Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 9Désenchantement

Jean, furieux de cette sortie pleine de provocation, fit
deux pas derrière le baron, puis haussa les épaules en revenant au maréchal.

– Vous recevez cela chez vous ?

– Eh ! mon cher, vous vous trompez ; je chasse
cela, au contraire.

– Vous savez ce que c’est que ce monsieur ?

– Hélas ! oui…

– Non, mais savez-vous bien ?

– C’est un Taverney.

– C’est un monsieur qui veut mettre sa fille dans le lit du
roi…

– Allons donc !

– Un monsieur qui veut nous supplanter, et qui prend tous
les chemins pour cela… Oui, mais Jean est là, et Jean voit clair.

– Vous croyez qu’il veut… ?

– C’est bien difficile à voir, n’est-ce pas ? Parti
dauphin, mon cher… et puis l’on a son petit tueur…

– Bah !

– On a un jeune homme tout dressé à mordre les mollets des
gens, un bretteur qui donne des coups d’épée dans l’épaule de Jean…de ce
pauvre Jean.

– À vous ? c’est un ennemi personnel à vous, mon cher vicomte ?
dit Richelieu jouant la surprise.

– Eh ! oui, c’est mon adversaire dans l’affaire du
relais, vous savez ?

– Ah ! mais voyez la sympathie, j’ignorais cela, et je
l’ai débouté de toutes demandes ; seulement, je l’eusse, non pas évincé, mais
chassé, si j’avais su… Soyez tranquille, vicomte, à présent, voilà ce digne
bretteur sous ma coupe, et il s’en apercevra.

– Oui, vous pouvez lui faire perdre le goût des attaques sur
le grand chemin… Car enfin, voyons, je ne vous ai pas encore fait mon
compliment.

– Mais, oui, vicomte, il paraît que c’est définitivement
fini.

– Oh ! tout est fait… Voulez-vous que je vous embrasse ?

– De grand cœur.

– Ma foi, on a eu du mal ; mais le mal n’est rien quand
on réussit. Vous êtes content, n’est-ce pas ?

– Voulez-vous que je vous parle franc ?… oui, car je
crois que je pourrai être utile.

– N’en doutez pas… mais c’est un fier coup… on va hurler.

– Est-ce que je ne suis pas aimé dans le public ?

– Vous ?… Mais il n’y a ni pour ni contre… c’est lui
qui est exécré.

– Lui ?… dit Richelieu avec surprise ; qui,lui ?…

– Sans doute, interrompit Jean. Oh ! les parlements
vont s’insurger, c’est une répétition du fouet de Louis XIV ;ils sont
flagellés, duc, ils le sont !

– Expliquez-moi…

– Mais cela s’explique de soi par la haine des parlements
pour l’auteur de ses persécutions.

– Ah ! vous croyez que…

– J’en suis certain, comme toute la France… C’est égal, duc,
vous avez merveilleusement bien fait de le faire venir comme cela tout au
chaud.

– Qui ?… mais qui donc, vicomte ? Je suis sur les
épines, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites.

– Mais je vous parle de M. d’Aiguillon, de votre neveu.

– Eh bien, après ?

– Eh bien, je vous dis que vous avez bien fait de le faire venir.

– Ah ! très bien ! très bien !… Il m’aidera,voulez-vous
dire ?

– Il nous aidera tous… Vous savez qu’il est au mieux avec
Jeannette ?

– Bon ! vraiment ?

– Au mieux. Ils ont causé déjà et s’entendent à merveille, je
parie.

– Vous savez cela ?

– C’est bien facile. Jeannette est la plus paresseuse dormeuse
qui soit.

– Ah ! oui…

– Et elle ne quitte pas le lit avant neuf, dix ou onze
heures.

– Oui ; eh bien ?…

– Eh bien, ce matin, à Luciennes, il était six heures au
plus, j’ai vu partir la chaise de d’Aiguillon.

– À six heures ? s’écria Richelieu souriant.

– Oui.

– Du matin, ce matin ?

– Du matin, ce matin. Vous jugez que, pour être si matineuse
que d’avoir donné audience à pareille heure, Jeannette doit être folle de votre
cher neveu.

