Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 29Les coulisses de Trianon

Les circonstances du voyage sont indifférentes. Nécessairement
Rousseau dut faire la route avec un Suisse, un commis aux aides, un bourgeois
et un abbé.

Il arriva vers cinq heures et demie du soir. Déjà la cour
était rassemblée à Trianon ; l’on préludait en attendant le roi, car, pour
l’auteur, il n’en était pas question le moins du monde.

Certaines personnes savaient bien que M. Rousseau, de Genève,
viendrait diriger la répétition ; mais il n’était pas plus intéressant de
voir M. Rousseau que M. Rameau, ou M. Marmontel, ou toute autre de ces bêtes
curieuses dont les gens de cour se payaient la vue dans leur salon ou dans leur
petite maison.

Rousseau fut reçu par l’officier de service, à qui M. de Coigny
avait enjoint de le faire avertir sitôt que le Genevois arriverait.

Le gentilhomme accourut avec sa courtoisie ordinaire et accueillit
Rousseau par le plus aimable empressement. Mais à peine eut-il jeté les yeux
sur le personnage, qu’il s’étonna et ne put s’empêcher de recommencer l’examen.

Rousseau était poudreux, fripé, pâle, et sur sa pâleur tranchait
une barbe de solitaire, telle que jamais maître des cérémonies n’avait vu sa
pareille se refléter dans les glaces de Versailles.

Rousseau devint fort gêné sous le regard de M. de Coigny, et
plus gêné encore lorsque, s’approchant de la salle de spectacle, il vit la
profusion de beaux habits, de dentelles boursouflées, de diamants et de cordons
bleus qui faisaient, sur les dorures de la salle, l’effet d’un bouquet de
fleurs dans une immense corbeille.

Rousseau se trouva mal à l’aise aussi quand il eut respiré
cette atmosphère ambrée, fine et enivrante pour ses sens plébéiens.

Cependant, il fallait marcher et payer d’audace. Bon nombre
de regards se fixaient sur lui, qui faisait tache dans cette assemblée.

M. de Coigny, toujours le précédant, le conduisit à l’orchestre,
où les musiciens l’attendaient.

Là, il se trouva un peu soulagé, et, pendant qu’on exécutait
sa musique, il pensa sérieusement qu’il était au plus fort du danger, que c’en
était fait, et que tous les raisonnements du monde n’y pouvaient rien.

Déjà madame la dauphine était en scène avec son costume de
Colette ; elle attendait son Colin.

M. de Coigny, dans sa loge, changeait de costume.

Tout à coup, on vit entrer le roi au milieu d’un cercle de têtes
courbées.

Louis XV souriait et semblait animé de la meilleure humeur.

Le dauphin s’assit à sa droite, et M. le comte de Provence
arriva s’asseoir à sa gauche.

Les cinquante personnes qui formaient l’assemblée, assemblée
intime s’il en fut, s’assirent sur un geste du roi.

– Eh bien, ne commence-t-on pas ? dit Louis XV.

– Sire, dit la dauphine, les bergers et les bergères ne sont
pas encore habillés ; nous les attendons.

– On pouvait figurer en habit de ville, dit le roi.

– Non sire, répliqua la dauphine du théâtre même, parce que
nous voulons essayer les habits et les costumes aux lumières, pour en connaître
sûrement l’effet.

– Très juste, madame, dit le roi ; alors,promenons-nous.

Et Louis XV se leva pour faire le tour du corridor et de la
scène. Il était, d’ailleurs, assez inquiet de ne pas voir arriver madame du
Barry.

Quand le roi fut parti de sa loge, Rousseau considéra mélancoliquement
et avec un serrement de cœur cette salle vide et son propre isolement.

C’était un bien singulier contraste avec l’accueil qu’il
avait redouté.

Il s’était figuré que, devant lui, tous les groupes s’ouvriraient,
que la curiosité des gens de cour serait plus importune et plus significative
que celle des Parisiens ; il avait craint les questions, les présentations ;
et voilà que nul ne faisait attention à lui.

Il songea que sa barbe longue n’était pas encore assez longue,
que des haillons n’eussent pas été plus remarqués que ses vieux habits. Il s’applaudit
de ne pas avoir eu le ridicule de la prétention à l’élégance.

