Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 15Les parlements

Tandis que toutes ces intrigues subalternes, couvées et écloses
sous les tilleuls et dans les fleurs de Trianon, composaient une existence
animée aux cirons de ce petit monde, les grandes intrigues de la ville, tempêtes
menaçantes, ouvraient leurs vastes ailes au-dessus du palais de Thémis, comme l’écrivait
mythologiquement M. Jean du Barry à sa sœur.

Les parlements, reste dégénéré de l’ancienne opposition française,
avaient repris haleine sous la main capricieuse de Louis XV ;mais, depuis
que leur protecteur, M. de Choiseul, était tombé, ils sentaient le danger s’approcher
d’eux et s’apprêtaient à le conjurer par des mesures aussi énergiques que la circonstance
le permettait.

Toute grande commotion générale s’embrase par une question
personnelle, comme les grandes batailles de corps armés débutent par des
engagements de tirailleurs isolés.

Depuis que M. de La Chalotais, prenant au corps M. d’Aiguillon,
avait personnifié la lutte du tiers contre la féodalité, l’esprit public s’en
tenait là et ne souffrait pas que la question fût déplacée.

Or, le roi, que le parlement de Bretagne et ceux de la
France entière avaient noyé sous un déluge de représentations plus ou moins
soumises et filiales, le roi venait, grâce à madame du Barry, de donner raison
contre le tiers parti à la féodalité, en nommant M. d’Aiguillon au commandement
de ses chevau-légers.

M. Jean du Barry l’avait formulé avec exactitude : c’était
un rude soufflet sur la joue des armés et féaux conseillers tenant cour de
parlement.

Comment ce soufflet serait-il accepté ? Telle était la
question que la cour et la ville se posaient chaque matin au lever du soleil.

Les gens du parlement sont d’habiles gens et, là où beaucoup
d’autres sont embarrassés, ils voient clair.

Ils commencèrent par bien s’entendre entre eux sur l’application
et le résultat du soufflet ; après quoi, ils prirent la détermination
suivante, lorsqu’il fut bien arrêté que le soufflet avait été donné et reçu :

« La cour du parlement délibérera sur la conduite de l’ex-gouverneur
de Bretagne, et donnera son avis. »

Mais le roi para le coup en intimant aux pairs et aux
princes la défense de se rendre au palais pour assister à quelque délibération
que ce fût touchant M. d’Aiguillon ; ceux-ci obéirent à la lettre.

Alors le parlement, résolu de faire sa besogne lui-même, rendit
un arrêt dans lequel, déclarant que le duc d’Aiguillon était gravement inculpé
et prévenu de soupçon, même de faits qui entachaient son honneur,ce pair était
suspendu des fonctions de la pairie jusqu’à ce que, par un jugement rendu en la
cour des pairs dans les formes et avec les solennités prescrites par les lois
et ordonnances du royaume, que rien ne peut suppléer, il se fût pleinement
purgé des accusations et soupçons entachant son honneur.

Mais ce n’était rien qu’un pareil arrêt rendu en cour de parlement,
devant les intéressés, et inscrit aux registres : il fallait la publicité,
la notoriété publique ; il fallait ce scandale que jamais chanson ne
craint de soulever en France, ce qui rend la chanson souveraine dominatrice des
événements et des hommes. Il fallait élever cet arrêt du parlement à la
puissance de la chanson.

Paris ne demandait pas mieux que de s’intéresser au scandale ;
peu disposé pour la cour, peu pour le parlement, ce Paris, en ébullition
perpétuelle, attendait quelque bon sujet de rire comme transition à tous ces
sujets de larmes qu’on lui fournissait depuis cent ans.

L’arrêt donc était bien et dûment rendu ; le parlement
nomma des commissaires pour le faire imprimer sous leurs yeux. On tira cet
arrêt à dix mille exemplaires dont la distribution fut organisée en un moment.

Après quoi, comme il était dans les formes que le principal
intéressé fût informé de ce que la cour avait fait de lui, ces mêmes
commissaires se transportèrent à l’hôtel de M. le duc d’Aiguillon,qui venait
de descendre à Paris pour un rendez-vous impérieux.

