Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 5Disgrâce

Le lendemain, onze heures sonnaient à la grande horloge de
Versailles, quand le roi Louis XV, sortant de son appartement,traversa la
galerie voisine de sa chambre, et appela d’une voix haute et sèche :

– Monsieur de la Vrillière !

Le roi était pâle et semblait agité ; plus il prenait
de soin pour cacher cette préoccupation, plus cela éclatait dans l’embarras de
son regard et dans la tension des muscles ordinairement impassibles de son
visage.

Un silence glacé s’établit aussitôt dans les rangs des courtisans,
parmi lesquels on remarquait M. le duc de Richelieu et le vicomte Jean du Barry,
tous deux calmes et affectant l’indifférence et l’ignorance.

Le duc de la Vrillière s’approcha et prit des mains du roi
une lettre de cachet que Sa Majesté lui tendait.

– M. le duc de Choiseul est-il à Versailles ? demanda
le roi.

– Sire, depuis hier ; il est revenu de Paris à deux
heures de l’après-midi.

– Est-il à son hôtel ? est-il au château ?

– Il est au château, sire.

– Bien, dit le roi ; portez-lui cet ordre, duc.

Un long frémissement courut dans les rangs des spectateurs, qui
se courbèrent tous en chuchotant comme les épis sous le souffle du vent d’orage.

Le roi, fronçant le sourcil, comme s’il voulait ajouter par
la terreur à l’effet de cette scène, rentra fièrement dans son cabinet, suivi
de son capitaine des gardes et du commandant des chevau-légers.

Tous les regards suivirent M. de la Vrillière, qui, inquiet
lui-même de la démarche qu’il allait faire, traversait lentement la cour du
château et se rendait à l’appartement de M. de Choiseul.

Pendant ce temps, toutes les conversations éclataient,menaçantes
ou timides, autour du vieux maréchal, qui faisait l’étonné plus que les autres,
mais dont, grâce à certain sourire précieux, nul n’était dupe.

M. de la Vrillière revint et fut entouré aussitôt.

– Eh bien ? lui dit-on.

– Eh bien, c’était un ordre d’exil.

– D’exil ?

– Oui, en bonne forme.

– Vous l’avez lu, duc ?

– Je l’ai lu.

– Positif ?

– Jugez-en.

Et le duc de la Vrillière prononça les paroles suivantes, qu’il
avait retenues avec cette mémoire implacable qui constitue les courtisans :

« Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services
me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans les vingt-quatre
heures. Je vous aurais envoyé plus loin si ce n’était l’estime particulière que
j’ai pour madame de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez
garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. »

Un long murmure courut dans le groupe qui enveloppait M. le
duc de la Vrillière.

– Et que vous a-t-il répondu, monsieur de Saint-Florentin ?
demanda Richelieu affectant de ne donner au duc ni son nouveau titre ni son nouveau
nom.

– Il m’a répondu : « Monsieur le duc, je suis
persuadé de tout le plaisir que vous avez à m’apporter cette lettre. »

– C’était dur, mon pauvre duc, fit Jean.

– Que voulez-vous, monsieur le vicomte ! On ne reçoit
pas une pareille tuile sur la tête sans crier un peu.

– Et que va-t-il faire ? savez-vous ? demanda
Richelieu.

– Mais, selon toute probabilité, il va obéir.

– Hum ! fit le maréchal.

– Voici le duc ! s’écria Jean, qui faisait sentinelle
près de la fenêtre.

– Il vient ici ! s’écria le duc de la Vrillière.

– Quand je vous le disais, monsieur de Saint-Florentin.

– Il traverse la cour, continua Jean.

– Seul ?

– Absolument seul, son portefeuille sous le bras.

– Ah ! mon Dieu ! murmura Richelieu, est-ce que la
scène d’hier va recommencer ?

– Ne m’en parlez pas, j’en ai le frisson, répondit Jean.

Il n’avait pas achevé, que le duc de Choiseul, la tête haute,
le regard assuré, parut à l’entrée de la galerie, foudroyant d’un coup d’œil
clair et calme tous ses ennemis ou ceux qui allaient se déclarer tels en cas de
disgrâce.

Nul ne s’attendait à cette démarche après ce qui venait de
se passer ; nul ne s’y opposa donc.

– Êtes-vous sûr d’avoir bien lu, duc ? demanda Jean.

– Parbleu !

– Et il revient après une lettre comme celle que vous nous
avez dite ?

