Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 28La toilette de Rousseau

Lorsque M. de Coigny fut parti, Rousseau, dont cette visite
avait changé les idées, s’assit avec un grand soupir dans un petit fauteuil et
dit d’un ton endormi :

– Ah ! quel ennui ! Que les gens me fatiguent avec
leurs persécutions !

Thérèse, qui rentrait, prit ces paroles au vol et venant se
placer en face de Rousseau :

– Êtes-vous orgueilleux ! lui dit-elle.

– Moi ? fit Rousseau surpris.

– Oui, vous êtes un vaniteux, un hypocrite !

– Moi ?

– Vous… Vous êtes enchanté d’aller à la cour et vous cachez
votre joie sous une fausse indifférence.

– Ah ! mon Dieu ! répliqua, en haussant les
épaules, Rousseau humilié d’être si bien deviné.

– N’allez-vous pas me faire accroire que ce n’est pas un
grand honneur pour vous, de faire entendre au roi les airs que vous grattez ici
comme un fainéant sur votre épinette ?

Rousseau regarda sa femme avec un œil irrité.

– Vous êtes une sotte, dit-il, il n’y a pas d’honneur pour
un homme comme moi à paraître devant un roi. À quoi cet homme doit-il d’être
sur le trône ? À un caprice de la nature qui l’a fait naître d’une reine ;
mais, moi, je suis digne d’être appelé devant le roi pour le récréer ; c’est
à mon travail que je le dois, et à mon talent acquis par le travail.

Thérèse n’était pas femme à se laisser battre ainsi.

– Je voudrais bien que M. de Sartine vous entendît parler de
la sorte. Il y aurait pour vous un cabanon à Bicêtre ou une loge à Charenton.

– Parce que, dit Rousseau, ce M. de Sartine est un tyran à
la solde d’un autre tyran, et que l’homme est sans défense contre les tyrans, avec
son seul génie ; mais, si M. de Sartine me persécutait…

– Eh bien, après ? dit Thérèse.

– Ah ! oui, soupira Rousseau, je sais que mes ennemis seraient
heureux ; oui !…

– Pourquoi avez-vous des ennemis ? dit Thérèse. Parce
que vous êtes méchant, et parce que vous avez attaqué tout le monde. Ah !
c’est M. de Voltaire qui a des amis, à la bonne heure !

– C’est vrai, répondit Rousseau avec un sourire d’une expression
angélique.

– Mais, dame ! M. de Voltaire est gentilhomme ; il
a pour ami intime le roi de Prusse ; il a des chevaux, il est riche, il a
son château de Ferney… Et tout cela c’est à son mérite qu’il le doit… Aussi, quand
il va à la cour, on ne le voit pas faire le dédaigneux, il est comme chez lui.

– Et vous croyez, dit Rousseau, que je ne serai pas là comme
chez moi ? vous croyez que je ne sais pas d’où vient tout l’argent qu’on y
dépense, et que je suis dupe des respects qu’on y rend au maître ? Eh !
bonne femme, qui jugez tout à tort et à travers, songez donc que,si je fais le
dédaigneux, c’est parce que je dédaigne ; songez donc que, si je dédaigne
le luxe de ces courtisans, c’est qu’ils ont volé leur luxe.

– Volé ! dit Thérèse avec une indignation inexprimable.

– Oui, volé ! à vous, à moi, à tout le monde. Tout l’or
qu’ils ont sur leurs habits devrait être réparti sur les têtes des malheureux
qui manquent de pain. Voilà pourquoi, moi qui pense à tout cela, je ne vais qu’avec
répugnance à la cour.

– Je ne dis pas que le peuple soit heureux, dit Thérèse ;
mais, enfin, le roi est le roi.

– Eh bien ! je lui obéis ; que veut-il de plus ?

– Ah ! vous obéissez parce que vous avez peur. Il ne
faut pas dire que vous allez à contre-cœur quelque part et que vous êtes un
homme courageux, sinon je répondrai, moi, que vous êtes un hypocrite et que
cela vous plaît beaucoup.

– Je n’ai peur de rien, dit superbement Rousseau.

– Bon ! allez donc un peu dire au roi le quart de ce
que vous me racontiez tout à l’heure.

– Je le ferai assurément, si mon sentiment le commande.

– Vous ?

– Oui, moi ; ai-je jamais reculé ?

– Bah ! vous n’osez pas prendre au chat un os qu’il
ronge, de peur qu’il ne vous griffe… Que sera-ce quand vous serez entouré de
gardes et de gens d’épée ?… Voyez-vous, je vous connais comme si j’étais
votre mère… Vous allez tout à l’heure vous raser de frais, vous pommader, vous
adoniser ; vous ferez belle jambe, vous prendrez votre petit clignement d’yeux
intéressant, parce que vous avez les yeux tout petits et tout ronds, et qu’en
les ouvrant naturellement on les verrait, tandis qu’en clignant vous faites
croire qu’ils sont grands comme des portes cochères ; vous me demanderez
vos bas de soie, vous mettrez l’habit chocolat à boutons d’acier,la perruque
neuve, et un fiacre, et mon philosophe ira se faire adorer des belles dames… et
demain, ah ! demain, ce sera une extase, une langueur, vous serez revenu
amoureux, vous écrirez de petites lignes en soupirant, et vous arroserez votre
café de vos larmes. Oh ! comme je vous connais !…

– Vous vous trompez, ma bonne, dit Rousseau. Je vous dis qu’on
me violente pour que j’aille à la cour. J’irai, parce que, après tout, je
crains le scandale, comme tout honnête citoyen doit le craindre.D’ailleurs, je
ne suis pas de ceux qui se refusent à reconnaître la suprématie d’un citoyen
dans une république ; mais, quant à faire des avances de courtisan, quant
à faire frotter mon habit neuf contre les paillettes de ces messieurs de l’Œil-de-Bœuf,
non, non ! je n’en ferai rien, et, si vous m’y prenez,raillez-moi tout à
l’aise.

