Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 35Le père et la fille

Au bout de l’allée, Andrée aperçut, en effet, le maréchal et
son père, qui se promenaient devant le vestibule en l’attendant.

Les deux amis semblaient être les plus joyeux du monde ;
ils se tenaient par le bras : on n’avait pas encore vu à la cour Oreste et
Pylade aussi exactement représentés.

À la vue d’Andrée, les deux vieillards se réjouirent encore
plus et se firent remarquer, l’un à l’autre, sa radieuse beauté,augmentée
encore par la colère et par la rapidité de sa marche.

Le maréchal salua Andrée, comme il eût fait madame de Pompadour
déclarée. Cette nuance n’échappa point à Taverney qui en fut enchanté ;
mais elle surprit Andrée par ce mélange de respect et de galanterie libre ;
car l’habile courtisan savait mettre autant de détails dans un salut que
Covielle savait mettre de phrases françaises dans un seul mot turc.

Andrée rendit une révérence qui fut aussi cérémonieuse pour
son père que pour le maréchal ; puis elle les invita tous deux, avec une
grâce charmante, à monter dans sa chambre.

Le maréchal admira cette élégante propreté, seul luxe de l’ameublement
et de l’architecture de ce réduit. Avec des fleurs, avec un peu de mousseline
blanche, Andrée avait fait de sa triste chambre, non pas un palais,mais un
temple.

Il s’assit sur un fauteuil de perse vert à grandes fleurs,au-dessous
d’un grand cornet de la Chine, d’où tombaient des grappes parfumées d’acacia et
d’érable, mêlées d’iris et de roses du Bengale.

Taverney eut un fauteuil pareil ; Andrée s’assit sur un
pliant, le coude appuyé sur un clavecin également garni de fleurs dans un large
vase de Saxe.

– Mademoiselle, dit le maréchal, je viens vous apporter, de
la part de Sa Majesté, tous les compliments que votre voix charmante et votre
talent de musicienne consommée ont arrachés hier à tous les auditeurs de la
répétition. Sa Majesté a craint de faire des jaloux et des jalouses en vous
louant trop haut. Elle a donc bien voulu me charger de vous exprimer tout le
plaisir que vous lui avez causé.

Andrée, toute rougissante, était si belle, que le maréchal
continua comme s’il parlait pour son compte.

– Le roi, dit-il, m’a affirmé qu’il n’avait encore vu à sa
cour personne qui réunît au même point que vous, mademoiselle, les dons de l’esprit
et ceux de la figure.

– Vous oubliez ceux du cœur, dit Taverney avec épanouissement ;
Andrée est la meilleure des filles.

Le maréchal crut un moment que son ami allait pleurer. Plein
d’admiration pour cet effort de sensibilité paternelle, il s’écria :

– Le cœur ! Hélas, mon cher, vous seul êtes juge de la
tendresse que peut renfermer le cœur de mademoiselle. Que n’ai-je vingt-cinq
ans, je mettrais à ses pieds ma vie et ma fortune !

Andrée ne savait pas encore accueillir légèrement l’hommage
d’un courtisan. Richelieu n’obtint d’elle qu’un murmure sans signification.

– Mademoiselle, dit-il, le roi a voulu vous prier de lui permettre
un témoignage de sa satisfaction, et il a chargé M. le baron, votre père, de
vous le transmettre. Que faut-il maintenant que je réponde à Sa Majesté de
votre part ?

– Monsieur, dit Andrée, qui ne vit dans sa démarche qu’une
conséquence du respect dû à son roi par toute sujette, veuillez assurer Sa
Majesté de toute ma reconnaissance. Dites bien à Sa Majesté qu’elle me comble
de bonheur en s’occupant de moi et que je suis bien indigne de l’attention d’un
si puissant monarque.

Richelieu parut enthousiasmé de cette réponse, que la jeune
fille prononça d’une voix ferme et sans aucune hésitation.

Il lui prit la main, qu’il baisa respectueusement, et, la couvant
des yeux :

– Une main royale, dit-il, un pied de fée… l’esprit, la volonté,
la candeur… Ah ! baron, quel trésor !… Ce n’est pas une fille que
vous avez là, c’est une reine…

Et, sur ce mot, il prit congé, laissant Taverney près d’Andrée,
Taverney qui se gonflait insensiblement d’orgueil et d’espoir.

