Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 21De l’influence des paroles de l’inconnu sur Jean-Jacques Rousseau

Après avoir entendu ces paroles singulières prononcées par
un homme qu’il ne connaissait pas, Rousseau, tremblant et malheureux, fendit
les groupes, et, sans se rappeler qu’il était vieux et qu’il craignait la foule,
il se fit jour ; bientôt il eut gagné le pont Notre-Dame ; puis il
traversa, en continuant de rêver et de s’interroger lui-même, le quartier de la
Grève, par lequel il aboutissait plus directement au sien.

– Ainsi, se dit-il, ce secret que tout initié garde au péril
de sa vie, il est donc en la possession du premier venu. Voilà donc ce que
gagnent les associations mystérieuses à passer par l’étamine populaire… Un
homme me connaît, qui sait que je serai son associé, et peut-être son complice
là-bas. Un pareil état de choses est absurde et intolérable.

Et, en disant ces mots, Rousseau marchait très vite, lui d’ordinaire
si plein de précautions, surtout depuis son accident de la rue Ménilmontant.

– Ainsi, continuait le philosophe, j’aurai voulu savoir le
fond de ces plans de régénération humaine que proposent certains esprits qui se
parent du titre d’illuminés ; j’aurai fait la folie de croire qu’il
peut venir de bonnes idées de l’Allemagne, ce pays de la bière et des
brouillards ; j’aurai compromis mon nom avec celui de quelques sots ou de
quelques intrigants auxquels il servira de manteau pour abriter leur sottise.
Oh ! non, il n’en sera pas ainsi ; non, un éclair m’a montré l’abîme,
je n’irai pas m’y jeter de gaieté de cœur.

Et Rousseau reprenait haleine, appuyé sur sa canne, debout
et un instant immobile au milieu de la rue.

– C’était pourtant, poursuivit le philosophe une belle chimère :
la liberté dans l’esclavage, l’avenir conquis sans secousses et sans bruit, le
réseau mystérieusement ourdi pendant le sommeil des tyrans de la terre… C’était
trop beau, j’ai été dupe d’y croire… Je ne veux pas de craintes, de soupçons, d’ombrages
qui sont indignes d’un esprit libre et d’un corps indépendant.

Il en était à ces mots et il venait de reprendre sa course,lorsque
la vue de quelques agents de M. de Sartine, rôdant avec leurs yeux à pivot, épouvanta
l’esprit libre et donna une telle impulsion au corps indépendant,qu’il alla se
perdre dans le plus profond de l’ombre des piliers sous lesquels il cheminait.

Des piliers à la rue Plâtrière, il n’y a pas loin ;
Rousseau fit le trajet avec rapidité, monta ses étages en respirant comme un
daim qu’on force, et alla tomber sur une chaise dans sa chambre,sans pouvoir
répondre un mot à toutes les questions de Thérèse.

Pourtant il finit par lui rendre compte de son émotion :
c’était la course, la chaleur, la nouvelle de la colère du roi au lit de
justice, une commotion de la terreur populaire, un contrecoup de ce qui venait
de se passer.

Thérèse répliqua en grognant que ce n’était pas une raison
pour faire refroidir le dîner, et qu’un homme, d’ailleurs, ne devait pas être
une poule mouillée s’effarouchant au moindre bruit.

Rousseau n’eut rien à répondre à ce dernier argument, qu’il
avait tant de fois proclamé en autres termes.

Thérèse ajouta que ces philosophes, ces gens d’imagination,étaient
bien tous les mêmes… qu’ils ne cessent, dans leurs écrits, de crier fanfare ;
qu’ils annoncent n’avoir peur de rien ; que Dieu et les hommes leur sont
de peu ; mais qu’au moindre aboiement du plus petit chien, ils crient :
« À l’aide ! » qu’au moindre accès de fièvre, ils crient : « Mon
Dieu ! je suis mort. »

C’était un des thèmes favoris de Thérèse, celui qui faisait
le plus briller son éloquence, celui auquel Rousseau, timide naturellement, trouvait
les plus mauvaises réponses. Aussi Rousseau berçait-il, au son de cette aigre
musique, sa pensée à lui, qui certes valait bien celle de Thérèse,malgré tout
le blâme que lui prodiguait cette femme.

