Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 22La loge de la rue Plâtrière

Rousseau remarqua que les conversations des assistants
étaient fort discrètes et fort restreintes. Beaucoup ne remuaient pas les
lèvres. À peine si trois ou quatre couples échangeaient des paroles.

Ceux qui ne parlaient pas essayaient même de cacher leur
visage, ce qui n’était pas malaisé, grâce à la grande masse d’ombre projetée
par l’estrade du président qu’on attendait.

Le refuge de ceux-là, qui paraissaient être les timides, était
derrière cette estrade.

Mais, en revanche, deux ou trois membres de la corporation
se donnaient beaucoup de mouvement pour reconnaître leurs collègues. Ils
allaient, venaient, causaient entre eux et souvent disparaissaient tour à tour
par une porte masquée d’un rideau noir à flammes rouges.

Bientôt une sonnette se fit entendre. Un homme quitta purement
et simplement le coin du banc où il se trouvait naguère confondu avec les
autres maçons, et prit place sur l’estrade.

Après avoir fait quelques signes de la main et des doigts,signes
qui furent répétés par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier
plus explicite que les autres, il déclara la séance ouverte.

Cet homme était absolument inconnu à Rousseau ; sous l’extérieur
d’un artisan aisé, il cachait beaucoup de présence d’esprit, aidée d’une
élocution aussi facile qu’on l’eut désirée dans un orateur.

Son discours fut net et bref. Il déclarait que la loge s’était
assemblée pour procéder à la réception d’un nouveau frère.

– Vous ne vous étonnerez pas, dit-il, que nous vous ayons
réunis dans le local où les épreuves ordinaires ne peuvent être essayées ;
les épreuves ont paru inutiles aux chefs. Le frère qu’il s’agit de recevoir est
un des flambeaux de la philosophie contemporaine, c’est un esprit profond qui
nous sera dévoué par conviction, non par crainte.

« Celui qui a sondé tous les mystères de la nature et
tous ceux du cœur humain ne saurait être impressionné de la même façon que le
simple mortel à qui nous demandons l’aide de ses bras, de sa volonté, de son
or. Il nous suffira, pour avoir la coopération de cet esprit distingué, de ce
caractère honnête et énergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement. »

L’orateur finit ainsi sa proposition et regarda autour de
lui pour en examiner l’effet.

Sur Rousseau, l’effet avait été magique : le Genevois
connaissait les mystères préparatoires de la maçonnerie ; il les avait vus
avec une sorte de répugnance bien naturelle aux esprits éclairés ; ces
concessions toutes absurdes, puisqu’elles étaient inutiles, que les chefs
exigeaient des récipiendaires pour simuler la peur, quand on sait ne rien avoir
à craindre, lui paraissaient être le comble de la puérilité et de la
superstition oiseuse.

Il y a plus, le timide philosophe, ennemi des manifestations
et des exhibitions individuelles, se fût trouvé malheureux de donner sa
personne en spectacle à des gens qu’il ne connaissait pas, et qui,cela était
certain, le mystifiaient avec plus ou moins de bonne foi.

Il en résulta que se voir dispensé des épreuves fut pour lui
plus qu’une satisfaction. Il connaissait la rigueur de l’égalité devant les
principes maçonniques ; or, une exception en sa faveur constituait un
triomphe.

Il s’apprêtait à répondre par quelques mots à la gracieuse
faconde du président, lorsqu’une voix s’éleva de l’auditoire.

– Au moins, dit cette voix, qui était aigre et vibrante,puisque
vous vous croyez obligé de traiter en prince un homme comme nous,au moins, puisque
vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce n’était pas un de nos
symboles que la recherche de la liberté à travers la souffrance du corps, nous
espérons que vous n’allez pas conférer un titre précieux à un inconnu sans l’avoir
questionné selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi.

Rousseau se retourna pour voir le visage de l’agressif personnage
qui frappait si rudement sur le char du triomphateur.

Il reconnut alors, avec la plus vive surprise, ce jeune
chirurgien que, le matin encore, il avait rencontré au quai aux Fleurs.

Le sentiment de sa bonne foi, un sentiment de dédain
peut-être pour le titre précieux, l’empêcha de répondre.

– Vous avez entendu ? dit le président en s’adressant à
Rousseau.

– Parfaitement, répondit le philosophe, à qui sa propre voix
donna un léger frisson lorsqu’elle résonna sous la voûte de cette cave sombre.
Or, je m’étonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont
été faites. Quoi ! un homme dont l’état est de combattre ce qu’on appelle
la souffrance physique et de venir ainsi en aide à ses frères, qui sont aussi
bien les hommes ordinaires que les maçons ; quoi ! cet homme vient
prêcher ici l’utilité des souffrances physiques !… Il prend un singulier
chemin pour mener la créature au bonheur, le malade à la guérison.