Quiconque l’eût vu, ce philosophe des anciennes théories, ce
sceptique, ce dédaigneux, aspirer à longs traits l’air de la faveur dans son
bourbier le moins respirable, se fût dit que Dieu avait pétri du même limon l’esprit
et le cœur de M. de Taverney.

Taverney seul eût pu répondre à propos de ce changement :

– Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est le temps.

Donc, il resta près d’Andrée, assis, un peu embarrassé ;
car la jeune fille, avec son inépuisable sérénité, le perçait de deux regards
profonds comme la mer en son plus profond abîme.

– M. de Richelieu n’a-t-il pas dit, monsieur, que Sa Majesté
vous avait confié un témoignage de sa satisfaction ? Quel est-il, je vous
prie ?

– Ah ! fit Taverney, elle est intéressée… Tiens, je ne
l’eusse pas cru. Tant mieux, Satan, tant mieux !

Il tira lentement de sa poche l’écrin donné la veille par le
maréchal, à peu près comme les bons papas tirent un sac de bonbons ou un jouet
que les yeux de l’enfant arrachent de leur poche avant que les mains aient agi.

– Voici, dit-il.

– Ah ! des bijoux… fit Andrée.

– Sont-ils de votre goût ?

C’était une garniture de perles d’un grand prix. Douze gros
diamants reliaient entre eux les rangs de ces perles ; un fermoir de
diamants, des boucles d’oreilles, et un rang de diamants pour les cheveux, donnaient
à ce présent une valeur de trente mille écus au moins.

– Mon Dieu, mon père ! s’écria Andrée.

– Eh bien ?

– C’est trop beau… le roi s’est trompé. Je serais honteuse
de porter cela… Aurais-je donc des toilettes qui puissent s’allier avec la
richesse de ces diamants ?

– Plaignez-vous donc, je vous prie ! dit ironiquement Taverney.

– Monsieur, vous ne me comprenez pas… Je regrette de ne
pouvoir porter ces bijoux, parce qu’ils sont trop beaux.

– Le roi, qui a donné l’écrin, mademoiselle, est assez grand
seigneur pour vous donner les robes…

– Mais, monsieur… cette bonté du roi…

– Ne croyez-vous pas que je l’aie méritée par mes services ?
dit Taverney.

– Ah ! pardon, monsieur ; c’est vrai, répliqua
Andrée en baissant la tête, mais sans être bien convaincue.

Au bout d’un moment de réflexion, elle referma l’écrin.

– Je ne porterai pas ces diamants, dit-elle.

– Pourquoi ? s’écria Taverney inquiet.

– Parce que, mon père, vous et mon frère, vous avez besoin
de tout le nécessaire, et que ce superflu blesse mes yeux depuis que je viens
de penser à votre gêne.

Taverney lui pressa la main en souriant.

– Oh ! ne vous occupez plus de cela, ma fille. Le roi a
fait plus pour moi que pour vous. Nous sommes en faveur, chère enfant. Il ne
serait ni d’une sujette respectueuse ni d’une femme reconnaissante de paraître
devant Sa Majesté sans la parure qu’elle a bien voulu vous donner.

– J’obéirai, monsieur.

– Oui ; mais il faut que vous obéissiez avec plaisir…
Cette parure ne paraît pas être de votre goût ?

– Je ne me connais pas en diamants, monsieur.

– Sachez donc que les perles seules valent cinquante mille
livres.

Andrée joignit les mains.

– Monsieur, dit-elle, il est étrange que Sa Majesté me fasse,
à moi, un pareil présent ; réfléchissez-y.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, dit Taverney d’un
ton sec.

– Si je porte ces pierreries, je vous assure, monsieur, que
le monde s’en étonnera.

– Pourquoi ? dit Taverney du même ton, avec un regard impérieux
et froid qui fit baisser celui de sa fille.

– Un scrupule.

– Mademoiselle, il est fort étrange, vous m’avouerez, de
vous voir des scrupules là où, moi, je n’en vois pas. Vivent les jeunes filles
candides pour savoir le mal et l’apercevoir, si bien caché qu’il soit, alors
que nul ne l’avait remarqué ! Vive la jeune fille naïve et vierge pour
faire rougir les vieux grenadiers comme moi !