– Oui, oui, continua Richelieu en se frottant les mains, à
six heures. Bravo, d’Aiguillon !

– Il faut que l’audience ait commencé à cinq heures… La nuit !
c’est miraculeux !…

– C’est miraculeux !… répéta le maréchal. Miraculeux en
effet, mon cher Jean !

– Et vous voilà tous trois comme seraient Oreste, Pylade, et
encore un autre Pylade.

À ce moment, et lorsque le maréchal se frottait le plus joyeusement
les mains, d’Aiguillon entra dans le salon.

Le neveu salua l’oncle d’un air de condoléance qui suffit à
Richelieu, sinon pour comprendre toute la vérité, du moins pour en deviner la
meilleure partie.

Il pâlit comme s’il eût reçu une blessure mortelle :l’idée
lui vint tout de suite qu’à la cour il n’y a ni amis, ni parents,et que chacun
prend son avantage.

– J’étais un grand sot, se dit-il.

– Eh bien, d’Aiguillon ? fit-il en étouffant un gros
soupir.

– Eh bien, monsieur le maréchal ?

– C’est un fier coup pour les parlements, dit Richelieu en
reprenant toutes les paroles de Jean.

D’Aiguillon rougit.

– Vous savez ? dit-il.

– M. le vicomte m’a tout appris, répliqua Richelieu, même
votre visite à Luciennes, ce matin avant le jour ; votre nomination est un
triomphe pour ma famille.

– Croyez bien, monsieur le maréchal, à tout mon regret.

– Que diable dit-il là ? fit Jean, qui se croisait les
bras.

– Nous nous entendons, interrompit Richelieu, nous nous
entendons.

– C’est différent ; mais, moi, je ne vous comprends
pas… Des regrets… Ah ! mais oui… parce qu’il ne sera pas reconnu ministre
tout de suite ; oui, oui… très bien.

– Ah ! il y aura un intérim, fit le maréchal, qui
sentit au fond de son cœur rentrer l’espoir, cet hôte éternel de l’ambitieux et
de l’amant.

– Un intérim, oui, monsieur le maréchal.

– Mais, en attendant, s’écria Jean, il est assez payé comme
cela… Le plus beau commandement de Versailles.

– Ah ! fit Richelieu percé d’une nouvelle blessure, il
y a un commandement ?

– M. du Barry exagère peut-être un peu, dit le duc d’Aiguillon.

– Mais enfin, qu’est-ce que ce commandement ?

– Les chevau-légers du roi.

Richelieu sentit encore la pâleur envahir ses joues ridées.

– Oh ! oui, dit-il avec un sourire dont rien ne saurait
rendre l’expression, oui, c’est bien peu de chose pour un homme aussi charmant ;
mais que voulez-vous, duc ! la plus belle fille du monde ne peut donner
que ce qu’elle a, fût-elle la maîtresse du roi.

Ce fut au tour de d’Aiguillon à pâlir.

Jean regardait les beaux Murillo du maréchal.

Richelieu frappa sur l’épaule de son neveu en lui disant :

– Heureusement que vous avez promesse d’un avancement
prochain. Mes compliments, duc… mes bien sincères compliments.Votre adresse, votre
habileté dans les négociations égalent votre bonheur… Adieu, j’ai affaire ;
ne m’oubliez pas dans vos faveurs, mon cher ministre.

D’Aiguillon répondit seulement :

– Vous, c’est moi, monsieur le maréchal ; moi, c’est
vous.

Et, saluant son oncle, il sortit, gardant la dignité qui lui
était naturelle, et se sauvant d’une des plus difficiles positions qu’il eût
abordées en sa vie, semée de tant de difficultés.

– Ce qu’il y a de bon, se hâta de dire Richelieu, lorsqu’il
fut parti, à Jean qui ne savait trop à quoi s’en tenir sur l’échange de
politesses du neveu et de l’oncle ; ce qu’il y a d’admirable dans d’Aiguillon,
c’est sa naïveté. Il est homme d’esprit et candide ; il sait la cour, et
il est honnête comme une jeune fille.

– Et puis il vous aime, dit Jean.

