Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 7La part du roi

Le duc d’Aiguillon, resté seul, se retrouva d’abord assez embarrassé.
Il avait parfaitement compris tout ce que lui disait son oncle,parfaitement
compris que madame du Barry l’écoutait, parfaitement compris enfin que, pour un
homme d’esprit, il s’agissait, en cette occurrence, d’être un homme de cœur, et
de jouer seul la partie dans laquelle le vieux duc cherchait à se faire un
associé.

L’arrivée du roi interrompit fort heureusement l’explication
qui eût forcément résulté de la contenance toute puritaine de M.d’Aiguillon.

Le maréchal n’était pas homme à demeurer longtemps dupe, et
surtout à faire briller d’un éclat exagéré la vertu d’un autre aux dépens de la
sienne.

Mais, étant resté seul, d’Aiguillon eut le temps de
réfléchir.

Le roi arrivait en effet. Déjà ses pages avaient ouvert la
porte de l’antichambre, et Zamore s’élançait vers le monarque en lui demandant
des bonbons, touchante familiarité que, dans ses moments de sombre humeur, Louis
XV payait d’une nasarde ou d’un frottement d’oreilles fort désagréables au
jeune Africain.

Le roi s’installa dans le cabinet des chinoiseries, et, ce
qui convainquit d’Aiguillon que madame du Barry n’avait pas perdu un mot de la
conversation avec son oncle, c’est que lui, d’Aiguillon, entendit parfaitement,
dès les premiers mots, l’entretien du roi avec la comtesse.

Sa Majesté paraissait fatiguée comme un homme qui aurait
levé un poids immense. Atlas était moins impotent après sa journée faite, quand
il avait tenu le ciel douze heures sur ses épaules.

Louis XV se fit remercier, applaudir, caresser par sa maîtresse ;
il se fit raconter tout le contrecoup du renvoi de M. de Choiseul,et cela le
divertit beaucoup.

Alors madame du Barry se hasarda. Il était temps, beau temps
pour la politique, et, d’ailleurs, elle se sentait brave à remuer une des
quatre parties du monde.

– Sire, dit-elle, vous avez détruit, c’est bien ; vous
avez démoli, c’est superbe ; mais, à présent, il s’agit de rebâtir.

– Oh ! c’est fait, dit le roi négligemment.

– Vous avez un ministère ?

– Oui.

– Comme ça, tout d’un coup, sans respirer ?

– Voilà-t-il de mes gens sans cervelle… Oh ! femme que
vous êtes ! Avant de chasser son cuisinier, comme vous disiez l’autre jour,
est-ce qu’on n’en arrête pas un nouveau ?

– Redites-moi encore que vous avez composé le cabinet.

Le roi se souleva sur le vaste sofa où il s’était couché
plutôt qu’assis, usant pour coussin principal des épaules de labelle comtesse.

– On penserait, Jeannette, lui dit-il, à vous entendre vous
inquiéter, que vous connaissez mon ministère pour le blâmer, et que vous en
avez un à me proposer.

– Mais…, dit la comtesse, ce n’est pas si absurde, cela.

– Vraiment ?… vous avez un ministère ?

– Vous en avez bien un, vous ! répliqua-t-elle.

– Oh ! moi, c’est mon état, comtesse. Voyons un peu vos
candidats…

– Non pas ! Dites-moi les vôtres.

– Je le veux bien, pour vous donner l’exemple.

– À la Marine, d’abord, où était ce cher M. de Praslin ?

– Ah ! du nouveau, comtesse ; un homme charmant, qui
n’a jamais vu la mer.

– Allons donc !

– D’honneur ! ceci est une invention magnifique. Je
vais me rendre très populaire, et on va me couronner dans les deux mers, en
effigie, s’entend.

– Mais qui, sire ? qui donc ?

– Gageons qu’en mille vous ne devinez pas.

– Un homme dont le choix vous rend populaire ?… Ma foi,
non.

– Un homme du parlement, ma chère… Un premier président du
parlement de Besançon.

– M. de Boynes ?

– Lui-même… Peste ! comme vous êtes savante !…
Vous connaissez ces gens-là ?

– Il le faut bien, vous me parlez parlement toute la
journée. Ah çà ! mais cet homme-là ne sait pas ce que c’est qu’un aviron.

– Tant mieux. M. de Praslin savait trop bien son état, et il
m’a coûté trop cher avec ses constructions navales.

– Mais aux Finances, sire ?

– Oh ! pour les Finances, c’est différent ; je
choisis un homme spécial.

– Un financier ?

– Non… un militaire. Il y a trop longtemps que les financiers
me grugent.

– Mais à la Guerre, grand Dieu ?

– Tranquillisez-vous, j’y mets un financier. Terray ;c’est
un éplucheur de comptes ; il va trouver des erreurs dans toutes les
additions de M. de Choiseul. Je vous dirai que j’avais eu l’idée de prendre
pour la guerre un homme merveilleux, un pur, comme ils disent ; c’était
pour plaire aux philosophes.

– Bon ! qui donc ? Voltaire ?

