Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 30La répétition

Une fois la répétition commencée, l’attention excitée par le
spectacle même, Rousseau cessa d’être remarqué. Ce fut lui qui observa autour
de lui. Il entendit des seigneurs qui chantaient faux sous des habits
villageois, et vit des dames qui coquetaient comme des bergères sous des habits
de cour.

Madame la dauphine chantait juste, mais elle était mauvaise
actrice ; elle avait, d’ailleurs, si peu de voix, qu’on l’entendait à
peine. Le roi, pour n’intimider personne, s’était réfugié dans une loge obscure
où il causait avec les dames.

M. le dauphin soufflait les paroles de l’opéra, qui marchait
royalement mal.

Rousseau prit le parti de ne plus écouter, mais il lui fut
difficile de ne plus entendre. Il avait cependant une consolation ; car il
venait d’apercevoir une délicieuse figure parmi les illustres comparses, et la
villageoise que le ciel avait douée de cette belle figure chantait avec la plus
belle voix de toute la troupe.

Rousseau se concentra donc et s’absorba par-dessus son
pupitre à regarder la charmante figure, et il ouvrit ses deux oreilles pour
aspirer toute la mélodie de sa voix.

La dauphine, qui vit ainsi l’auteur attentif, se persuada aisément,
grâce à son sourire, grâce à ses yeux mourants, qu’il trouvait satisfaisante l’exécution
des bons morceaux et, pour avoir un compliment, car elle était femme, elle se
pencha vers le pupitre en disant :

– Est-ce que c’est mal ainsi, monsieur Rousseau ?

Rousseau, béant et engourdi, ne répliqua rien.

– Allons, nous nous sommes trompés, dit la dauphine, et M.
Rousseau n’ose le dire. Je vous en supplie, monsieur Rousseau.

Les regards de Rousseau ne quittaient plus cette belle personne,
qui ne s’apercevait pas, elle, de l’attention dont elle était l’objet.

– Ah ! dit la dauphine en suivant la direction du
regard de notre philosophe, c’est mademoiselle de Taverney qui a fait une faute !…

Andrée rougit, elle vit tous les yeux se porter sur elle.

– Non ! non ! s’écria Rousseau, ce n’est pas
mademoiselle, car mademoiselle chante comme un ange.

Madame du Barry décocha au philosophe un coup d’œil plus
aigu qu’un javelot.

Le baron de Taverney, au contraire, sentit son cœur se fondre
de joie et caressa Rousseau de son plus charmant sourire.

– Est-ce que vous trouvez que cette jeune fille chante bien ?
demanda madame du Barry au roi, que les paroles de Rousseau avaient frappé
visiblement.

– Je n’entends pas…, dit Louis XV ; dans un ensemble…
il faut être musicien pour cela.

Cependant Rousseau s’agitait dans son orchestre pour faire
chanter le chœur :

Colin
revint à sa bergère ;

Célébrons
un retour si beau.

En se retournant après un essai, il vit M. de Jussieu qui le
saluait avec aménité.

Ce ne fut pas un médiocre plaisir pour le Genevois que d’être
vu régentant la cour, par un homme de cour qui l’avait un peu froissé de sa
supériorité.

Il lui rendit cérémonieusement son salut et se remit à regarder
Andrée, que l’éloge avait rendue encore plus belle. La répétition continua, et
madame du Barry devint d’une humeur atroce : elle avait deux fois surpris
Louis XV distrait, par le spectacle, des jolies choses qu’elle lui disait.

Le spectacle, nécessairement pour la jalouse, c’était Andrée ;
ce qui n’empêcha point madame la dauphine de recueillir force compliments et de
se montrer d’une gaieté charmante.

M. le duc de Richelieu papillonnait autour d’elle avec la légèreté
d’un jeune homme, et il avait réussi à former dans le fond du théâtre un cercle
de rieurs, dont la dauphine était le centre, et qui inquiétait furieusement le
parti du Barry.

– Il paraît, dit-il tout haut, que mademoiselle de Taverney
a une jolie voix.

– Charmante, dit la dauphine ; et, sans mon égoïsme, je
l’eusse fait jouer Colette ; mais, comme c’est pour m’amuser que j’ai pris
ce rôle, je ne le laisse à personne.

– Ah ! mademoiselle de Taverney ne le chanterait pas
mieux que Votre Altesse royale, dit Richelieu, et…

– Mademoiselle est excellente musicienne, dit Rousseau
profondément pénétré.

– Excellente, dit la dauphine ; et, s’il faut que je l’avoue,
c’est elle qui m’apprend mon rôle ; et puis elle danse à ravir, et moi, je
danse fort mal.

On peut juger de l’effet de ces conversations sur le roi, sur
madame du Barry, et sur tout ce peuple de curieux, de nouvellistes,d’intrigants
et d’envieux ; chacun récoltait un plaisir en faisant une blessure, ou
recevait le coup avec honte et douleur. Il n’y avait pas d’indifférents, sauf
peut-être Andrée elle même.

La dauphine, aiguillonnée par Richelieu, finit par faire chanter
à Andrée la romance :

J’ai
perdu mon serviteur,

Colin
me délaisse.

On vit le roi laisser aller sa tête en cadence avec des mouvements
si vifs de plaisir, que tout le rouge de madame du Barry tombait en petites
écailles, comme fait la peinture à l’humidité.

Richelieu, plus méchant qu’une femme, savoura sa vengeance.
Il s’était rapproché de Taverney le père, et ces deux vieillards formaient un
groupe de statues qu’on eût pu appeler l’Hypocrisie et la Corruption clignant
un projet d’union.