Ce rendez-vous n’était autre chose qu’une explication nette
et franche devenue nécessaire entre le duc et son oncle le maréchal.

Grâce à Rafté, tout Versailles avait su en une heure la
noble résistance du vieux duc aux ordres du roi touchant le portefeuille de M.
de Choiseul. Grâce à Versailles, tout Paris et toute la France avaient appris
la même nouvelle ; en sorte que M. de Richelieu se trouvait depuis quelque
temps hissé sur le pavois de la popularité, d’où il faisait des grimaces
politiques à madame du Barry et à son cher neveu lui-même.

La position n’était pas bonne pour M. d’Aiguillon, déjà fort
impopulaire. Le maréchal, si haï du peuple, mais redouté, parce qu’il était l’expression
vivante de la noblesse, si respectée et si respectable sous LouisXV ; le
maréchal, si versatile, qu’après avoir choisi un parti, on le voyait tirer
dessus sans ménagement, lorsque la circonstance le permettait ou qu’un bon mot
en pouvait résulter ; Richelieu disons-nous, était un fâcheux ennemi à
conserver ; d’autant mieux que le pire côté de son inimitié était toujours
celui qu’il réservait pour faire ce qu’il appelait des surprises.

Le duc d’Aiguillon avait, depuis son entrevue avec madame du
Barry, deux défauts à la cuirasse. Devinant tout ce que Richelieu cachait de
rancune et d’appétits de vengeance sous l’apparente égalité de son humeur, il
fit ce qu’on doit faire en cas de tempête : il creva la trombe à coups de
canon, bien assuré que le péril serait moindre si on s’y jetait courageusement.

Il se mit donc à rechercher partout son oncle pour avoir
avec lui un entretien sérieux ; mais rien n’était si difficile depuis que
le maréchal avait éventé son désir.

Marches et contre-marches commencèrent : du plus loin
que le maréchal voyait son neveu, il lui décochait un sourire et s’entourait
immédiatement de gens qui rendaient toute communication impossible ; il
défiait ainsi l’ennemi comme dans un fort impénétrable.

Le duc d’Aiguillon creva la trombe.

Il se présenta purement et simplement chez son oncle à Versailles.

Mais Rafté, en faction à sa petite fenêtre de l’hôtel
donnant sur la cour, reconnut les livrées du duc et prévint son maître.

Le duc entra jusque dans la chambre à coucher du maréchal ;
il y trouva Rafté, lequel, avec un sourire tout gros de confidences, commit l’indiscrétion
de raconter à ce neveu que son oncle avait passé la nuit hors de l’hôtel.

M. d’Aiguillon se pinça les lèvres et fit bonne retraite.

Rentré chez lui, il écrivit au maréchal pour lui demander
audience.

Le maréchal ne pouvait reculer devant une réponse, Il ne
pouvait, s’il répondait, refuser l’audience, et, s’il accordait l’audience, comment
refuser une bonne explication ? M. d’Aiguillon ressemblait trop à ces
spadassins polis et charmants qui cachent leurs mauvais des seins sous une
gracieuseté adorable, amènent leur homme avec des révérences sur le terrain, et,
là, l’égorgent sans miséricorde.

Le maréchal n’avait pas assez d’amour-propre pour se faire
une illusion, il savait toute la force de son neveu. Une fois en face de lui, cet
antagoniste lui arracherait soit un pardon, soit une concession.Or, Richelieu
ne pardonnait jamais, et des concessions à un ennemi sont toujours une faute
mortelle en politique.

Il feignit donc, au reçu de la lettre de M. d’Aiguillon,d’avoir
quitté Paris pour plusieurs jours.