– Je n’y comprends plus rien, sur ma parole d’honneur !

– Mais le roi va le faire jeter à la Bastille !

– Ce sera un scandale épouvantable !

– Je le plaindrais presque.

– Ah ! le voilà qui entre chez le roi. C’est inouï.

En effet le duc, sans faire attention à l’espèce de
résistance que lui opposait l’huissier à la figure toute stupéfaite, pénétra
jusque dans le cabinet du roi, qui poussa, en le voyant, une exclamation de
surprise.

Le duc tenait à la main sa lettre de cachet ; il la
montra au roi avec un visage presque souriant.

– Sire, dit-il, ainsi que Votre Majesté voulut bien m’en avertir
hier, j’ai reçu tout à l’heure une nouvelle lettre.

– Oui, monsieur, répliqua le roi.

– Et, comme Votre Majesté eut la bonté de me dire hier de ne
jamais regarder comme sérieuse une lettre qui ne serait pas ratifiée par la
parole expresse du roi, je viens demander l’explication.

– Elle sera courte, monsieur le duc, répondit le roi.Aujourd’hui,
la lettre est valable.

– Valable ! dit le duc, une lettre aussi offensante
pour un serviteur aussi dévoué…

– Un serviteur dévoué, monsieur, ne fait pas jouer à son
maître un rôle ridicule.

– Sire, dit le ministre avec hauteur, je croyais être né
assez près du trône pour en comprendre la majesté.

– Monsieur, repartit le roi d’une voix brève, je ne veux pas
vous faire languir. Hier au soir, dans le cabinet de votre hôtel, à Versailles,
vous avez reçu un courrier de madame de Grammont.

– C’est vrai, sire.

– Il vous a remis une lettre.

– Est-il défendu, sire, à un frère et à une sœur de correspondre ?

– Attendez, s’il vous plaît… Je sais le contenu de cette lettre…

– Oh ! sire !

– Le voici… j’ai pris la peine de la transcrire de ma main.

Et le roi tendit au duc une copie exacte de la lettre qu’il
avait reçue.

– Sire !…

– Ne niez pas, monsieur le duc ; vous avez serré cette
lettre en un coffret de fer placé dans la ruelle de votre lit.

Le duc devint pâle comme un spectre.

– Ce n’est pas tout, continua impitoyablement le roi, vous
avez répondu à madame de Grammont. Cette lettre, j’en sais le contenu
également. Cette lettre, elle est là, dans votre portefeuille, et n’attend pour
partir qu’un post-scriptum, que vous devez ajouter en me quittant. Vous
voyez que je suis instruit, n’est-ce pas ?

Le duc essuya son front mouillé d’une sueur glacée, s’inclina
sans répondre un seul mot et sortit du cabinet en chancelant, comme s’il eût
été atteint d’apoplexie foudroyante.

Sans le grand air qui frappa son visage, il fût tombé à la
renverse.

Mais c’était un homme d’une puissante volonté. Une fois dans
la galerie, il reprit sa force, et, traversant, le front haut, la haie des
courtisans, il rentra dans son appartement pour serrer et brûler divers
papiers.

Un quart d’heure après, il quittait le château dans son carrosse.

La disgrâce de M. de Choiseul fut un coup de foudre qui incendia
la France.

Les parlements, soutenus, en effet, par la tolérance du ministre,
proclamèrent que l’État venait de perdre sa plus ferme colonne. La noblesse
tenait à lui comme à un des siens. Le clergé s’était senti ménagé par cet homme,
dont la dignité personnelle, exagérée souvent jusqu’à l’orgueil,donnait un air
de sacerdoce à ses fonctions ministérielles.

Le parti encyclopédiste ou philosophe, fort nombreux déjà et
surtout très fort, parce qu’il se recrutait chez les gens éclairés,instruits
et ergoteurs, poussa les hauts cris en voyant le gouvernement échapper aux
mains du ministre qui encensait Voltaire, pensionnait l’Encyclopédie, et
conservait, en les développant dans un sens d’utilité, les traditions de madame
de Pompadour, Mécène femelle des gens du Mercure et de la philosophie.

Le peuple avait bien plus raison que tous les mécontents. Il
se plaignait aussi, le peuple, et sans approfondir, mais, comme toujours, il touchait
la grosse vérité, la plaie vive.

