêchant de s’éveiller.

– Bah ! elle s’éveille dix fois par nuit ;
impossible.

– Elle a donc la même maladie que moi ? dit Richelieu
avec calme.

– Que vous ? répéta Nicole en riant.

– Sans doute, puisque je me réveille dix fois aussi, moi.Seulement,
je remédie à ces insomnies. Elle fera comme moi ; et, si elle ne le fait
pas, tu le feras pour elle, toi.

– Voyons, dit Nicole, comment cela, je vous prie,monseigneur ?

– Que prend ta maîtresse, chaque soir, avant de se coucher ?

– Ce qu’elle prend ?

– Oui ; c’est la mode aujourd’hui de prévenir ainsi la
soif : les uns prennent de l’orangeade ou de l’eau de limon,les autres de
l’eau de mélisse, les autres…

– Mademoiselle ne boit, le soir, avant de se coucher, qu’un
verre d’eau pure, quelquefois sucrée et parfumée avec de la fleur d’oranger, si
ses nerfs sont malades.

– Oh ! merveille, dit Richelieu, c’est comme moi ;
eh bien, mon remède va lui convenir parfaitement.

– Comment cela ?

– Sans doute, je verse une certaine goutte de certaine liqueur
dans ma boisson et je dors toute la nuit.

Nicole cherchait, rêvait à quoi pouvait aboutir cette diplomatie
du maréchal.

– Tu ne réponds pas ? dit-il.

– Je pense que mademoiselle n’a pas de votre eau.

– Je t’en donnerai.

– Ah ! ah ! pensa Nicole, qui voyait enfin une
lumière dans cette nuit.

– Tu en verseras deux gouttes dans le verre de ta maîtresse,
deux gouttes, entends-tu ? pas plus, pas moins, et elle dormira ; de
sorte qu’elle ne t’appellera pas et que, par conséquent, tu auras le temps de
fuir.

– Oh ! s’il n’y a que cela à faire, ce n’est point
difficile.

– Tu verseras donc ces deux gouttes ?

– Certainement.

– Tu me le promets ?

– Mais, dit Nicole, il me semble que c’est mon intérêt de
les verser ; et puis, d’ailleurs, j’enfermerai si bien mademoiselle…

– Non pas, dit vivement Richelieu. Voilà justement ce qu’il
ne faut pas que tu fasses. Tu laisseras, au contraire, la porte de sa chambre
ouverte.

– Ah ! fit Nicole avec une explosion tout intérieure.

Elle avait compris. Richelieu le sentit bien.

– C’est tout ? demanda-t-elle.

– Absolument tout. Maintenant, tu peux aller dire à ton
exempt de faire ses malles.

– Malheureusement, monseigneur, je n’aurai pas besoin de lui
dire de prendre sa bourse.

– Tu sais bien que c’est moi que cela regarde.

– Oui, je me rappelle que monseigneur a eu la bonté…

– Combien te faut-il, voyons, Nicole ?

– Pourquoi faire ?

– Pour verser ces deux gouttes d’eau.

– Pour verser ces deux gouttes d’eau, monseigneur, puisque
vous m’assurez que je les verse dans mon intérêt, il ne serait pas juste que
vous me payassiez mon intérêt. Mais pour laisser la porte de mademoiselle
ouverte, monseigneur, oh ! je vous en préviens, il me faut une somme
ronde.

– Achève, dis ton chiffre.

– Il me faut vingt mille francs, monseigneur.

Richelieu tressaillit.

– Nicole, tu iras loin, soupira-t-il.

– Il le faudra bien, monseigneur, car je commence à croire,comme
vous, que l’on courra après moi. Mais, avec vos vingt mille francs,je ferai du
chemin.

– Va prévenir M. de Beausire, Nicole ; ensuite, je te
compterai ton argent.

– Monseigneur, M. de Beausire est fort incrédule, et il ne
voudra pas croire à ce que je lui dirai, si je ne lui donne pas de preuves.

Richelieu tira de sa poche une poignée de billets de caisse.

– Voici un acompte, dit-il, et dans cette bourse il y a cent
doubles louis.

– Monseigneur fera son compte et me remettra ce qu’il me
redoit quand j’aurai parlé à M. de Beausire, alors ?

– Non, pardieu ! je veux le faire tout de suite. Tu es
une fille économe, Nicole, cela te portera bonheur.

Et Richelieu parfit la somme promise, tant en billets de
caisse qu’en louis et en demi-louis.

– Là, dit-il, est-ce bien cela ?

– Je le crois, dit Nicole. Maintenant, monseigneur, il me
manque la chose principale.

– La liqueur ?

– Oui ; monseigneur a sans doute un flacon ?

– J’ai le mien que je porte toujours sur moi.

Nicole sourit.

– Et puis, dit-elle, on ferme Trianon chaque soir et je n’ai
pas de clef.

– Mais, moi, j’en ai une, en ma qualité de premier gentilhomme.

– Ah ! vraiment ?

– La voici.

– Comme tout cela est heureux, dit Nicole ; on dirait
une enfilade de miracles. Maintenant, adieu, monsieur le duc.

– Comment, adieu ?

– Certainement, je ne reverrai pas monseigneur, puisque je
partirai pendant le premier sommeil de mademoiselle.

– C’est juste. Adieu, Nicole.

Et Nicole, en riant sous cape, disparut dans l’obscurité qui
commençait à s’épaissir.

– Je réussis encore, dit Richelieu ; mais, en vérité, on
dirait que la fortune commence à me trouver trop vieux et me sert à contre-cœur.
J’ai été battu par cette petite ; mais qu’importe, si je rends les coups !

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