– Presque… le chevalier du Muy… Un Caton.

– Ah ! mon Dieu ! vous m’épouvantez.

– C’était fait… J’avais fait venir l’homme, ses provisions
étaient signées ; il m’avait remercié, lorsque mon bon ou mon mauvais
génie, décidez, comtesse, me pousse à lui dire de venir ce soir à Luciennes, souper
et causer.

– Fi ! l’horreur !

– Eh bien, comtesse, voilà précisément ce que du Muy m’a
répondu.

– Il vous a dit cela ?

– En d’autres termes, comtesse ; mais enfin il m’a dit
que servir le roi était son plus ardent désir, mais que, pour servir madame du
Barry, c’était impossible.

– Eh bien, il est joli, votre philosophe !

– Vous comprenez ma réponse, comtesse, je lui ai tendu la
main… pour qu’il me rendît son brevet, que j’ai mis en pièces avec un fort
patient sourire, et le chevalier a disparu. Louis XIV pourtant eût fait pourrir
ce gaillard-là dans un des vilains trous de la Bastille ; mais je suis
Louis XV, et j’ai un parlement qui me donne le fouet, au lieu que ce soit moi
qui donne le fouet au parlement. Voilà.

– C’est égal, sire, dit la comtesse en couvrant de baisers
son royal amant, vous êtes un homme accompli.

– Ce n’est pas ce que tout le monde dira. Terray est exécré.

– Qui ne l’est pas ?… Et aux affaires étrangères ?

– Ce brave Bertin, que vous connaissez.

– Non.

– Alors que vous ne connaissez pas.

– Mais, dans tout cela, je ne vois pas un seul bon ministre,
moi.

– Soit ; dites-moi les vôtres.

– Je n’en dirai qu’un.

– Vous ne le dites pas ; vous avez peur.

– Le maréchal.

– Quel maréchal ? fit le roi avec une grimace.

– Le duc de Richelieu.

– Ce vieillard ? cette poule mouillée ?

– Bon ! le vainqueur de Mahon, une poule mouillée !

– Un vieux paillard…

– Sire, votre compagnon.

– Un homme immoral, qui fait fuir toutes les femmes.

– Que voulez-vous ! c’est depuis qu’il ne court plus
après elles.

– Ne me parlez jamais de Richelieu, c’est ma bête noire ;
ce vainqueur de Mahon m’a mené dans tous les tripots de Paris… ; on nous
chansonnait. Non pas, non pas ! Richelieu ! oh !rien que le nom
me met hors de moi.

– Vous les haïssez donc bien ?

– Qui ?

– Les Richelieu.

– Je les exècre.

– Tous ?

– Tous. Voilà-t-il pas un beau duc et pair que M.Fronsac ;
il a dix fois mérité la roue.

– Je vous le livre ; mais il y a encore des Richelieu
de par le monde.

– Ah ! oui, d’Aiguillon.

– Eh bien ?

On juge si, à ces mots, l’oreille du neveu était droite dans
le boudoir.

– Celui-là, je devrais le haïr plus que les autres, car il
me met sur les bras tout ce qu’il y a de braillards en France ; mais c’est
un faible dont je ne puis me guérir, il est hardi et ne me déplaît pas.

– C’est un homme d’esprit, s’écria la comtesse.

– Un homme courageux et âpre à défendre la prérogative
royale. Voilà un vrai pair !

– Oui, oui, cent fois oui ! Faites-en quelque chose.

Alors le roi regarda la comtesse en se croisant les bras :

– Comment se peut-il, comtesse, que vous me proposiez une
chose pareille au moment où toute la France me demande d’exiler et de dégrader
le duc ?

Madame du Barry se croisa les bras à son tour.

– Tout à l’heure, dit-elle, vous appeliez Richelieu une
poule mouillée ; eh bien, c’est à vous que ce nom revient de droit.

– Oh ! comtesse…

– Vous voilà bien fier, parce que vous avez renvoyé M. de
Choiseul.

– Eh ! ce n’était pas aisé.

– Vous l’avez fait, c’est bien ! et, à présent, vous
reculez devant les conséquences.

– Moi ?

– Sans doute. Que faites-vous en renvoyant le duc ?

– Je donne un coup de pied au derrière du parlement.

– Et vous n’en voulez pas donner deux ! Que diable !
levez les deux jambes, l’une après l’autre, bien entendu. Le parlement voulait
garder Choiseul ; renvoyez Choiseul. Il veut renvoyer d’Aiguillon ;
gardez d’Aiguillon.

– Je ne le renvoie pas.

– Gardez-le, corrigé et augmenté considérablement.

– Vous voulez un ministère pour ce brouille-tout ?

– Je veux une récompense pour celui qui vous a défendu au
péril de ses dignités et de sa fortune.

– Dites de sa vie, car on le lapidera un de ces matins, votre
duc, en compagnie de votre ami Maupeou.

– Vous encourageriez beaucoup vos défenseurs, s’ils vous
entendaient.

– Ils me le rendent bien, comtesse.