M. de Choiseul, au point de vue général, était un mauvais
ministre et un mauvais citoyen ; mais, relativement, c’était un parangon
de vertu, de morale et de patriotisme. Quand le peuple, mourant de faim dans
les campagnes, entendait parler des prodigalités de Sa Majesté, des caprices
ruineux de madame du Barry, lorsqu’on lui envoyait directement des avis comme l’Homme
aux quarante écus, ou des conseils comme le Contrat social, occultement
des révélations comme les Nouvelles à la main et les Idées
singulières d’un bon citoyen, alors le peuple s’épouvantait de retomber aux
mains impures de la favorite, moins respectable que la femme d’un
charbonnier, avait dit Rousseau, aux mains des favoris de la favorite, et, fatigué
de tant de souffrances, s’étonnait de voir l’avenir plus noir que n’avait été
le passé.

Ce n’était pas que le peuple, qui avait des antipathies, eût
des sympathies bien marquées. Il n’aimait pas les parlements, parce que les
parlements, ses protecteurs naturels, l’avaient toujours abandonné pour des
questions oiseuses de préséance ou d’intérêt égoïste ; parce que, mal
éclairés par le faux reflet de l’omnipotence royale, ces parlements s’étaient
imaginé être quelque chose comme une aristocratie entre la noblesse et le
peuple.

Il n’aimait pas la noblesse par instinct et par souvenir. Il
craignait l’épée autant qu’il haïssait l’Église. Rien ne pouvait le toucher
dans le renvoi de M. de Choiseul ; mais il entendait les plaintes de la
noblesse, du clergé, du parlement, et ce bruit, ajouté à ses murmures, faisait
un fracas qui l’enivrait.

La déviation de ce sentiment fut du regret et une
quasi-popularité acquise au nom de M. de Choiseul.

Tout Paris, le mot peut ici se justifier par une preuve,accompagna
jusqu’aux portes l’exilé partant pour Chanteloup.

Le peuple faisait la haie sur le passage des carrosses ;
les parlementaires et les gens de cour, qui n’avaient pu être reçus par le duc,
embossèrent leurs équipages devant la haie du peuple pour le saluer au passage
et recueillir son adieu.

Le plus épais de la bagarre fut à la barrière d’Enfer, qui
est la route de Touraine. Il y eut là une telle affluence de gens de pied, de
cavaliers et de carrosses, que la circulation en fut interrompue pendant
plusieurs heures.

Lorsque le duc réussit à franchir la barrière, il se trouva
escorté par plus de cent carrosses qui faisaient comme une auréole au sien.

Les acclamations et les soupirs le suivaient encore. Il eut
trop d’esprit et de connaissance de la situation pour ne pas comprendre que
tout ce bruit était moins du regret de sa personne que de l’appréhension pour
les inconnus qui surgiraient de ses ruines.

Une chaise de poste arrivait au galop sur la route encombrée,
et, sans un violent effort du postillon, les chevaux, blancs de poussière et d’écume,
allaient se précipiter dans l’attelage de M. de Choiseul.

Une tête se pencha hors de cette chaise, comme aussi M. de
Choiseul se pencha hors de son carrosse.

M. d’Aiguillon salua profondément le ministre déchu, dont il
venait briguer l’héritage. M. de Choiseul se rejeta dans la voiture : une
seule seconde venait d’empoisonner les lauriers de sa défaite.

Mais, au même moment, comme compensation sans doute, une voiture
aux armes de France, qui passait conduite à huit chevaux sur l’embranchement de
la route de Sèvres à Saint-Cloud, et qui, soit hasard, soit effet de l’encombrement,
ne traversait pas la grand-route, cette voiture royale croisa aussi le carrosse
de M. de Choiseul.

La dauphine était sur le siège du fond avec sa dame d’honneur,
madame de Noailles.

Sur le devant était mademoiselle Andrée de Taverney.

M. de Choiseul, rouge de plaisir et de gloire, se pencha
hors de la portière, en saluant profondément.

– Adieu, madame, dit-il d’une voix entrecoupée.

– Au revoir, monsieur de Choiseul, répondit la dauphine avec
un sourire impérial et le dédain majestueux de toute étiquette.

– Vive M. de Choiseul ! cria une voix enthousiaste
après ces paroles de la dauphine.

Mademoiselle Andrée se retourna vivement au son de cette
voix.

– Gare ! gare ! crièrent les écuyers de la
princesse en forçant Gilbert, tout pâle et tout avide de voir, à se ranger le
long des fossés de la route.

C’était, en effet, notre héros qui, dans un enthousiasme philosophique,
avait crié : « Vive M. de Choiseul ! »

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