– Le bonheur se compose de parfums et de bourdonnements,disait-il ;
or, ce sont choses de convention que le bruit et l’odeur… Qui établira que l’oignon
sente moins bon que la rose, et que le paon chante moins bien que le rossignol ?

Sur cet axiome, qui pouvait passer pour un bel et bon paradoxe,
on se mit à table et l’on dîna.

Rousseau, après son dîner, n’alla pas s’asseoir à son
clavecin comme d’habitude. Il fit vingt tours dans sa chambre et regarda plus
de cent fois à la fenêtre pour étudier la physionomie de la rue Plâtrière.

Thérèse alors fut prise d’un de ces accès de jalousie comme
en ont par contrariété les gens taquins, c’est-à-dire les gens les moins
réellement jaloux de la terre.

Car, s’il est une affectation qui soit désagréable, c’est
celle d’un défaut ! passe encore pour les qualités.

Thérèse, qui méprisait profondément la virilité, la complexion,
l’esprit et les habitudes de Rousseau, Thérèse, qui le trouvait vieux, souffrant
et laid, n’avait pas peur qu’on lui enlevât son mari ; elle ne supposait
pas que les femmes dussent le voir avec d’autres yeux qu’elle-même.Cependant
comme c’est un des supplices les plus friands pour une femme que la torture par
la jalousie, Thérèse se donnait parfois ce régal.

Voyant donc Rousseau s’approcher si souvent de la fenêtre,rêver
et ne pas tenir en place :

– Bon ! dit-elle, je comprends toute votre agitation…
Vous avez quitté tout à l’heure quelqu’un.

Rousseau la regarda d’un air effaré, ce qui fut un indice de
plus pour elle.

– Quelqu’un que vous cherchez à revoir, continua-t-elle.

– Plaît-il ? dit Rousseau.

– Nous avons des rendez-vous, à ce qu’il paraît ?

– Oh ! fit Rousseau, qui comprit qu’on lui parlait de
jalousie, des rendez vous ! Vous êtes folle,Thérèse !

– Je sais bien que ce serait une folie, dit-elle ; mais
vous êtes capable de toutes ; allez, allez, avec votre teint de papier
mâché, avec vos palpitations de cœur, avec votre petite toux sèche,allez faire
des conquêtes : c’est un bon moyen de vous avancer.

– Mais, Thérèse, vous savez bien qu’il n’en est rien, dit
Rousseau avec humeur ; laissez-moi donc rêver tranquillement.

– Vous êtes un libertin, dit Thérèse avec le plus grand sérieux
du monde.

Rousseau rougit comme si on venait de lui dire une vérité ou
de lui faire un compliment.

Alors Thérèse se crut en droit de montrer un visage terrible,
de bouleverser le ménage, de faire claquer les portes et de jouer avec la
tranquillité de Rousseau, comme les enfants avec ces anneaux de métal qu’ils
enferment dans des boîtes et qu’ils secouent à grand bruit.

Rousseau se réfugia dans son cabinet. Ce tumulte avait un
peu affaibli ses idées.

Il songea qu’il y aurait sans doute un danger à ne pas assister
à la cérémonie mystérieuse dont l’étranger lui avait parlé au coin du quai.

