Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 6M. le duc d’Aiguillon

Autant l’on promenait à Paris et sur la route de Chanteloup
de mines grimaçantes et d’yeux rouges, autant à Luciennes on apportait de
visages épanouis et de sourires charmants.

C’est qu’à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle,
la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les
courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.

Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la
route s’encombra-t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière
le carrosse du ministre exilé ; de plus, on y vit tous les partisans du
chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.

Mais madame du Barry avait sa police ; Jean savait, à
un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les
Choiseul expirés ; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient
exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l’opinion
publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la
divinité du jour.

Après la grande file des carrosses et les encombrements  généraux,
eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros
secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs
et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.

Dieu sait la joie et comme on se félicita ! – les
serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes
semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.

– Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo
ou de Fœnix, comme vous voudrez l’appeler, maréchal, est le premier homme de ce
temps-ci. Ce serait bien dommage vraiment qu’on fit brûler encore les sorciers.

– Oui, comtesse, oui, c’est un bien grand homme, répondit
Richelieu.

– Et un fort bel homme. J’ai un caprice pour cet homme-là,duc…

– Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant et pressé
d’ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé…Ce serait un
terrible ministre de la police que M. le comte de Fœnix.

– J’y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.

– Pourquoi, comtesse ?

– Parce qu’il rendrait impossibles ses collègues.

– Comment cela ?

– Sachant tout, voyant dans leur jeu…

Richelieu rougit sous son rouge.

– Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j’étais son
collègue, qu’il fût perpétuellement dans le mien et qu’il vous communiquât les
cartes : vous y verriez toujours le valet de cœur aux genoux de la dame et
aux pieds du roi.

– Il n’y a personne qui ait plus d’esprit que vous, mon cher
duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère…Je croyais
que vous aviez dû faire avertir votre neveu ?…

– D’Aiguillon ? Il est arrivé, madame, et dans des
conjonctures qu’un augure romain eût jugées les meilleures du monde : son
carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.

– C’est, en effet, d’un augure favorable, dit la comtesse.
Donc, il va venir ?

– Madame, j’ai compris que M. d’Aiguillon, s’il était vu à
Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci,donnerait lieu à
toutes sortes de commentaires ; je l’ai prié de demeurer en bas, au village,
jusqu’à ce que je le mande d’après vos ordres.

– Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite ; car nous
voilà seuls, ou à peu près.

– D’autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait
entendus, n’est-ce pas, comtesse ?

– Absolument, oui, duc… Vous préférez… la Guerre aux Finances,
n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce la Marine que vous désirez ?

– Je préfère la Guerre, madame ; c’est là que je
pourrai rendre le plus de services.

– C’est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au
roi. Vous n’avez pas d’antipathies ?

– Pour qui ?

– Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.

– Je suis l’homme du monde le moins difficile à vivre,comtesse.
Mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien
lui accorder la faveur de le recevoir.

Richelieu s’approcha de la fenêtre ; les dernières
lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets
de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant sur son signe.

Cependant, on commençait à allumer chez la comtesse.

Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans
la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.

Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent
pronostic pour les affaires de M. d’Aiguillon, et, par conséquent,pour les
siennes.

– Elle goûte l’oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu ;
nous serons les maîtres ici.

Tandis qu’il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit
bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça
le duc d’Aiguillon.

C’était un seigneur fort beau et fort gracieux, d’une mise
aussi riche qu’élégante et bien entendue. M. d’Aiguillon avait passé l’âge de
la fraîche jeunesse ; mais il était de ces hommes qui, par le regard et la
volonté, sont jeunes jusqu’à la vieillesse décrépite.

Les soucis du gouvernement n’avaient pas imprimé une ride
sur son front. Ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez
les hommes État et chez les poètes, l’asile des grandes pensées. Il tenait droite
et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s’il savait
que la haine de dix millions d’hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en
même temps, il eût voulu prouver que le poids n’était pas au-dessus de sa
force.

M. d’Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces
mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle.
On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée ; celle du duc était un
modèle d’élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la
suavité du poète, de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux
d’un mousquetaire. Pour la comtesse, c’était un triple idéal :elle
trouvait en un seul modèle trois types que d’instinct cette belle sensuelle
devait aimer.

Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un
enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d’Aiguillon,
ces deux héros de l’animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s’étaient
pas encore vus face à face, avec tous leurs avantages.

Depuis trois ans, en effet, M. d’Aiguillon s’était fait très
occupé en Bretagne ou dans son cabinet. Il avait peu prodigué sa personne à la
cour, sachant bien qu’il allait arriver une crise favorable ou défavorable :
que, dans le premier cas, mieux fallait offrir à ses administrés les bénéfices
de l’inconnu ; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces
pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.

Et puis une autre raison dominait tous ces calculs ;
celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.

Avant que madame du Barry fût comtesse et effleurât chaque
nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante
et adorée ; elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus
compter jamais depuis qu’elle était crainte.

Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui
avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient
accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange,M. le duc d’Aiguillon
avait autrefois figuré en première ligne. Mais, soit que le duc n’eût pas été
pressé, soit que mademoiselle Lange n’eût pas été aussi facile que ses
détracteurs le prétendaient, soit qu’enfin, et ceci n’ôtera de mérite ni à l’un
ni à l’autre, soit que l’amour subit du roi eût divisé les deux cœurs prêts à s’entendre,
M. d’Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums ;
mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs ; le
duc avait tiré vers la Bretagne, étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange
avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c’est-à-dire
au roi de France.

Il en résulta que cette disparition subite de d’Aiguillon
avait fort peu occupé d’abord madame du Barry, parce qu’elle avait peur du
passé, mais qu’ensuite, voyant l’attitude silencieuse de son ancien adorateur, elle
avait été intriguée, puis émerveillée, et que, bien placée pour juger les
hommes, elle avait jugé celui-là un véritable homme d’esprit.

C’était beaucoup, cette distinction, pour la comtesse ;
mais ce n’était pas tout, et le moment allait venir où peut-être elle jugerait
d’Aiguillon un homme de cœur.

Il faut dire que la pauvre mademoiselle Lange avait ses raisons
pour craindre le passé. Un mousquetaire, amant jadis heureux,disait-il, était
entré un jour jusque dans Versailles pour redemander à mademoiselle Lange un
peu de ses faveurs passées, et ces paroles, étouffées bien vite par une hauteur
toute royale, n’en avaient pas moins fait jurer l’écho pudique du palais de madame
de Maintenon.

On a vu que, dans toute sa conversation avec madame du Barry,
le maréchal n’avait jamais effleuré le chapitre d’une connaissance de son neveu
et de mademoiselle Lange. Ce silence, de la part d’un homme aussi habitué que
le vieux duc à dire les choses du monde les plus difficiles, avait profondément
surpris, et, faut-il le dire, inquiété la comtesse.

Elle attendait donc impatiemment M. d’Aiguillon pour savoir
enfin à quoi s’en tenir, et si le maréchal avait été discret, ou était
ignorant.

Le duc entra.

Respectueux avec aisance et assez sûr de lui pour saluer entre
la reine et la femme de cour ordinaire, il subjugua tout d’un coup,par cette
nuance délicate, une protectrice toute disposée à trouver le bien parfait et le
parfait merveilleux.

M. d’Aiguillon prit ensuite la main de son oncle qui,s’avançant
vers la comtesse, lui dit de sa voix pleine de caresses :

– Voici M. le duc d’Aiguillon, madame : ce n’est pas mon
neveu, c’est un de vos serviteurs les plus passionnés que j’ai l’honneur de
vous présenter.

La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda
comme font les femmes, c’est-à-dire avec des yeux à qui rien n’échappe ;
elle ne vit que deux fronts courbés respectueusement, et deux figures qui
remontèrent calmes et sereines après le salut.

– Je sais, répondit madame du Barry, que vous aimez M. le
duc, maréchal ; vous êtes mon ami. Je prierai monsieur, par déférence pour
son oncle, de l’imiter en tout ce que son oncle fera d’agréable pour moi.

– C’est la conduite que je me suis tracée à l’avance, madame,
répondit le duc d’Aiguillon avec une révérence nouvelle.

– Vous avez bien souffert en Bretagne ? dit la
comtesse.

– Oui, madame, et je ne suis pas au bout, répondit d’Aiguillon.

– Je crois que si, monsieur ; d’ailleurs, voilà M. de
Richelieu qui va vous aider puissamment.

D’Aiguillon regarda Richelieu comme surpris.