– Ne dites pas cela, les faits parlent.

– Ah çà ! mais pourquoi cette fureur pour d’Aiguillon ?

– Fureur ! je ne le connais pas ; je l’ai vu
aujourd’hui, et lui ai parlé pour la première fois.

– Ah ! c’est différent ; il y a conviction alors, et
je respecte toutes les convictions, n’en ayant jamais eu moi-même.

– Alors donnez quelque chose à Richelieu, au nom de d’Aiguillon,
puisque vous ne voulez rien donner à d’Aiguillon.

– À Richelieu ! rien, rien, rien, jamais rien !

– À M. d’Aiguillon, alors, puisque vous ne donnez pas à Richelieu.

– Quoi ! lui donner un portefeuille, en ce moment ?
C’est impossible.

– Je le conçois… mais plus tard… Songez qu’il est homme de
ressources, d’action, et qu’avec Terray, d’Aiguillon et Maupeou,vous aurez les
trois têtes de Cerbère ; songez aussi que votre ministère est une plaisanterie
qui ne peut pas durer.

– Vous vous trompez, comtesse, il durera bien trois mois.

– Dans trois mois, je retiens votre parole.

– Oh ! oh ! comtesse.

– C’est dit ; maintenant… il me faut du présent.

– Mais je n’ai rien.

– Vous avez les chevau-légers ; M. d’Aiguillon est un
officier, c’est ce qu’on appelle une épée ; donnez-lui vos chevau-légers.

– Allons, soit, il les aura.

– Merci ! s’écria la comtesse transportée de joie,merci !

Et M. d’Aiguillon put entendre résonner un baiser tout plébéien
sur les joues de Sa Majesté Louis XV.

– À présent, dit le roi, faites-moi souper, comtesse.

– Non, dit-elle, il n’y a rien ici ; vous m’avez
assommée de politique… Mes gens ont fait des discours et des feux d’artifice, mais
de cuisine point.

– Alors venez à Marly ; je vous emmène.

– Impossible : j’ai ma pauvre tête fendue en quatre.

– La migraine ?

– Impitoyable.

– Il faut vous coucher alors, comtesse.

– C’est ce que je vais faire, sire.

– Alors, adieu…

– Au revoir, c’est-à-dire.

– J’ai un peu l’air de M. de Choiseul : on me renvoie.

– En vous reconduisant, en vous festoyant, en vous cajolant,
dit la folâtre femme, qui tout doucement poussait le roi vers la porte et finit
par le mettre dehors, riant aux éclats et se retournant à chaque marche de l’escalier.

Du haut du péristyle, la comtesse tenait un bougeoir.

– Dites donc, comtesse, fit le roi en remontant un degré.

– Sire ?

– Pourvu que le pauvre maréchal n’en meure pas.

– De quoi ?

– De son portefeuille rentré.

– Êtes-vous mauvais ! dit la comtesse en l’escortant d’un
dernier éclat de rire.

Et Sa Majesté partit fort satisfaite de son dernier quolibet
sur le duc, qu’il exécrait réellement.

Quand madame du Barry rentra dans son boudoir, elle trouva d’Aiguillon
à genoux devant la porte, les mains jointes, les yeux ardemment fixés sur elle.

Elle rougit.

– J’ai échoué, dit-elle ; ce pauvre maréchal…

– Oh ! je sais tout, dit-il, on entend… Merci, madame,merci !

– Je crois que je vous devais cela, répliqua-t-elle avec un
doux sourire ; mais relevez-vous, duc, sinon je croirais que vous avez
autant de mémoire que vous avez d’esprit.

– Cela peut bien être, madame ; mon oncle vous l’a dit,
je ne suis rien que votre passionné serviteur.

– Et celui du roi ; demain, il faudra rendre vos
devoirs à Sa Majesté ; relevez-vous, je vous prie.

Et elle lui donna sa main, qu’il baisa respectueusement.

La comtesse fut bien émue, à ce qu’il paraît, car elle n’ajouta
pas un mot.

M. d’Aiguillon resta aussi muet, aussi troublé qu’elle ;
à la fin, madame du Barry relevant la tête :

– Pauvre maréchal, dit-elle encore, il faudra qu’il sache
cette défaite.

M. d’Aiguillon regarda ces mots comme un congé définitif, il
s’inclina.

– Madame, dit-il, je vais me rendre auprès de lui.

– Oh ! duc, toute mauvaise nouvelle doit s’annoncer le
plus tard possible ; faites mieux que d’aller chez le maréchal, soupez
avec moi.

Le duc sentit comme un parfum de jeunesse et d’amour embraser,
régénérer le sang de son cœur.

– Vous n’êtes pas une femme, dit-il, vous êtes…

– L’Ange, n’est-ce pas ? lui dit à l’oreille la bouche
brûlante de la comtesse, qui l’effleura pour lui parler plus bas,et qui l’entraîna
à table…

Ce soir-là, M. d’Aiguillon dut se regarder comme bien heureux,
car il prit le portefeuille à son oncle et mangea la part du roi.

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