Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 36Ce qu’il fallait à Althotas pour compléter son élixir de vie

Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi,
Balsamo était occupé, dans son cabinet de la rue Saint-Claude, à lire une
lettre que Fritz venait de lui remettre. Cette lettre était sans signature :
il la tournait et retournait entre ses mains.

– Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière,
un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.

Et il relisait :

« Monsieur le comte,

Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la
chute du dernier ministère et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant,
se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos
nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une
demi-heure entre quatre et cinq heures du soir ? »

Cette lecture achevée pour la deuxième ou la troisième fois,
Balsamo retombait dans sa recherche.

– Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu ;
d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même ? L’écriture est longue, signe
d’aristocratie ; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse ; pleine
de fautes d’orthographe : c’est d’un courtisan. Ah !niais que je
suis ! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement,j’aurai une
demi-heure pour vous, monsieur le duc ; une heure, une journée. Prenez mon
temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents
mystérieux, un de mes démons familiers ? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre ?
N’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous en vous faisant son
âme, moi en me faisant son ennemi ? Venez, monsieur le duc,venez.

Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore
il avait à attendre le duc.

En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du
plafond.

– Qu’y a-t-il donc ? fit Balsamo tressaillant. Lorenza
m’appelle, Lorenza ! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose
de fâcheux ? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai
été si souvent témoin et quelquefois victime ? Hier, elle était bien
pensive, bien résignée, bien douce ; hier, elle était bien comme j’aime à
la voir. Pauvre enfant ! Allons.

Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle
sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa
coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après
avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.

Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre
qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté
où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît
point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.

Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie,
comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de
redoubler de précautions, il regarda.

Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans
doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un
peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique.
Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait
envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo,dont la poitrine
est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir
ou de fatigue.

Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant
elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla : elle était trop
dangereuse ainsi.

À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair
jaillir de ses prunelles ; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes,
elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres
humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs
disséminés.

Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué
depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère
et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas
habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de
haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux
peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.

Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son
long regard velouté vers Balsamo :

– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous
prie.

Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.

– M’asseoir ? dit-il. Tu sais bien, ma Lorenza, que je
n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.

– Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous
asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire ;mais, enfin,
je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.

– Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit
Balsamo, je ferai selon tes souhaits.

Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même
sur un sofa.

– Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une
expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.

– Oh ! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus
charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout !

– Une seule chose ; mais, je vous en préviens, cette
chose je la désire ardemment.

– Parlez, Lorenza, parlez, dût-il m’en coûter toute ma fortune,
dût-il m’en coûter la moitié de la vie.

– Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de
votre temps, répondit la jeune femme.

Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation,
se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des
désirs que pouvait avoir formés Lorenza et surtout de ceux qu’il pourrait
satisfaire.

– Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou
quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret
et mes amis, ce sacrifice, je le ferai, car la pauvre enfant est bien
malheureuse dans cet isolement.

– Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire
plein d’amour.

– Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse
et d’ennui.

Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.

– Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume ; mes jours
sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la
solitude et dans l’angoisse.

– Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo,
et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne
fît envie à une reine.

– Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.

– Merci, Lorenza.

– Vous êtes bon chrétien, m’avez-vous dit quelquefois,quoique…

– Quoique vous me croyiez une âme perdue, voulez-vous dire ?
J’achève votre pensée Lorenza.

– Ne vous arrêtez qu’à ce que je dirai, monsieur, et ne supposez
rien, je vous prie.

– Continuez donc.

– Eh bien, au lieu de me laisser m’abîmer dans ces colères
et dans ces désespoirs, accordez-moi, puisque je ne vous suis utile à rien…

Elle s’arrêta pour regarder Balsamo ; mais déjà il
avait repris son empire sur lui-même, et elle ne rencontra qu’un regard froid
et un sourcil froncé.

Elle s’anima sous cet œil presque menaçant.

– Accordez-moi, continua-t-elle, non pas la liberté, je sais
qu’un décret de Dieu ou plutôt votre volonté, qui me paraît toute-puissante, me
condamne à la captivité durant ma vie ; accordez-moi de voir des visages
humains, d’entendre le son d’une autre voix que votre voix ;accordez-moi
enfin de sortir, de marcher, de faire acte d’existence.