Mais, au fond de tout cela, il se sentait assez humilié d’être
réduit tout au plus aux proportions d’un chef d’orchestre.

Soudain un officier s’approcha de lui et lui demanda s’il n’était
pas M. Rousseau.

– Oui, monsieur, répliqua-t-il.

– Madame la dauphine désire vous parler, monsieur, dit l’officier.

Rousseau se leva fort ému.

La dauphine l’attendait. Elle tenait à la main l’ariette de
Colette :

J’ai
perdu tout mon bonheur

Aussitôt qu’elle vit Rousseau, elle vint à lui.

Le philosophe salua très humblement, en se disant qu’il saluait
une femme et non une princesse.

La dauphine, de son côté, fut gracieuse avec le philosophe
sauvage, comme elle l’eût été avec le plus accompli gentilhomme de l’Europe.

Elle lui demanda conseil sur l’inflexion à donner au troisième
vers :

Colin
me délaisse…

Rousseau développa une théorie de déclamation et de mélopée,
qui fut interrompue, toute savante qu’elle était, par l’arrivée bruyante du roi
et de quelques courtisans.

Louis XV entra dans le foyer, où madame la dauphine prenait
ainsi la leçon du philosophe.

Le premier mouvement, le premier sentiment du roi, en apercevant
ce personnage négligé, fut exactement le même qu’avait manifesté M.de Coigny ;
seulement, M. de Coigny connaissait Rousseau et Louis XV ne le connaissait pas.

Il regarda donc fort longtemps notre homme libre, tout en
recevant les compliments et les remerciements de la dauphine.

Ce regard, empreint d’une autorité toute royale, ce regard
qui n’était accoutumé à se baisser jamais devant aucun, produisit un indicible effet
sur Rousseau, dont l’œil vif était incertain et timide.

La dauphine attendit que le roi eût fait son examen, et
alors elle s’avança du côté de Rousseau en disant :

– Votre Majesté veut-elle me permettre de lui présenter notre
auteur ?

– Votre auteur ? fit le roi affectant de chercher dans
sa mémoire.

Rousseau, pendant ce dialogue, était sur des charbons ardents.
L’œil du roi avait parcouru successivement et brûlé, comme un rayon de soleil
sous la lentille, cette barbe longue, ce jabot douteux, cette poussière et
cette perruque mal coiffée du plus grand écrivain de son royaume.

La dauphine eut pitié de ce dernier.

– M. Jean-Jacques Rousseau, sire, dit-elle, l’auteur du charmant
opéra que nous allons écorcher devant Votre Majesté.

Le roi leva la tête alors.

– Ah ! dit-il froidement, monsieur Rousseau, je vous
salue.

Et il continuait à le regarder de façon à lui prouver toutes
les imperfections de son costume.

Rousseau se demanda comment on saluait le roi de France, sans
être un courtisan, mais aussi sans impolitesse, puisqu’il s’avouait être dans
la maison de ce prince.

Mais, tandis qu’il se faisait de pareils raisonnements, le
roi lui parlait avec cette facilité limpide des princes qui ont tout dit lorsqu’ils
ont dit une chose agréable ou désagréable à leur interlocuteur.

Rousseau, ne parlant pas, était resté pétrifié. Toutes les
phrases qu’il avait préparées pour le tyran, il les avait oubliées.

– Monsieur Rousseau, lui dit le roi toujours regardant son
habit et sa perruque, vous avez fait une musique charmante, et qui,à moi, me
fait passer de très agréables moments.

Et le roi se mit à chanter, de la voix la plus antipathique
à tout diapason et à toute mélodie :

Si
des galants de la ville

J’eusse
écouté les discours,

Ah !
qu’il m’eût été facile

De
former d’autres amours !

– C’est charmant ! dit le roi lorsqu’il eut fini.

Rousseau salua.

– Je ne sais pas si je chanterai bien, dit madame la dauphine.

Rousseau se tourna vers la princesse pour lui donner un
conseil à cet égard.

Mais le roi s’était lancé de nouveau, et il chantait la
romance de Colin :

Dans
ma cabane obscure,

Toujours
soucis nouveaux ;

Vent,
soleil ou froidure,

Toujours
peine et travaux.