– S’il y a des peines contre les révélateurs, il doit y en
avoir contre les tièdes ou contre les négligents, pensa-t-il. Or,j’ai toujours
remarqué que les gros dangers ne sont rien, pas plus que les grosses menaces ;
les cas d’application de peines ou d’exécution, en pareille circonstance, sont
extrêmement rares ; mais, pour les petites vengeances, les coups sournois,
les mystifications et autre menue monnaie, il y faut prendre garde.Quelque
jour, les frères maçons se payeraient de mon mépris par la tension d’une corde
dans mon escalier ; je m’y briserais une jambe et les huit ou dix dents
qui me restent… ou bien ils auront un moellon tout prêt à me laisser choir sur
la tête lorsque je côtoierai un échafaudage… Mieux que cela, dans leur maçonnerie,
il y aura quelque pamphlétaire vivant tout près de moi, sur mon palier
peut-être, plongeant par ses fenêtres dans ma chambre. Cela n’est pas
impossible, puisque les réunions ont lieu rue Plâtrière même… Eh bien, ce
coquin écrira sur moi des platitudes qui me ridiculiseront dans tout Paris… N’ai-je
pas des ennemis partout ?

Un moment après, Rousseau changeait de pensée.

– Eh bien, se disait-il, où est le courage, où est l’honneur ?
J’aurai peur vis-à-vis de moi-même ? Je ne regarderai dans mon miroir que
la face d’un poltron et d’un coquin ? Non, il n’en sera pas ainsi… Dût l’univers
se coaliser pour mon malheur, dût la cave de cette rue s’écrouler sur moi, j’irai…
Beaux raisonnements, d’ailleurs, qu’enfante la peur. Depuis mon retour, à cause
de la rencontre de cet homme, je me surprends à toujours tourner dans un cercle
d’inepties. Voilà que je doute de tous, et de moi-même ! cela n’est pas
logique… Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste : si j’ai cru voir
des merveilles dans l’association projetée, c’est qu’il y a des merveilles. Qui
me dit que je ne serai pas, moi, le régénérateur du genre humain,moi qu’on a
recherché, moi que les agents mystérieux d’un pouvoir sans limites sont venus
consulter sur la foi de mes écrits : je reculerais lorsqu’il s’agit de
suivre mon œuvre, de substituer l’application à la théorie !

Rousseau s’animait.

– Quoi de plus beau ! Les âges marchent… les peuples sortent
de l’abrutissement, le pas suit le pas dans l’obscurité, la main dans l’ombre ;
l’immense pyramide s’élève au-dessus de laquelle, pour couronnement, les
siècles futurs placeront le buste de Rousseau, citoyen de Genève,qui, pour
faire comme il a dit, a risqué sa liberté, sa vie, c’est-à-dire a été fidèle à
sa devise : Vitam impendere vero.

Là-dessus, Rousseau, transporté, se mit à son clavecin et
acheva de se monter l’imagination avec les mélopées les plus ronflantes, les
plus larges et les plus guerrières qu’il put arracher aux flancs de l’instrument
sonore.

La nuit vint. Thérèse, fatiguée d’avoir tourmenté vainement
son captif, dormait sur sa chaise ; Rousseau, dont le cœur battait fort, prit
son habit neuf comme pour aller en bonne fortune ; il étudia un moment
dans la glace le jeu de ses yeux noirs, qu’il trouva vifs et parlants ; ce
qui le charma.

Il s’appuya sur sa canne de jonc, et, sans avoir réveillé Thérèse,
s’esquiva de l’appartement.

Mais, arrivé au bas de l’escalier, après avoir fait jouer de
sa main le secret de la porte ouvrant sur la rue, Rousseau commença par
regarder au dehors, afin de s’assurer de l’état des localités.

Il ne passait aucune voiture ; la rue, comme de coutume,
était pleine de flâneurs, dont les uns regardaient les autres,comme c’est
encore la coutume, tandis que beaucoup s’arrêtaient aux vitres des boutiques
pour lorgner les jolies filles de comptoir.

Un homme de plus était donc parfaitement inaperçu dans ce
tourbillon. Rousseau s’y précipita ; il n’avait pas un long chemin à
faire.