– J’avais prévu ce désir, Lorenza, dit Balsamo en lui
prenant la main, et depuis longtemps, vous le savez, ce désir estle mien.

– Alors !… s’écria Lorenza.

– Mais, reprit Balsamo, vous m’avez prévenu vous-même ;
comme un insensé que j’étais, et tout homme qui aime est un insensé, je vous ai
laissée pénétrer une partie de mes secrets en science et en politique. Vous
savez qu’Althotas a trouvé la pierre philosophale et cherche l’élixir de vie :
voilà pour la science. Vous savez que moi et mes amis conspirons contre les
monarchies de ce monde : voilà pour la politique. L’un des deux secrets
peut me faire brûler comme sorcier, l’autre peut me faire rouer comme coupable
de haute trahison. Or, vous m’avez menacé, Lorenza ; vous m’avez dit que
vous tenteriez tout au monde pour recouvrer votre liberté, et que,cette
liberté une fois reconquise, le premier usage que vous en feriez serait de me
dénoncer à M. de Sartine. Avez-vous dit cela ?

– Que voulez-vous ! parfois je m’exaspère, et alors… eh
bien, alors, je deviens folle.

– Êtes-vous calme ? Êtes-vous sage à cette heure, Lorenza,
et pouvons nous causer ?

– Je l’espère.

– Si je vous rends cette liberté que vous demandez,trouverai-je
en vous une femme dévouée et soumise, une âme constante et douce ? Vous
savez que voilà mon plus ardent désir, Lorenza.

La jeune femme se tut.

– M’aimerez-vous enfin ? acheva Balsamo avec un soupir.

– Je ne veux promettre que ce que je puis tenir, dit Lorenza ;
ni l’amour ni la haine ne dépendent de nous. J’espère que Dieu, en échange de
ces bons procédés de votre part, permettra que la haine s’efface et que l’amour
vienne.

– Ce n’est malheureusement pas assez d’une pareille promesse,
Lorenza, pour que je me fie à vous. Il me faut un serment absolu,sacré, dont
la rupture soit un sacrilège, un serment qui vous lie en ce monde et dans l’autre,
qui entraîne votre mort dans celui-ci et votre damnation dans celui là.

Lorenza se tut.

– Ce serment, voulez-vous le faire ?

Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et son
sein se gonfla sous la pression de sentiments opposés.

– Faites-moi ce serment, Lorenza, tel que je le dicterai, avec
la solennité dont je l’entourerai, et vous êtes libre.

– Que faut-il que je jure, monsieur ?

– Jurez que jamais, sous aucun prétexte, rien de ce que vous
avez surpris relativement à la science d’ Althotas ne sortira de votre bouche.

– Oui, je jurerai cela.

– Jurez que rien de ce que vous avez surpris relativement à
nos réunions politiques ne sera jamais divulgué par vous.

– Je jurerai encore cela.

– Avec le serment et dans la forme que j’indiquerai ?

– Oui ; est-ce tout ?

– Non, jurez – et c’est là le principal, Lorenza, car aux autres
serments ma vie seulement est attachée ; à celui que je vais vous dire est
attaché mon bonheur –, jurez que jamais vous ne vous séparerez de moi, Lorenza.
Jurez, et vous êtes libre.

La jeune femme tressaillit, comme si un fer glacé eût pénétré
jusqu’à son cœur.

– Et sous quelle forme ce serment doit-il être fait ?

– Nous irons ensemble dans une église, Lorenza ; nous
communierons ensemble avec la même hostie. Sur cette hostie entière, vous
jurerez de ne jamais rien révéler de relatif à Althotas, de ne jamais rien
révéler de relatif à mes compagnons. Vous jurerez de ne jamais vous séparer de
moi. Nous couperons l’hostie en deux, et nous en prendrons chacun la moitié, en
adjurant le Seigneur Dieu, vous que vous ne me trahirez jamais,moi, que je
vous rendrai toujours heureuse.

– Non, dit Lorenza, un tel serment est un sacrilège.