– Ainsi, vous ne vous habillerez pas ? dit Thérèse
ironiquement.

– Non.

– Vous ne mettrez pas votre perruque neuve ?

– Non.

– Vous ne clignerez pas vos petits veux ?

– Je vous dis que j’irai là comme un homme libre, sans affectation
et sans peur ; j’irai à la cour comme j’irais au théâtre ; et, que
les comédiens me trouvent bien ou mal, je m’en moque.

– Oh ! vous ferez bien au moins votre barbe, dit
Thérèse ; elle est longue d’un demi-pied.

– Je vous dis que je ne changerai rien à ma tenue.

Thérèse se mit à rire si bruyamment, que Rousseau en fut
étourdi et passa dans l’autre chambre.

La ménagère n’était pas au bout de ses persécutions ;
elle en avait de toutes couleurs et de toute étoffe.

Elle tira de l’armoire les habits de cérémonie, le linge
frais et les souliers cirés à l’œuf, avec un soin minutieux. Elle vint étaler
toutes ces belles choses sur le lit et sur les chaises de Rousseau.

Mais celui-ci ne parut pas y prêter la moindre attention.

Thérèse lui dit alors :

– Voyons, il est temps que vous vous habilliez… C’est long, une
toilette de cour… Vous n’aurez plus le loisir d’aller à Versailles pour l’heure
indiquée.

– Je vous ai dit, Thérèse, répliqua Rousseau, que je me trouvais
bien ainsi. C’est le costume avec lequel je me présente journellement devant mes
concitoyens. Un roi n’est pas autre chose qu’un citoyen comme moi.

– Allons, allons, dit Thérèse pour le tenter et l’amener par
insinuation à sa volonté, ne vous butez pas, Jacques, et ne faites pas une
sottise… Vos habits sont là… votre rasoir est tout prêt ; j’ai fait
avertir le barbier, si vous avez vos nerfs aujourd’hui…

– Merci, ma bonne, répondit Rousseau, je me donnerai seulement
un coup de brosse, et je prendrai mes souliers parce que l’on ne sort pas en
pantoufles.

– Aurait-il de la volonté par hasard ? se demanda
Thérèse.

Et elle l’excita tantôt par la coquetterie, tantôt par la persuasion,
tantôt par la violence de ses railleries. Mais Rousseau la connaissait ;
il voyait le piège ; il sentait qu’aussitôt après avoir cédé,il serait
impitoyablement honni et berné par sa gouvernante. Il ne voulut donc pas céder
et s’abstint de regarder les beaux habits qui relevaient ce qu’il appelait sa
bonne mine naturelle.

Thérèse le guettait. Elle n’avait plus qu’une ressource :
c’était le coup d’œil que Rousseau ne négligeait jamais de donner au miroir en
sortant, car le philosophe était propre à l’excès, si l’on peut trouver de l’excès
dans la propreté.

Mais Rousseau continua de se tenir en garde, et, comme il
avait surpris le regard anxieux de Thérèse, il tourna le dos au miroir. L’heure
arriva ; le philosophe s’était farci la tête de tout ce qu’il pourrait
dire de désagréablement sentencieux au roi.

Il en récita quelques bribes tout en attachant les boucles
de ses souliers, jeta son chapeau sous son bras, prit sa canne, et,profitant d’un
moment où Thérèse ne pouvait le voir, il détira son habit et sa veste avec les
deux mains pour en effacer les plis.

Thérèse rentra et lui offrit un mouchoir qu’il enfouit dans
sa vaste poche, et le reconduisit jusqu’au palier en lui disant :

– Voyons, Jacques, soyez raisonnable ; vous êtes
affreux ainsi, vous avez l’air d’un faux-monnayeur.

– Adieu, dit Rousseau.

– Vous avez l’air d’un coquin, monsieur, dit Thérèse, prenez
bien garde !

– Prenez garde au feu, répliqua Rousseau ; ne touchez
pas à mes papiers.

– Vous avez l’air d’un mouchard, je vous assure, dit Thérèse
au désespoir.

Rousseau ne répliqua rien ; il descendait les degrés en
chantonnant, et, en profitant de l’obscurité, il brossait son chapeau avec sa manche,
secouait son jabot de toile avec sa main gauche, et s’improvisait une rapide
mais intelligente toilette.

En bas, il affronta la boue de la rue Plâtrière, mais sur la
pointe de ses souliers, et gagna les Champs-Élysées, où stationnaient ces
honnêtes voitures que, par purisme, nous nommerons des pataches, et qui
voituraient ou plutôt assommaient encore il y a douze ans, de Paris à
Versailles, les voyageurs réduits à l’économie.

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