Leur joie devint d’autant plus vive que le front de madame
du Barry s’assombrissait peu à peu. Elle y mit le comble en se levant avec une
espèce de colère ; ce qui était contre toutes les règles,puisque le roi
était encore assis.

Les courtisans sentirent l’orage comme les fourmis et se hâtèrent
de chercher l’abri près des plus forts. Aussi vit-on madame la dauphine plus
entourée de ses amis, madame du Barry plus caressée des siens.

Peu à peu l’intérêt de la répétition déviait de sa ligne naturelle
et se portait sur un autre ordre d’idées. Il ne s’agissait plus de Colette ou
de Colin, et beaucoup de spectateurs pensaient que ce serait peut-être à madame
du Barry de chanter bientôt :

J’ai
perdu mon serviteur,

Colin
me délaisse.

– Vois-tu, dit Richelieu bas à Taverney, vois-tu l’étourdissant
succès de ta fille ?

Et il l’entraîna dans le corridor en poussant une porte
vitrée, d’où il fit tomber un curieux qui s’était suspendu au carreau pour voir
dans la salle.

– La peste du drôle ! grommela M. de Richelieu en
époussetant sa manche, que le contrecoup de la porte avait froissée, et surtout
en voyant que le curieux était vêtu comme les ouvriers du château.

C’en était un, en effet, qui, un panier de fleurs sous le
bras, avait réussi à se hisser derrière la vitre et à plonger les yeux dans la
salle, où il avait vu tout le spectacle.

Il fut repoussé dans le corridor, où il faillit tomber à la
renverse ; mais, s’il ne tomba pas, son panier fut renversé.

– Ah ! mais ce drôle, je le connais, dit Taverney avec
un regard courroucé.

– Qui est-ce ? demanda le duc.

– Que fais-tu ici, coquin ? dit Taverney.

Gilbert, car c’était lui, et le lecteur l’a déjà reconnu,répliqua
fièrement :

– Vous le voyez, je regarde.

– Au lieu de faire ton ouvrage, dit Richelieu.

– Mon ouvrage est fini, dit humblement Gilbert au duc, sans
daigner regarder Taverney.

– Je trouverai donc ce fainéant partout ! dit Taverney.

– Là, là, monsieur, interrompit une voix doucement. Mon
petit Gilbert est un bon travailleur et un botaniste très appliqué.

Taverney se retourna et vit M. de Jussieu qui caressait les
joues de Gilbert.

Il rougit de colère et s’éloigna.

– Les valets ici ! murmura-t-il.

– Chut ! lui dit Richelieu, Nicole y est bien… Regarde…
au coin de cette porte, là-haut… La petite égrillarde ! elle ne perd pas
non plus une œillade.

En effet, Nicole, derrière vingt autres domestiques de Trianon,
levait par-dessus sa tête charmante, et ses yeux, dilatés par la surprise et l’admiration,
semblaient tout voir en double.

Gilbert l’aperçut et tourna d’un autre côté.

– Viens, viens, dit le duc à Taverney, j’ai l’idée que le
roi veut te parler… il cherche.

Et les deux amis s’éloignèrent dans la direction de la loge
du roi.

Madame du Barry, tout debout, correspondait avec M.d’Aiguillon,
debout aussi. Celui-ci ne perdait pas de vue aucun mouvement de son oncle.

Rousseau, demeuré seul, admirait Andrée ; il était
occupé, si l’on veut nous passer cette expression, à en devenir amoureux.

Les illustres acteurs allaient se déshabiller dans leurs
loges, où Gilbert avait renouvelé les fleurs.

Taverney, resté seul dans le couloir depuis que M. de Richelieu
était allé trouver le roi, sentait son cœur transi et brûlé tour à tour dans l’attente.
Enfin le duc revint et mit un doigt sur ses lèvres.

Taverney pâlit de joie et vint à la rencontre de son ami, qui
l’entraîna sous la loge royale.

Là, ils entendirent ce que peu de gens pouvaient entendre.

Madame du Barry disant au roi :

– Attendrai-je Votre Majesté à souper ce soir ?

Et le roi répondant :

– Je me sens fatigué, comtesse ; excusez-moi.

Au même instant le dauphin arrivait et, marchant presque sur
les pieds de la comtesse sans paraître la voir :

– Sire, dit-il, Votre Majesté nous fera-t-elle l’honneur de
souper à Trianon ?

– Non, mon fils ; je le disais à l’instant même à
madame ; je me sens fatigué ; toute votre jeunesse m’étourdirait… Je
souperai seul.

Le dauphin s’inclina et partit. Madame du Barry salua jusqu’à
la ceinture et se retira, tremblante de colère.

Le roi fit alors un signe à Richelieu.

– Duc, dit-il, j’ai à vous parler de certaine affaire qui
vous regarde.

– Sire…

– Je n’ai pas été content… Je veux que vous m’expliquiez…
Tenez… Je soupe seul, vous me tiendrez compagnie.

Et le roi regardait Taverney.

– Vous connaissez, je crois, ce gentilhomme, duc ?

– M. de Taverney ? Oui, sire.

– Ah ! le père de la charmante chanteuse.

– Oui, sire.

– Écoutez-moi, duc.

Le roi se baissa pour parler à l’oreille de Richelieu.

Taverney s’enfonça les ongles dans la peau, pour ne pas
donner signe d’émotion.

Un moment après, Richelieu passa devant Taverney et lui dit :

– Suis-moi sans affectation.

– Où cela ? dit Taverney de même.

– Viens toujours.

Le duc partit. Taverney le suivit à vingt pas jusqu’aux appartements
du roi.

Le duc entra dans la chambre ; Taverney demeura dans l’antichambre.

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