– Un serment n’est un sacrilège, Lorenza, reprit tristement
Balsamo, que lorsqu’on fait ce serment avec intention de ne point le tenir.

– Je ne ferai point ce serment, dit Lorenza. J’aurais trop
peur de perdre mon âme.

– Ce n’est point, je vous le répète, en le faisant que vous
perdriez votre âme, dit Balsamo : c’est en le trahissant.

– Je ne le ferai pas.

– Alors prenez patience, Lorenza, dit Balsamo sans colère, mais
avec une tristesse profonde.

Le front de Lorenza s’assombrit, comme on voit s’assombrir
une prairie couverte de fleurs quand passe un nuage entre elle et le ciel.

– Ainsi vous me refusez ? dit-elle.

– Non pas, Lorenza, c’est vous, au contraire.

Un mouvement nerveux indiqua tout ce que la jeune femme
comprimait d’impatience à ses paroles.

– Écoutez, Lorenza, dit Balsamo, voici ce que je puis faire
pour vous, et c’est beaucoup, croyez-moi.

– Dites, répondit la jeune femme avec un sourire amer.
Voyons jusqu’où s’étendra cette générosité que vous faites si fort valoir.

– Dieu, le hasard ou la fatalité, comme vous le voudrez,Lorenza,
nous ont liés l’un à l’autre par des nœuds indissolubles ;n’essayons donc
pas de les rompre dans cette vie, puisque la mort seule peut les briser.

– Voyons, je sais cela, dit Lorenza avec impatience.

– Eh bien, dans huit jours, Lorenza, quoi qu’il m’en coûte
et quelque chose que je risque en faisant ce que je fais, dans huit jours vous
aurez une compagne.

– Où cela ? demanda-t-elle.

– Ici.

– Ici ! s’écria-t-elle, derrière ces barreaux, derrière
ces portes inexorables, derrière ces portes d’airain ? Une compagne de prison ?
Oh ! vous n’y pensez pas, monsieur, ce n’est point là ce que je vous
demande.

– Lorenza, c’est cependant tout ce que je puis accorder.

La jeune femme fit un geste d’impatience plus prononcé.

– Mon amie ! mon amie ! reprit Balsamo avec
douceur, réfléchissez-y bien, à deux vous porterez plus facilement le poids de
ce malheur nécessaire.

– Vous vous trompez, monsieur ; je n’ai jusqu’à présent
souffert que de ma propre douleur et non de la douleur d’autrui.Cette épreuve
me manque et je comprends que vous vouliez me la faire subir. Oui,vous mettrez
auprès de moi une victime comme moi, que je verrai maigrir, pâlir,expirer de
douleur comme moi ; que j’entendrai battre, comme je l’ai fait, cette muraille,
porte odieuse que j’interroge mille fois le jour, pour savoir où elle s’ouvre
quand elle vous donne passage ; et, quand la victime, ma compagne, aura
comme moi usé ses ongles sur le bois et le marbre en essayant de l’enfoncer ou
de le disjoindre ; quand elle aura, comme moi, usé ses paupières avec ses
pleurs ; quand elle sera morte comme je suis morte et que vous aurez deux
cadavres au lieu d’un, dans votre bonté infernale vous direz :« Ces
deux enfants se divertissent ; elles se font société ;elles sont heureuses. »
Oh ! non, non, mille fois non !

Et elle frappa violemment du pied le parquet.

Balsamo essaya encore de la calmer.

– Voyons, dit-il, Lorenza, de la douceur, du calme ;
raisonnons, je vous en supplie.

– Il me demande du calme ! il me demande de la raison !
Le bourreau demande de la douceur au patient qu’il torture, du calme à l’innocent
qu’il martyrise.

– Oui, je vous demande du calme et de la douceur ; car
vos colères, Lorenza, ne changent rien à notre destinée, elles l’endolorissent,
voilà tout. Acceptez ce que je vous offre, Lorenza ; je vous donnerai une
compagne, une compagne qui chérira l’esclavage, parce que cet esclavage lui
aura donné votre amitié. Vous ne verrez pas un visage triste et larmoyant comme
vous le craignez, mais, au contraire, un sourire et une gaieté qui dérideront
votre front. Voyons, ma bonne Lorenza, acceptez ce que je vous offre ; car,
je vous le jure, je ne puis vous offrir davantage.