– Comme un mouton.

– Eh ! mon Dieu, dit Jean, c’est plutôt votre fils que
M. de Fronsac…

– Ma foi, oui… ma foi, oui, vicomte.

Et Richelieu répondait tout cela en se promenant avec agitation
autour de son fauteuil ; il cherchait et ne trouvait pas.

– Ah ! comtesse, murmurait-il, vous me le payerez !…

– Maréchal, dit Jean avec finesse, nous allons réaliser à
nous quatre ce fameux faisceau de l’Antiquité ; vous savez,celui qu’on ne
pouvait rompre.

– À nous quatre ? Cher monsieur Jean, comment comprenez-vous
cela ?

– Ma sœur la puissance, d’Aiguillon l’autorité, vous le conseil,
moi la surveillance.

– Très bien ! Très bien !

– Et, de cette façon, qu’on vienne un peu entamer ma sœur !
Je défie tout et tous !

– Pardieu ! fit Richelieu, dont le cerveau bouillait.

– Qu’on oppose des rivales à présent ! s’écria Jean
ivre de ses plans et de ses idées triomphales.

– Oh ! dit Richelieu en se frappant le front.

– Quoi donc, cher maréchal ? que vous prend-il ?

– Rien, je trouve votre idée de ligue admirable.

– N’est-ce pas ?

– Et j’entre avec les pieds et les mains dans votre opinion.

– Bravo !

– Est-ce que Taverney demeure à Trianon avec sa fille ?

– Non, il demeure à Paris.

– Elle est très belle, cette fille, cher vicomte.

– Fût-elle belle comme Cléopâtre ou comme… ma sœur, je ne la
crains plus… dès que nous sommes ligués.

– Vous dites que Taverney demeure à Paris, rue Saint-Honoré,
je crois ?

– Je n’ai pas dit rue Saint-Honoré, c’est rue Coq-Héron qu’il
demeure. Est ce que vous avez une idée, par hasard, pour châtier le Taverney ?

– Je crois que oui, vicomte, je crois que j’ai une idée.

– Vous êtes un homme incomparable ; je vous quitte et
je disparais, pour savoir un peu ce que l’on dit en ville.

– Adieu donc, vicomte… À propos, vous ne m’avez pas dit le
nouveau ministère ?

– Oh ! des oiseaux de passage : Terray, Bertin, je
ne sais plus qui… La monnaie de d’Aiguillon, enfin, du vrai ministre ajourné.

– Qui l’est peut-être indéfiniment, pensa le maréchal en envoyant
à Jean son plus gracieux sourire comme caresse d’adieu.

Jean partit. Rafté rentra. Il avait tout entendu et savait à
quoi s’en tenir ; tous ses soupçons venaient de se réaliser.Il ne dit pas
un mot à son maître, il le connaissait trop bien.

Il n’appela pas même de valet de chambre, il le déshabilla
lui-même et le conduisit à son lit dans lequel le vieux maréchal s’enfonça
aussitôt, en grelottant la fièvre, après avoir pris une pilule que son
secrétaire lui fit avaler.

Rafté ferma les rideaux et sortit. L’antichambre était
pleine de valets déjà empressés, déjà aux écoutes. Rafté prit le premier valet
de chambre par le bras :

– Soigne bien M. le maréchal, dit-il ; il souffre. Il a
eu ce matin une vive contrariété ; il a dû désobéir au roi…

– Désobéir au roi ? s’écria le valet de chambre
épouvanté.

– Oui, Sa Majesté envoyait un portefeuille à monseigneur ;
le maréchal a su que cela se faisait par l’entremise de la du Barry, et il a
refusé ! Oh ! c’est superbe, et les Parisiens lui doivent un arc de
triomphe ! Mais le choc était rude, et notre maître est malade ;
soigne-le bien !

Rafté, après ces quelques mots dont il connaissait d’avance
la portée circulative, regagna son cabinet.

Un quart d’heure après, tout Versailles connaissait la noble
conduite et le patriotisme généreux du maréchal, qui dormait d’un profond
sommeil sur la popularité que venait de lui bâtir son secrétaire.

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