Un chanteur avec un aigre violon stationnait devant la porte
qu’on avait signalée à Rousseau. Cette musique, à laquelle sont sensibles les
oreilles de tout véritable Parisien, emplissait la rue d’échos qui s’en
allaient répétant les dernières mesures du refrain chanté par le violon ou le
chanteur lui-même.

Rien n’était donc plus défavorable au mouvement circulatoire
que l’engorgement formé à cet endroit par le cercle des auditeurs.Il fallait
nécessairement que tout passant tournât à droite ou à gauche du groupe ;
ceux qui tournaient à gauche prenaient la rue, ceux qui tournaient à droite
longeaient la maison désignée et vice versa.

Rousseau remarqua que plusieurs de ces passants se perdirent
en route, comme s’ils fussent tombés en quelque trappe. Il compta que ceux-là
étaient venus dans le même but que lui, et résolut d’imiter leur manœuvre :
c’était chose facile.

Ayant ainsi passé derrière le groupe des auditeurs, comme
pour s’arrêter aussi, il guetta la première personne qu’il vit entrer dans l’allée
ouverte. Plus timoré que ceux-là, parce qu’il avait plus à risquer sans doute, il
attendit que l’occasion se présentât dix fois bonne.

Il n’attendit pas longtemps. Un cabriolet qui accourait du
bout de la rue coupa le cercle en deux et opéra un refoulement des deux
hémisphères sur les maisons. Rousseau se trouva placé sur le seuil même de l’allée ;
il n’y avait qu’à continuer… Notre philosophe observa que tous les curieux, occupés
du cabriolet, tournaient le dos à la maison. Il profita de son isolement et disparut
dans la profondeur de l’allée noire.

Au bout de quelques secondes, il aperçut une lumière sous
laquelle un homme assis paisiblement, comme un marchand après sa journée de
vente, lisait ou feignait de lire une gazette.

Au bruit des pas de Rousseau, cet homme leva la tête et appuya
visiblement son doigt sur sa poitrine, tout éclairée par la lampe.

Rousseau répondit à ce geste symbolique par un doigt qu’il
appuya sur ses lèvres.

Aussitôt l’homme se leva, et, poussant une porte située à sa
droite, porte invisible tant elle était artistement découpée dans le pan de la
boiserie auquel il s’adossait, il fit voir à Rousseau un escalier fort raide
qui plongeait sous terre.

Rousseau entra ; la porte se referma sans bruit, mais
avec rapidité.

Rousseau, en s’aidant de sa canne, descendit les degrés ;
il trouvait mauvais que les associés lui imposassent pour première épreuve le
risque de se rompre le cou et les jambes.

Mais l’escalier, s’il était roide, n’était pas long.
Rousseau compta dix-sept marches, et aussitôt il fut envahi par une grande
chaleur qui le saisit aux yeux et au visage.

Cette chaleur humide était le souffle d’un certain nombre d’hommes
rassemblés en cette cave.

Rousseau remarqua les murailles tapissées de toiles rouges
et blanches, sur lesquelles étaient figurés divers instruments de travail, plus
symboliques sans doute que réels. Une seule lampe pendait de la voûte, jetant
un reflet sinistre sur les figures assez honnêtes pourtant qui causaient entre
elles à voix basse sur des bancs de bois.

Il n’y avait par terre ni parquet ni tapis, mais une épaisse
natte de jonc qui assourdissait les pas.

Rousseau ne produisit donc en entrant aucune sensation.

Nul ne parut avoir remarqué qu’il entrât.

Cinq minutes auparavant, Rousseau ne désirait rien tant qu’une
pareille entrée, et cependant, son entrée faite, il fut fâché d’avoir si bien
réussi.

Il vit une place vide sur un des derniers bancs ; il s’y
installa le plus modestement qu’il put, derrière tous les autres.

Il compta trente-trois têtes dans l’assemblée. Un bureau, élevé
sur une estrade, attendait un président.

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