– C’est-à-dire que vous mettrez près de moi une mercenaire à
laquelle vous aurez dit qu’il y a là-haut une folle, une pauvre femme malade et
condamnée à mourir ; vous inventerez la maladie.« Renfermez-vous
près de cette folle, consentez au dévouement, et je vous payerai vos soins
aussitôt que la folle sera morte. »

– Oh ! Lorenza, Lorenza ! murmura Balsamo.

– Non, ce n’est point cela et je me trompe, n’est-ce pas ?
poursuivit ironiquement Lorenza, et je devine mal ; que voulez-vous !
je suis ignorante, moi ; je connais si mal le monde et le cœur du monde.
Allons, allons, vous lui direz à cette femme : « Veillez,la folle
est dangereuse ; prévenez-moi de toutes ses actions, de toutes ses pensées,
veillez sur sa vie, veillez sur son sommeil. » Et vous lui donnerez de l’or
tant qu’elle voudra ; l’or ne vous coûte rien, à vous, vous enfaites.

– Lorenza, vous vous égarez ; au nom du Ciel, Lorenza,lisez
mieux dans mon cœur. Vous donner une compagne, mon amie, c’est compromettre des
intérêts si grands, que vous frémiriez si vous ne me haïssiez pas…Vous donner
une compagne, je vous l’ai dit, c’est risquer ma sûreté, ma liberté, ma vie :
et tout cela, cependant, je le risque pour vous épargner quelques ennuis.

– Des ennuis ! s’écria Lorenza en riant de ce rire
sauvage et effrayant qui faisait frémir Balsamo. Il appelle cela des ennuis !

– Eh bien, des douleurs ; oui, vous avez raison, Lorenza,
ce sont de poignantes douleurs. Oui, Lorenza ; eh bien, je te le répète, aie
patience, et un jour viendra où toutes ces douleurs prendront fin ; un
jour viendra où tu seras libre, un jour viendra où tu seras heureuse.

– Voyons, dit-elle, voulez-vous m’accorder de me retirer
dans un couvent ? J’y ferai des vœux.

– Dans un couvent !

– Je prierai, je prierai pour vous d’abord, et pour moi ensuite.
Je serai bien enfermée, c’est vrai, mais j’aurai un jardin, de l’air, de l’espace,
un cimetière pour me promener parmi les tombes, en cherchant d’avance la place
de la mienne. J’aurai des compagnes qui seront malheureuses de leur propre
malheur et non du mien. Laissez-moi me retirer dans un couvent, et je vous
ferai tous les serments que vous voudrez. Un couvent, Balsamo, un couvent, je
vous le demande à mains jointes !

– Lorenza, Lorenza, nous ne pouvons nous séparer. Liés, liés,
nous somme liés dans ce monde, entendez-vous bien ? Tout ce qui excédera
les limites de cette maison, ne me le demandez pas.

Et Balsamo prononça ces mots d’une voix si nette, et en même
temps si réservée dans son absolutisme, que Lorenza ne continua pas même d’insister.

– Ainsi, vous ne le voulez pas ? dit-elle abattue.

– Je ne le puis.

– C’est irrévocable ?

– Irrévocable, Lorenza.

– Eh bien, autre chose, dit-elle avec un sourire.

– Oh ! ma bonne Lorenza, souriez encore, encore ainsi
et, avec un pareil sourire, vous me ferez faire tout ce que vous voudrez.

– Oui, n’est-ce pas, je vous ferai faire tout ce que je
voudrai, pourvu que, moi, je fasse tout ce qu’il vous plaira ?Eh bien, soit.
Je serai raisonnable autant que possible.

– Parle, Lorenza, parle.

– Tout à l’heure vous m’avez dit : « Un jour,Lorenza,
tu ne souffriras plus ; un jour, tu seras libre ; un jour, tu seras
heureuse. »

– Oh ! je l’ai dit et je jure le Ciel que j’attends ce
jour avec la même impatience que toi.