Rafté, qu’il consulta sur ce point, lui donna l’avis suivant :

– Nous sommes en chemin de ruiner M. d’Aiguillon. Nos amis
des parlements font la besogne. Si M. d’Aiguillon, qui s’en doute,peut avant l’explosion
mettre la main sur vous, il vous arrachera une promesse de le servir en cas de
malheur, car votre ressentiment est de ceux que vous ne pouvez hautement faire
passer avant un intérêt de famille ; si vous refusez, au contraire, M. d’Aiguillon
s’en va en vous nommant son ennemi, en vous attribuant le mal, et il s’en va
soulagé, comme on l’est toujours chaque fois qu’on a trouvé la cause du mal, bien
que le mal ne soit pas guéri.

– C’est parfaitement juste, répliqua Richelieu ; mais
je ne puis me celer éternellement. Combien de jours avant l’explosion ?

– Six jours, monseigneur.

– C’est sûr ?

Rafté tira de sa poche une lettre d’un conseiller au parlement ;
cette lettre contenait seulement les deux lignes que voici :

« Il a été décidé que l’arrêt serait rendu. Il le sera
jeudi, dernier délai fixé par la compagnie. »

– Alors, rien de plus simple, répliqua le maréchal. Renvoie
au duc sa lettre avec un billet de ta main.

« Monsieur le duc,

Vous aurez appris le départ de M. le maréchal pour ***. Ce
changement d’air a été jugé indispensable par le médecin de M. le maréchal, qu’il
trouve un peu fatigué. Si, comme je le crois d’après ce que vous m’avez fait l’honneur
de me dire l’autre jour, vous désirez de parler à M. le maréchal,je puis vous
certifier que jeudi au soir M. le duc couchera, revenant de ***, en son hôtel à
Paris ; vous l’y trouverez donc sans faute. »

– Et maintenant, ajouta le maréchal, cache-moi quelque part
jusqu’à jeudi.

Rafté suivit ponctuellement ces instructions. Le billet fut
écrit et envoyé, la cachette fut trouvée. Seulement, M. le duc de Richelieu, qui
s’ennuyait fort, sortit un soir pour aller à Trianon parler à Nicole. Il ne
risquait rien ou croyait ne rien risquer, sachant M. le duc d’Aiguillon au
pavillon de Luciennes.

Il résulta de cette manœuvre que, si M. d’Aiguillon se douta
de quelque chose, il ne put du moins prévenir le coup dont il était menacé, faute
de rencontrer l’épée de son ennemi.

Le délai de jeudi le satisfit ; il partit ce jour-là de
Versailles avec l’espoir de rencontrer enfin et de combattre cet antagoniste
impalpable.

C’était, nous l’avons dit, le jour où le parlement venait de
rendre son arrêt.

Une fermentation sourde encore, mais parfaitement intelligible
pour le Parisien, qui connaît si bien le niveau de ses ondes,régnait dans les
rues que traversa le carrosse de M. d’Aiguillon.

On ne fit pas attention à lui, car il avait eu la précaution
de voyager dans une voiture sans armes, avec deux grisons, comme s’il allait en
bonne fortune.

Il vit bien çà et là des gens affairés qui se montraient un
papier, le lisaient avec force gesticulations et tourbillonnaient en groupes
comme des fourmis autour d’une parcelle de sucre tombée à terre ; mais c’était
le temps des agitations inoffensives : le peuple se groupait ainsi pour
une taxe sur les blés, pour un article de la Gazette de Hollande, pour
un quatrain de Voltaire ou pour une chanson contre la du Barry ou M. de Maupeou.

M. d’Aiguillon toucha droit à l’hôtel de M. de Richelieu. Il
n’y trouva que Rafté.

M. le maréchal, répondit celui-ci, était attendu d’un
instant à l’autre ; un retard de poste le retenait sans doute aux barrières.

M. d’Aiguillon proposa d’attendre, tout en manifestant quelque
mauvaise humeur à Rafté, car il prenait l’excuse pour une nouvelle défaite.

Ce fut bien pis lorsque Rafté lui répondit que le maréchal
serait au désespoir, quand il rentrerait, qu’on eût fait attendre M. d’Aiguillon ;
que, d’ailleurs, il ne devait pas coucher à Paris, ainsi qu’il avait été
convenu d’abord ; que sans doute il ne reviendrait pas seul de la campagne,
et traverserait seulement Paris en prenant des nouvelles à son hôtel ; que,
par conséquent, M. d’Aiguillon ferait bien de retourner chez lui-même, où le maréchal
monterait en passant.