Sa Majesté chantait effroyablement pour un musicien. Rousseau,
à moitié flatté de la mémoire du monarque, à moitié blessé de sa détestable
exécution, faisait la mine du singe qui grignote un oignon, et qui pleure d’un
côté en riant de l’autre.

La dauphine tenait son sérieux avec cet imperturbable
sang-froid qu’on ne trouve qu’à la cour.

Le roi, sans s’embarrasser de rien, continua :

Colette,
ma bergère,

Si
tu viens l’habiter,

Colin,
dans sa chaumière,

N’a
rien à regretter.

Rousseau sentit le rouge lui monter au visage.

– Dites-moi, monsieur Rousseau, fit le roi, est-il vrai que
vous vous habillez quelquefois en Arménien ?

Rousseau devint encore plus rouge, et sa langue s’embarrassa
au fond de son gosier, de telle sorte que pour un royaume elle n’eût pu
fonctionner en ce moment.

Le roi se remit à chanter sans attendre sa réponse :

Ah !
pour l’ordinaire

L’amour
ne sait guère

Ce
qu’il permet, ce qu’il défend.

– Vous demeurez rue Plâtrière, je crois, monsieur Rousseau ?
dit le roi.

Rousseau fit un signe de tête affirmatif, mais c’était là l’ ultima
Thule [Note – Nom donné par les Grecs et les Romains
à la terre la plus septentrionale du monde connu.] de ses
forces… Jamais il n’en avait appelé autant à son secours.

Le roi fredonna :

C’est
un enfant, c’est un enfant…

– On dit que vous êtes très mal avec Voltaire, monsieur Rousseau ?

Pour le coup, Rousseau perdit le peu qui lui restait de
tête. Il perdit aussi toute contenance. Le roi ne parut pas avoir grande pitié
pour lui et, poursuivant sa féroce mélomanie, il s’éloigna enchantant :

Allons
danser sous les ormeaux,

Animez-vous,
jeunes fillettes,

avec des accompagnements d’orchestre à faire périr Apollon,comme
ce dernier avait fait périr Marsyas.

Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine l’avait
quitté pour mettre la dernière main à sa toilette.

Rousseau, trébuchant, tâtonnant, regagna le corridor ;
mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple éblouissant de diamants, de
fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme
serrât fort tendrement le bras de la jeune femme.

La jeune femme, avec ses dentelles frissonnantes, avec sa
coiffure gigantesque, son éventail et ses parfums, était radieuse comme un
astre. Rousseau venait d’être heurté par elle.

Le jeune homme, mince, délicat, charmant, froissant son
cordon bleu sur son jabot d’Angleterre, poussait des éclats de rire d’une
engageante franchise, et les coupait soudain par des réticences ou des
chuchotements qui faisaient rire la dame à son tour, et les montrait ensemble
de la meilleure intelligence du monde.

Rousseau reconnut madame la comtesse du Barry dans cette
belle dame, dans cette séduisante créature ; et, aussitôt qu’il l’eut vue,
selon son habitude de s’absorber dans une seule contemplation, il ne vit plus
son compagnon.

Le jeune homme au cordon bleu n’était autre que M. le comte
d’Artois, qui folâtrait du plus joyeux de son cœur avec la maîtresse de son
grand-père.

Madame du Barry, en apercevant cette noire figure de Rousseau,
se mit à crier :

– Ah ! mon Dieu !

– Eh quoi ! fit le comte d’Artois regardant à son tour
le philosophe.

Et déjà il étendait la main pour faire doucement passage à
sa compagne.

– M. Rousseau ! s’écria madame du Barry.

– Rousseau de Genève ? dit le comte d’Artois, du ton d’un
écolier en vacances.

– Oui, Monseigneur, répliqua la comtesse.

– Ah ! bonjour, monsieur Rousseau, dit l’espiègle en
voyant que Rousseau venait de pousser une pointe désespérée pour forcer le
passage ; bonjour… Nous allons entendre de votre musique.

– Monseigneur…, balbutia Rousseau qui aperçut le cordon
bleu.

– Ah ! de la bien charmante musique, dit la comtesse, bien
conforme à l’esprit et au cœur de son auteur !