– Eh bien, ce jour peut arriver tout de suite, Balsamo, dit
la jeune femme avec une expression caressante que son mari ne lui avait jamais
vue que pendant son sommeil. Je suis lasse, voyez-vous, oh !bien lasse ;
vous comprendrez cela, si jeune encore, j’ai déjà tant souffert ! Eh bien,
mon ami – car vous dites que vous êtes mon ami – écoutez-moi donc : ce
jour heureux, donnez-le-moi tout de suite.

– J’écoute, dit Balsamo avec un trouble inexprimable.

– J’achève mon discours par la demande que j’eusse dû vous
faire en commençant, Acharat.

La jeune femme frissonna.

– Parlez, mon amie.

– Eh bien, j’ai remarqué souvent, quand vous faisiez des expériences
sur de malheureux animaux, et vous me disiez que ces expériences étaient
nécessaires à l’humanité ; j’ai remarqué que souvent vous aviez le secret
de la mort, soit par une goutte de poison, soit par une veine ouverte, et que
cette mort était douce, et que cette mort avait la rapidité de la foudre, et
que ces malheureuses et innocentes créatures, condamnées comme moi au malheur
de la captivité, étaient libérées tout à coup par la mort, premier bienfait qu’elles
eussent reçu depuis leur naissance. Eh bien…

Elle s’arrêta pâlissant.

– Eh bien, Lorenza ? répéta Balsamo.

– Eh bien, ce que vous faites parfois dans l’intérêt de la
science vis-à-vis de malheureux animaux, faites-le vis-à-vis de moi pour obéir
aux lois de l’humanité ; faites-le pour une amie qui vous bénira de toute
son âme, pour une amie qui baisera vos mains avec une reconnaissance infinie, si
vous lui accordez ce qu’elle vous demande. Faites-le, Balsamo, pour moi qui
suis à vos genoux, pour moi qui vous promets, à mon dernier soupir,plus d’amour
et de joie que vous n’en avez fait éclore en moi pendant toute ma vie ;
pour moi qui vous promets un sourire franc et radieux au moment où je quitterai
la terre. Balsamo, par l’âme de votre mère, par le sang de notre Dieu, par tout
ce qu’il y a de doux et de solennel, de sacré dans le monde des vivants et dans
le monde des morts, je vous en conjure, tuez-moi,tuez-moi !

– Lorenza ! s’écria Balsamo en saisissant entre ses
bras la jeune femme, qui, à ces derniers mots, s’était levée,Lorenza, tu es en
délire ; moi, te tuer ! toi, mon amour, toi, ma vie !

Lorenza se dégagea des bras de Balsamo par un violent effort
et tomba à genoux.

– Je ne me relèverai pas, dit-elle, que tu ne m’aies accordé
ma demande. Tue-moi sans secousse, sans douleur, sans agonie ;accorde-moi
cette grâce, puisque tu dis que tu m’aimes, de m’endormir comme tu m’as
endormie souvent ; seulement, ôte-moi le réveil, c’est le désespoir.

– Lorenza, mon amie, dit Balsamo, mon Dieu ! ne voyez-vous
donc point que vous me percez le cœur ? Quoi ! vous êtes malheureuse
à ce point ? Voyons, Lorenza, remettez-vous, ne vous abandonnez point au
désespoir. Hélas ! vous me haïssez donc bien ?

– Je hais l’esclavage, la gêne, la solitude ; et, puisque
c’est vous qui me faites esclave, malheureuse et solitaire, eh bien, oui, je
vous hais.

– Mais, moi, je vous aime trop pour vous voir mourir. Lorenza,
vous ne mourrez donc pas, et je ferai la cure la plus difficile de toutes
celles que j’ai faites, ma Lorenza ; je vous ferai aimer la vie.

– Non, non, impossible ; vous m’avez fait chérir la
mort.

– Lorenza, par pitié, ma Lorenza, je te promets qu’avant
peu…

– La mort ou la vie ! s’écria la jeune femme, qui s’enivrait
graduellement de sa colère. Aujourd’hui est le jour suprême ;voulez-vous
me donner la mort, c’est-à-dire le repos ?

– La vie, ma Lorenza, la vie.