– Il ne s’agit pas ici, répliqua vivement le jeune homme, de
tel ou tel ; je suis inconnu au récipiendaire comme il m’est inconnu. Je
suis logique, et je prétends que le vénérable a eu tort de faire acception des
personnes. Je méconnais dans celui-ci – et il montra Rousseau–  le philosophe ;
qu’il veuille bien méconnaître en moi le praticien. Ainsi, nous devons
peut-être nous côtoyer toute la vie sans jamais qu’un regard, qu’un geste trahisse
notre intimité, plus étroite cependant, grâce au nœud de l’association, que toutes
les amitiés vulgaires. Je répète donc que, si l’on a cru devoir épargner au
récipiendaire les épreuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.

Rousseau ne répondit rien. Le président lut sur son visage
le dégoût de la discussion et le regret de s’être engagé dans cette entreprise.

– Frère, dit-il avec autorité au jeune homme, vous voudrez
bien garder le silence quand le chef parle, et ne pas vous permettre de blâmer
légèrement ses actes, qui sont souverains.

– J’ai droit d’interpeller, répondit plus doucement le jeune
homme.

– D’interpeller, oui ; de blâmer, non. Le frère qui va
entrer dans l’association est assez connu pour que nous ne cherchions pas à
mettre dans nos relations maçonniques un ridicule et inutile mystère, Tous les
frères présents savent son nom, et son nom est une garantie. Mais,comme
lui-même, j’en suis sur, aime l’égalité, je le prie de s’expliquer sur la
question que je pose uniquement pour la forme : « Que cherchez-vous
dans l’association ? »

Rousseau fit deux pas, et, s’isolant de la foule, promena
sur l’assemblée un œil rêveur et mélancolique.

– J’y cherche, dit-il, ce que je n’y trouve pas. Des vérités,
non des sophismes. Pourquoi m’entoureriez-vous de poignards qui ne percent pas,
de poisons qui sont de l’eau claire, et de trappes au-dessous desquelles sont
disposés des matelas ? Je connais la ressource des forces humaines. Je
connais la vigueur de mon ressort physique. Si vous le brisez, ce n’est pas la
peine que vous m’élisiez votre frère ; mort, je ne vous servirais pas :
donc, vous ne voulez pas me tuer, me blesser encore moins ; et tous les
praticiens du monde ne me feraient pas trouver bonne l’initiation pendant laquelle
on m’aurait brisé un membre.

« J’ai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs ;
j’ai sondé le corps et j’ai palpé jusqu’à l’âme… Si j’ai accepté devenir parmi
vous lorsqu’on m’en a sollicité – et il appuya sur ce mot – c’est que je
croyais pouvoir être utile. Je donne donc, je ne reçois pas.

« Hélas ! avant que vous puissiez quelque chose
pour me défendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la liberté
si on m’emprisonne, du pain si on m’affame, des consolations si on m’afflige ;
avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frère que vous admettez aujourd’hui,
si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frère aura
payé son tribut à la nature, car le progrès est boiteux, car la lumière est
lente, et, de l’endroit où il sera tombé, nul d’entre vous ne le tirera…

– Vous vous trompez, illustre frère, dit une voix suave et
pénétrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans l’association
que vous voulez bien accepter ; il y a tout l’avenir du monde ; l’avenir,
vous le savez, c’est l’espoir, c’est la science ; l’avenir,c’est Dieu qui
doit donner sa lumière au monde, puisqu’il a promis qu’il la donnerait. Or, Dieu
ne saurait mentir.

Rousseau, surpris de ce langage élevé, regarda et reconnut l’homme
encore jeune qui lui avait donné rendez-vous le matin au lit de justice.

Cet homme, vêtu de noir, avec une certaine recherche, et
surtout avec une grande distinction, se tenait adossé à une face latérale de l’estrade,
et son visage, éclairé par une molle lueur, brillait de toute sa beauté, de
toute sa grâce, de toute son expression naturelle.

– Ah ! dit Rousseau, la science, abîme sans fond !
Vous me parlez science, vous ! consolation, avenir,promesse ; un
autre me parle matière, rigueur et violence : lequel croire ? Il en
sera donc de l’assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde
qui s’agite au-dessus de nous ? Loups et brebis ! Écoutez donc ma
profession de foi, puisque vous ne l’avez pas lue dans mes livres.

– Vos livres ! s’écria Marat, ils sont sublimes,d’accord ;
mais ce sont des utopies ; vous êtes utile au même point de vue que
Pythagore, que Solon et que Cicéron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un
bien artificiel, insaisissable. inaccessible ; vous ressemblez à celui qui
voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d’air plus ou moins irisées
par le soleil.

– Avez-vous vu, dit Rousseau en fronçant le sourcil, les grandes
commotions de la nature se faire sans préparations ? avez-vous vu naître l’homme,
cet événement vulgaire et pourtant sublime ? l’avez-vous vu naître sans qu’il
ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère ? Ah !
vous voulez que je régénère le monde avec des actes ?… Ce n’est pas régénérer
cela, monsieur, c’est révolutionner !

– Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous
ne voulez pas de l’indépendance ? alors vous ne voulez pas de la liberté ?

– Au contraire, répondit Rousseau, car l’indépendance, c’est
mon idole ; car la liberté, c’est ma déesse. Seulement, je veux d’une
liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d’une égalité
qui rapproche les hommes par l’amitié, non par la crainte. Je veux l’éducation,
l’instruction de chaque élément du corps social, comme le mécanicien veut l’harmonie,
comme l’ébéniste veut l’assemblage ; c’est-à-dire le concours parfait, la
copulation absolue de chaque pièce de son travail. Je le répète, je veux ce que
j’ai écrit : le progrès, la concorde, le dévouement.

Marat laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain.

– Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les champs
Élysées de Virgile, rêves d’un poète dont la philosophie voudrait faire une
réalité.

Rousseau ne répliqua pas. Il lui semblait trop dur d’avoir à
défendre sa modération, lui que, dans toute l’Europe, on avait appelé un
novateur violent.

Il se rassit en silence après avoir, pour la satisfaction de
son âme naïve et timide, consulté du regard et obtenu l’approbation tacite du
personnage qui l’avait défendu tout à l’heure.

Le président se leva.

– Vous avez entendu ? dit-il à tous.

– Oui, répondit l’assemblée.

– Le frère récipiendaire vous paraît-il digne d’entrer dans
l’association ? en comprend-il les devoirs ?

– Oui, dit l’assemblée, mais avec une réserve qui montrait
peu d’unanimité.

– Prêtez le serment, dit le président à Rousseau.

– Il me serait désagréable, répondit le philosophe avec un
certain orgueil, de déplaire à quelques membres de cette association, et je
dois encore répéter mes paroles de tantôt ; elles sont l’expression de ma
conviction. Si j’étais orateur, je les développerais d’une façon saisissante ;
mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pensée lorsque je lui demande
une traduction immédiate.

« Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour
vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos
coutumes : ainsi donc, laissez-moi à mes travaux, à ma faiblesse, à mon
isolement. Je l’ai dit, je penche vers la tombe : chagrins,infirmités, misères
m’y poussent activement ; vous ne pouvez retarder ce grand œuvre de la
nature ; abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes,
je les hais et je les fuis ; je les sers cependant, parce que je suis
homme moi-même, et qu’en les servant je les rêve meilleurs qu’ils ne sont.
Maintenant, vous avez ma pensée tout entière ; je ne dirai plus un mot. »

– Vous refusez donc de prêter le serment ? dit Marat
avec une certaine émotion.

– Je refuse positivement ; je ne veux pas faire partie
de l’association : trop de preuves établissent pour moi que j’y serais inutile.

– Frère, dit l’inconnu à la voix conciliante, permettez-moi
de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute
combinaison de l’esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien
naturel ; sacrifiez un peu de votre légitime orgueil ;faites pour
nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence,c’est la
lumière ! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de
votre refus.

– Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous ôte rien, puisque
je ne donnerai jamais plus que je n’ai donné à tout le monde, au premier
lecteur venu, à la première interprétation des gazettes ; si vous voulez
le nom et l’essence de Rousseau…

– Nous le voulons ! dirent avec politesse plusieurs
voix.

– Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les
volumes sur la table de votre président, et, lorsque vous irez aux opinions et
que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon
avis, ma sentence.

Rousseau fit un pas pour sortir.

– Un moment ! dit le chirurgien, les volontés sont
libres, et celles de l’illustre philosophe autant que toutes les autres ;
mais il serait peu régulier d’avoir laissé accès dans notre sanctuaire à un
profane qui, n’étant lié par aucune clause même tacite, pourrait,sans être un
malhonnête homme, révéler nos mystères.

Rousseau lui rendit son sourire de compassion.

– C’est un serment de discrétion que vous me demandez ?
dit-il.

– Vous l’avez dit.

– Je suis tout prêt.

– Veuillez lire la formule, frère vénérable, dit Marat.

Le frère vénérable lut, en effet, cette formule :

« Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte
de l’univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m’entoure, de
ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s’opère sous
mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d’imprudence, à être puni selon les
lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères. »

Rousseau étendait déjà la main, quand l’inconnu qui avait
écouté et suivi le débat avec une sorte d’autorité que nul ne lui contestait, bien
qu’il fût perdu dans la foule, l’inconnu, disons-nous, s’approcha du président
et lui dit quelques mots à l’oreille.

– C’est vrai, répliqua le vénérable.

Et il ajouta :

– Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d’honneur
placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d’un semblable.Nous
abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d’honneur
d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous.

– Comme un rêve au matin ; je le jure sur l’honneur,répondit
Rousseau avec émotion.

Il sortit à ces mots, et beaucoup de membres derrière lui.

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