– Écoutez, Rafté, dit d’Aiguillon, qui s’était fort assombri
durant cette réplique tout obscure, vous êtes la conscience de mon oncle :
répondez-moi en honnête homme. On me joue, n’est-ce pas, et M. le maréchal ne
veut pas me voir ? Ne m’interrompez pas, Rafté ; vous avez été pour
moi souvent un bon conseil, et j’ai pu être pour vous ce que je serai encore, un
bon ami ; faut-il que je retourne à Versailles ?

– Monsieur le duc, sur l’honneur, vous recevrez chez vous,avant
une heure d’ici, la visite de M. le maréchal.

– Mais alors, autant que je l’attende ici, puisqu’il y
viendra.

– J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’y viendrait
peut-être pas seul.

– Je comprends… et j’ai votre parole, Rafté.

À ces mots, le duc sortit tout rêveur, mais d’un air aussi noble
et aussi gracieux que l’était peu la figure du maréchal lorsqu’il sortit d’un
cabinet vitré après le départ de son neveu.

Le maréchal souriait comme un de ces laids démons que Callot
a semés dans ses Tentations.

– Il ne se doute de rien, Rafté ? dit-il.

– De rien, monseigneur.

– Quelle heure est-il ?

– L’heure ne fait rien à la chose, monseigneur ; il
faut attendre que notre petit procureur du Châtelet soit venu m’avertir. Les
commissaires sont encore chez l’imprimeur.

Rafté n’avait point achevé quand un valet de pied fit entrer
par une porte secrète un personnage assez crasseux, assez laid,assez noir, une
de ces plumes vivantes pour lesquelles M. du Barry professait une si violente
antipathie.

Rafté poussa le maréchal dans le cabinet et s’avança souriant
à la rencontre de cet homme.

– Ah ! c’est vous, maître Flageot ! dit-il ;
enchanté de votre visite.

– Votre serviteur, monsieur de Rafté ; eh bien, l’affaire
est faite !

– C’est imprimé ?

– Et tiré à cinq mille. Les premières épreuves courent déjà
la ville, les autres sèchent.

– Quel malheur ! cher monsieur Flageot, quel désespoir
pour la famille de M. le maréchal !

M. Flageot, pour se dispenser de répondre, c’est-à-dire de
mentir, tira une large boîte d’argent où il puisa lentement une prise de tabac
d’Espagne.

– Et ensuite que fait-on ? continua Rafté.

– La forme, cher monsieur de Rafté. MM. les commissaires, sûrs
du tirage et de la distribution, monteront immédiatement dans le carrosse qui les
attend à la porte de l’imprimerie, et s’en iront signifier l’arrêt à M. le duc
d’Aiguillon, qui justement, voyez le bonheur, c’est-à-dire le malheur, monsieur
Rafté, se trouve en son hôtel à Paris, où l’on va pouvoir parler à sa personne.

Rafté fit un brusque mouvement pour atteindre sur un meuble
un énorme sac de procédure qu’il remit à maître Flageot en lui disant :

– Voici les pièces dont je vous ai parlé, monsieur ;
monseigneur le maréchal a la plus grande confiance en vos lumières et vous
abandonne cette affaire, qui doit être avantageuse pour vous. Merci de vos bons
offices dans le déplorable conflit de M. d’Aiguillon avec le tout-puissant
parlement de Paris, merci de vos bons avis !

Et il poussa doucement, mais avec une certaine hâte, vers la
porte de l’antichambre, maître Flageot ravi du poids de son dossier.

Aussitôt, délivrant le maréchal de sa prison :

– Allons, monseigneur, dit-il, en voiture ! vous n’avez
pas de temps à perdre si vous voulez assister à la représentation.Tâchez que
vos chevaux marchent plus vite que ceux de MM. les commissaires.

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