– Ah ! fit la comtesse, je vois que le maréchal n’a pas
encore eu le temps de causer avec vous ; c’est tout simple,vous arrivez
de voyage. Eh bien, vous devez avoir cent choses à vous dire, je vous laisse, maréchal.
Monsieur le duc, vous êtes ici chez vous.

La comtesse, à ces mots, se retira.

Mais elle avait un projet. La comtesse n’alla pas bien loin.
Derrière le boudoir, un grand cabinet s’ouvrait où le roi souvent,lorsqu’il
venait à Luciennes, aimait à s’asseoir au milieu des chinoiseries de toute
espèce. Il préférait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on
entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.

Madame du Barry était donc sûre d’entendre de là toute la
conversation du duc et de son neveu. C’est de là qu’elle allait se former sur
ce dernier une opinion irrévocable.

Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande
partie des secrets de chaque localité royale ou ministérielle.Écouter pendant
que l’on parlait était un de ses moyens, parler pendant qu’on écoutait était
une de ses ruses.

Il résolut donc, tout chaud encore de l’accueil que venait
de faire madame du Barry à d’Aiguillon, il résolut de pousser jusqu’au bout la
veine et d’indiquer, à la favorite, sous bénéfice de son absence supposée, tout
un plan de petit bonheur secret et de grande puissance compliquée d’intrigues, double
appât auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne résiste presque
jamais.

Il fit asseoir le duc et lui dit :

– Vous voyez, duc, je suis installé ici.

– Oui, monsieur, je le vois.

– J’ai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante
femme qu’on regarde ici comme reine, et qui l’est de fait.

D’Aiguillon s’inclina.

– Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je n’ai pu
vous apprendre comme ça en pleine rue, c’est que madame du Barry m’a promis un
portefeuille.

– Ah ! fit d’Aiguillon, cela vous est bien dû,monsieur.

– Je ne sais pas si cela m’est dû, mais cela m’arrive, un
peu tard, il est vrai. Enfin, casé comme je le serai, je vais m’occuper de vous,
d’Aiguillon.

– Merci, monsieur le duc ; vous êtes un bon parent, j’en
ai eu plus d’une preuve.

– Vous n’avez rien en vue, d’Aiguillon ?

– Absolument rien, sinon de n’être pas dégradé de mon titre
de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.

– Vous avez des soutiens quelque part ?

– Moi ? Pas un.

– Vous fussiez donc tombé sans la circonstance présente ?

– Tout à plat, monsieur le duc.

– Ah çà ! mais, vous parlez comme un philosophe… Que
diable, aussi, c’est que je te rudoie, mon pauvre d’Aiguillon, et que je te
parle en ministre plutôt qu’en oncle.

– Mon oncle, votre bonté me pénètre de reconnaissance.

– Si je t’ai fait venir de là-bas et si vite, tu comprends
bien que c’est pour te faire jouer ici un beau rôle… Voyons, as-tu bien
réfléchi parfois à celui qu’a joué pendant dix ans M. de Choiseul ?

– Oui, certes, il était beau.

– Beau ! entendons-nous, beau lorsque avec madame de
Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jésuites ; triste, fort
triste, lorsque s’étant brouillé comme un sot avec madame du Barry,qui vaut
cent Pompadour, il s’est fait mettre à la porte en vingt-quatre heures… Tu ne
réponds pas.

– J’écoute, monsieur, et je cherche où vous voulez en venir.

– Tu l’aimes, n’est-ce pas, ce premier rôle de Choiseul ?

– Mais certainement ; il était agréable.

– Eh bien, mon cher ami, ce rôle, j’ai décidé que je le jouerais.

D’Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.

– Vous parlez sérieusement ? dit-il.

– Mais oui ; pourquoi pas ?

– Vous serez l’amant de madame du Barry ?

– Ah ! diable ! tu vas trop vite ; cependant,
je vois que tu m’as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le
roi et gouvernait sa maîtresse ; il aimait, dit-on, madame de Pompadour…
Au fait, pourquoi pas ?… Eh bien, non, je ne puis être l’amant aimé, ton
froid sourire me le dit bien : tu regardes avec tes jeunes yeux mon front
ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en
parlant de Choiseul : « Je le jouerai », j’aurais donc dû dire :
« Nous le jouerons. »

– Mon oncle !