Rousseau releva la tête et vint brûler son regard au regard
de feu de la comtesse.

– Madame…, dit-il de mauvaise humeur.

– Je jouerai Colin, madame, s’écria le comte d’Artois, et je
vous prie, madame la comtesse, de jouer Colette.

– De tout mon cœur, Monseigneur ; mais je n’oserai
jamais, moi qui ne suis pas artiste, profaner la musique du maître.

Rousseau eût donné sa vie pour oser regarder encore ;
mais la voix, mais le ton, mais la flatterie, mais la beauté avaient chacun
déposé un hameçon dans son cœur.

Il voulut fuir.

– Monsieur Rousseau, dit le prince en lui barrant le passage,
je veux que vous m’appreniez le rôle de Colin.

– Je n’oserais demander à monsieur de me donner des conseils
pour celui de Colette, dit la comtesse en jouant la timidité, de sorte qu’elle
acheva de terrasser le philosophe.

Les yeux de celui-ci cependant demandèrent pourquoi.

– Monsieur me hait, dit-elle au prince de sa voix enchanteresse.

– Allons donc ! s’écria le comte d’Artois, vous !
qui peut vous haïr, madame ?

– Vous le voyez bien, dit-elle.

– M. Rousseau est trop honnête homme et fait de trop jolies
choses pour fuir une aussi charmante femme, dit le comte d’Artois.

Rousseau poussa un grand soupir, comme s’il eût été prêt à
rendre l’âme, et il s’enfuit par la mince ouverture que le comte d’Artois
laissa imprudemment entre lui et la muraille.

Mais Rousseau n’avait pas de bonheur ce soir-là ; il ne
fit pas quatre pas sans aller se heurter à un nouveau groupe.

Cette fois, ce groupe se composait de deux hommes ; l’un
vieux, l’autre jeune : l’un avait le cordon bleu, c’était le jeune ;
l’autre, qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, était vêtu de rouge et tout pâle
d’austérité.

Ces deux hommes entendirent le joyeux comte d’Artois crier
et rire de toute sa force :

– Ah ! monsieur Rousseau, monsieur Rousseau, je dirai
que madame la comtesse vous a fait fuir, et, en vérité, personne ne le voudra
croire.

– Rousseau ? murmurèrent les deux hommes.

– Arrêtez-le, mon frère, dit le prince toujours riant ;
arrêtez-le, monsieur de la Vauguyon.

Rousseau comprit alors sur quel écueil son étoile fâcheuse
venait de le faire échouer.

M. le comte de Provence et le gouverneur des enfants de
France !

Le comte de Provence barra donc aussi le chemin à Rousseau.

– Bonjour, monsieur, lui dit-il de sa voix brève et pédante.

Rousseau, éperdu, s’inclina en murmurant :

– Je n’en sortirai pas !

– Ah ! je suis bien aise de vous trouver, monsieur !
dit le prince du ton d’un précepteur qui cherchait et qui retrouve un écolier
en faute.

– Encore des compliments absurdes, pensa Rousseau. Que ces
grands sont fades !

– J’ai lu votre traduction de Tacite, monsieur.

– Ah ! c’est vrai, se dit Rousseau ; celui-ci est
un savant, un pédant.

– Savez-vous que c’est fort difficile à traduire,Tacite ?

– Mais, Monseigneur, je l’ai écrit dans une petite préface.

– Oui je le sais bien, je le sais bien ; vous y dites
que vous ne savez que médiocrement le latin.

– Monseigneur, c’est bien vrai.

– Alors, pourquoi traduire Tacite, monsieur Rousseau ?

– Monseigneur, c’est un exercice de style.

– Ah ! monsieur Rousseau, vous avez eu tort de traduire
imperatoria brevitate par un discours grave et concis.

Rousseau, inquiet, chercha dans sa mémoire.

– Oui, dit le jeune prince avec l’aplomb d’un vieux savant
qui relève une faute dans Saumaise ; oui, vous avez traduit ainsi. C’est
dans le paragraphe où Tacite raconte que Pison harangua ses soldats.

– Eh bien, Monseigneur ?