– C’est la liberté alors.

Balsamo garda le silence.

– Alors, la mort, la douce mort par un philtre, par un coup
d’aiguille, la mort pendant le sommeil : le repos ! le repos !
le repos !

– La vie et la patience, Lorenza.

Lorenza poussa un éclat de rire terrible, et faisant un bond
en arrière, elle tira de sa poitrine un couteau à la lame fine et aiguë qui, pareil
à l’éclair, étincela dans sa main.

Balsamo poussa un cri ; mais il était trop tard :
lorsqu’il s’élança, lorsqu’il atteignit la main, l’arme avait déjà fait son
trajet et était retombée sur la poitrine de Lorenza. Balsamo avait été ébloui
par l’éclair ; il fut aveuglé par la vue du sang.

À son tour, il poussa un cri terrible et saisit Lorenza à
bras-le-corps, allant chercher au milieu de sa course l’arme prête à retomber
une seconde fois et la saisissant à pleine main.

Lorenza retira le couteau par un violent effort, et la lame
tranchante glissa entre les doigts de Balsamo.

Le sang jaillit de sa main mutilée.

Alors, au lieu de continuer la lutte, Balsamo étendit cette
main toute sanglante sur la jeune femme et d’une voix irrésistible :

– Dormez, Lorenza, dit-il, dormez, je le veux !

Mais, cette fois, l’irritation était telle, que l’obéissance
fut moins prompte que d’habitude.

– Non, non, murmura Lorenza chancelante et cherchant à se
frapper encore. Non, je ne dormirai pas !

– Dormez ! vous dis-je ! s’écria une seconde fois
Balsamo en faisant un pas vers elle, dormez, je vous l’ordonne.

Cette fois, la puissance de volonté fut telle chez Balsamo, que
toute réaction fut vaincue ; Lorenza poussa un soupir, laissa échapper le
couteau, chancela et alla rouler sur des coussins.

Ses yeux restaient seuls ouverts, mais le feu sinistre de
ses yeux pâlit graduellement et ils se fermèrent. Le cou, crispé,se détendit ;
la tête se pencha sur l’épaule, comme fait la tête d’un oiseau blessé, un
frissonnement nerveux courut par tout son corps. Lorenza était endormie.

Alors seulement Balsamo put écarter les vêtements de Lorenza
et sonda sa blessure, qui lui parut légère. Cependant, le sang s’en échappait
avec abondance.

Balsamo poussa l’œil du lion, le ressort joua, la plaque s’ouvrit ;
puis, détachant le contrepoids qui faisait descendre la trappe d’ Althotas, il
se plaça sur cette trappe et monta dans le laboratoire du vieillard.

– Ah ! c’est toi, Acharat ? dit celui-ci toujours
dans son fauteuil. Tu sais que c’est dans huit jours que j’ai cent ans. Tu sais
que, d’ici là, il me faut le sang d’un enfant ou d’une vierge ?

Mais Balsamo ne l’écoutait point, il courut à l’armoire où
se trouvaient les baumes magiques, saisit une de ces fioles dont il avait tant
de fois éprouvé l’efficacité ; puis il se replaça sur la trappe, frappa du
pied et redescendit.

Althotas fit rouler son fauteuil jusqu’à l’orifice de la
trappe, avec l’intention de le saisir par ses vêtements.

– Tu entends, malheureux ! lui dit-il ; tu entends,
si dans huit jours je n’ai pas un enfant ou une vierge pour achever mon élixir,
je suis mort.

Balsamo se retourna ; les yeux du vieillard semblaient
flamboyer au milieu de son visage aux muscles immobiles ; on eût dit que
les yeux seuls vivaient.

– Oui, oui, répondit Balsamo ; oui, sois tranquille, on
te donnera ce que tu demandes.

Puis, lâchant le ressort, il fit remonter la trappe qui, ainsi
qu’un ornement, alla s’adapter au plafond.

Après quoi, il s’élança dans la chambre de Lorenza, où il
était à peine rentré, que la sonnette de Fritz retentit.

– M. de Richelieu, murmura Balsamo ; oh ! ma foi,tout
duc et pair qu’il est, il attendra.

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