– Non, je ne puis être aimé d’elle, je le sais ; pourtant
je te le dis… et sans crainte, parce qu’elle ne peut le savoir,j’aimerais
cette femme par-dessus tout… mais…

D’Aiguillon fronça le sourcil.

– Mais, continua-t-il, j’ai fait un plan superbe ; ce
rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.

– Ah ! ah ! fit d’Aiguillon.

– Quelqu’un des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry…
Parbleu ! la belle affaire… une femme accomplie.

Et Richelieu haussa la voix.

– Ce n’est pas Fronsac, tu comprends : un malheureux dégénéré,
un sot, un lâche, un fripon, un croquant… Voyons, duc, sera-ce toi ?

– Moi ? s’écria d’Aiguillon. Êtes-vous fou, mon oncle ?

– Fou ? Quoi ! tu n’es pas déjà aux pieds de celui
qui te donne ce conseil ! quoi ! tu ne fonds pas de joie,tu ne
brûles pas de reconnaissance ! quoi ! à la façon dont elle t’a reçu, tu
n’es pas déjà épris… enragé d’amour ?… Allons, allons, s’écria le vieux
maréchal, depuis Alcibiade, il n’y a eu qu’un Richelieu au monde,il n’y en
aura plus… Je vois bien cela.

– Mon oncle, répliqua le duc avec une agitation, soit feinte,
et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition
était nette, mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la
position dont vous me parlez ; vous gouverneriez avec l’autorité de M. de
Choiseul, et je serais l’amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le
plan est digne de l’homme le plus spirituel de la France ;mais vous n’avez
oublié qu’une chose en le faisant.

– Quoi donc ?… s’écria Richelieu avec inquiétude ;
n’aimerais-tu pas madame du Barry ? Est-ce cela ?…Fou ! triple
fou ! malheureux ! est-ce cela ?

– Oh ! non, ce n’est pas cela, mon oncle, s’écria d’Aiguillon,
comme s’il eût su que pas une de ses paroles ne devait être perdue ;
madame du Barry, que je connais à peine, m’a semblé être la plus belle et la
plus charmante des femmes. J’aimerais, au contraire, éperdument madame du Barry,
je l’aimerais trop : ce n’est pas là la question.

– Où est-elle donc, la question ?

– Ici, monsieur le duc : madame du Barry ne m’aimera jamais,
et la première condition d’une alliance pareille, c’est l’amour.Comment voulez-vous
qu’au milieu de cette cour brillante, au sein des hommages d’une jeunesse
fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse
aille distinguer précisément celui qui n’a aucun mérite, celui qui déjà n’est
plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce
qu’il sent que bientôt il va disparaître ? Mon oncle, si j’avais connu
madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes
aimaient en moi tout ce qu’on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder
à l’état de souvenir. C’est beaucoup ; mais rien… ni passé, ni présent, ni
avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère ;seulement, vous m’avez
percé le cœur en me la présentant si douce et si dorée.

Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié,
que Lekain eût jugé digne d’étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant
tout bas :

– Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait ?
Peste ! qu’il est adroit ! C’est un maître. En ce cas,prenons garde
à lui !

Il avait raison, Richelieu ; la comtesse écoutait, et
chacune des paroles de d’Aiguillon lui était entré bien avant dans le cœur ;
elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l’exquise
délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n’avait pas trahi le
secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore
aimé peut-être.

– Ainsi, tu me refuses ? dit Richelieu.

– Oh ! pour cela, oui, mon oncle ; car,malheureusement,
je vois la chose impossible.

– Essaie au moins, malheureux !

– Et comment ?

– Te voici des nôtres…tu verras la comtesse tous les jours :
plais-lui, morbleu !

– Avec un but intéressé ?… Non, non !… Si j’avais
le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m’enfuirais tout au bout
du monde, car j’aurais honte de moi-même.

Richelieu se gratta encore le menton.

– La chose est faite, se dit-il, ou d’Aiguillon est un sot.

Tout à coup, on entendit un bruit dans les cours, et quelques
voix crièrent : « Le roi ! »

– Diable ! s’écria Richelieu, le roi ne doit pas me
voir ici, je me sauve.

– Mais moi ? dit le duc.

– Toi, c’est différent, il faut qu’il te voie. Reste… reste…
et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.

Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en
disant au duc :

– À demain !

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