– Eh bien, monsieur Rousseau, imperatoria brevitate
signifie avec la concision d’un général… ou d’un homme habitué à
commander. La concision du commandement… voilà l’expression,n’est-ce pas, monsieur
de la Vauguyon ?

– Oui, Monseigneur, répondit le gouverneur.

Rousseau ne répondit rien. Puis le prince ajouta :

– Cela est un bel et bon contresens, monsieur Rousseau…Oh !
je vous en trouverai encore un.

Rousseau pâlit.

– Tenez, monsieur Rousseau, c’est dans le paragraphe relatif
à Cecina. Il commence ainsi : At in superiore Germania…Vous savez,
on fait le portrait de Cecina, et Tacite dit : Citosermone.

– Je me rappelle parfaitement, Monseigneur.

– Vous avez traduit cela par parlant bien…

– Sans doute, Monseigneur, et je croyais…

– Cito sermone veut dire parle vite, c’est-à-dire
facilement.

– J’ai dit parlant bien ?

– Il y aurait eu decoro ou ornato ou eleganti
sermone ; cito est une épithète pittoresque, monsieur Rousseau. C’est
comme dans la peinture du changement de conduite d’Othon. Tacite dit : Delata
voluptas, dissimulata luxuria cunctaque, ad imperii decoremcomposita.

– J’ai traduit par : Renvoyant à d’autres temps le
luxe et la volupté, il surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la
gloire de l’empire.

– À tort, monsieur Rousseau, à tort. D’abord, vous avez fait
une seule phrase de trois petites phrases, ce qui vous a forcé de mal traduire dissimulata
luxuria ; ensuite, vous avez fait un contresens dans le  dernier membre
de cette phrase. Tacite n’a pas voulu dire que l’empereur Othon s’appliquât à
rétablir la gloire de l’empire ; il a voulu dire que, ne satisfaisant plus
ses passions et dissimulant ses habitudes de luxe, Othon accommodait tout, appliquait
tout, faisait tourner tout… tout, vous entendez bien, monsieur Rousseau, c’est-à-dire
ses passions et ses vices mêmes, à la gloire de l’empire. Voilà le sens, il est
complexe ; le vôtre est restreint ; n’est-ce pas,monsieur de la Vauguyon ?

– Oui, Monseigneur.

Rousseau suait et soufflait sous cette pression impitoyable.

Le prince le laissa respirer un moment ; après quoi :

– Vous êtes bien supérieur dans la philosophie, dit-il.

Rousseau s’inclina.

– Seulement, votre Émile est un livre dangereux.

– Dangereux, Monseigneur ?

– Oui, par la quantité d’idées fausses que cela donnera aux
petits bourgeois.

– Monseigneur, dès qu’un homme est père, il rentre dans les
conditions de mon livre, fût-il le plus grand, fût-il le dernier du royaume…
Être père… c’est…

– Dites donc, monsieur Rousseau, demanda tout à coup le
méchant prince, c’est un bien amusant livre que vos Confessions… Au fait,
voyons, combien avez-vous eu d’enfants ?

Rousseau pâlit, chancela, et leva sur le jeune bourreau un œil
de colère et de stupéfaction dont l’expression redoubla la maligne humeur du
comte de Provence.

Il en était bien ainsi ; car, sans attendre la réponse,
le prince s’éloigna, tenant son précepteur sous le bras, et poursuivant ses
commentaires sur les ouvrages de l’homme qu’il venait d’écraser avec férocité.

Rousseau, demeuré seul, se réveilla peu à peu de son étourdissement,
lorsqu’il entendit les premières mesures de son ouverture exécutée à l’orchestre.

Il se dirigea de ce côté en oscillant, et, arrivé à son
siège, il se dit :

– Fou, stupide, lâche que je suis ! voici que je viens
de trouver la réponse qu’il m’eût fallu faire à ce petit pédant cruel. « Monseigneur,
lui eussé-je dit, ce n’est pas charitable de la part d’un jeune homme de
tourmenter un pauvre vieillard. »

Il en était là, tout content de sa phrase, quand madame la
dauphine et M. de Coigny commencèrent leur duo. La préoccupation du philosophe
fut détournée par la souffrance du musicien ; après le cœur,l’oreille
recevait son supplice.

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