Andrée cacha sa confusion dans ses deux belles mains nacrées.

– Oh ! mon frère, murmura-t-elle tout bas, pourquoi
es-tu déjà si loin ?

Taverney entendit-il ce mot ? le devina-t-il avec cette
merveilleuse perspicacité que nous lui connaissons ? On ne saurait le dire ;
mais il changea de ton à l’instant même et, prenant les deux mains d’Andrée :

– Voyons, enfant, dit-il, est-ce que votre père n’est pas un
peu votre ami ?

Un doux sourire se fit jour à travers les ombres dont le
beau front d’Andrée était couvert.

– Est-ce que je ne suis pas là pour vous aimer, pour vous
conseiller ? est-ce que vous ne vous sentez pas fière de contribuer à la
fortune de votre frère et à la mienne ?

– Oh ! si, dit Andrée.

Le baron concentra sur sa fille un regard tout embrasé de
caresses.

– Eh bien, dit-il, vous serez, comme le disait tout à l’heure
M. de Richelieu, la reine des Taverney… Le roi vous a distinguée…Madame la
dauphine aussi, dit-il vivement ; dans l’intimité de ces augustes
personnes, vous bâtirez notre avenir, en leur faisant la vie heureuse… Amie de
la dauphine, amie… du roi, quelle gloire !… Vous avez des talents
supérieurs et une beauté sans rivale ; vous avez un esprit sain, exempt d’avarice
et d’ambition… Oh ! mon enfant, quel rôle vous pouvez jouer !… Vous
souvient-il de cette petite fille qui adoucit les derniers moments de Charles
VI ? Son nom fut béni en France… Vous souvient-il d’Agnès Sorel, qui restitua
l’honneur à la couronne de France ? Tous les bons Français vénèrent sa
mémoire… Andrée, vous serez le bâton de vieillesse de notre glorieux monarque…
Il vous chérira comme sa fille, et vous régnerez en France par le droit de la
beauté, du courage et de la fidélité.

Andrée ouvrait les yeux avec étonnement. Le baron reprit
sans lui laisser le temps de réfléchir :

– Ces femmes perdues qui déshonorent le trône, vous les
chasserez d’un seul regard ; votre présence purifiera la cour.C’est à
votre influence généreuse que la noblesse du royaume devra le retour des bonnes
mœurs, de la politesse, de la pure galanterie. Ma fille, vous pouvez, vous
devez être un astre régénérateur pour ce pays et une couronne de gloire pour
notre nom.

– Mais, dit Andrée étourdie, que me faudra-t-il faire pour
cela ?

– Andrée, reprit-il, je vous ai dit souvent qu’il faut en ce
monde forcer les gens à être vertueux en leur faisant aimer la vertu. La vertu
renfrognée, triste et psalmodiant des sentences, fait fuir ceux mêmes qui
voudraient le plus ardemment s’approcher d’elle. Donnez à la vôtre toutes les
amorces de la coquetterie, du vice même. Cela est facile à une fille
spirituelle et forte comme vous l’êtes. Faites-vous si belle, que la cour ne
parle que de vous ; faites-vous si agréable aux yeux du roi,qu’il ne
puisse se passer de vous ; faites-vous si secrète, si réservée pour tous, excepté
pour Sa Majesté, qu’on vous attribue bien vite tout le pouvoir que vous ne
pouvez manquer d’obtenir.

– Je ne comprends pas bien ce dernier avis, dit Andrée.

– Laissez-moi vous guider ; vous exécuterez sans comprendre,
ce qui vaut mieux pour une sage et généreuse créature comme vous. À propos, pour
exécuter le premier point, ma fille, je dois garnir votre bourse.Prenez ces
cent louis, et montez votre toilette d’une façon digne du rang auquel vous êtes
appelée depuis que le roi nous a fait l’honneur de nous distinguer.

Taverney donna cent louis à sa fille, lui baisa la main et
sortit.

Il reprit rapidement l’allée par laquelle il était venu, et
n’aperçut pas, au fond du bosquet des Amours, Nicole en grande conversation
avec un seigneur qui lui parlait à l’oreille.

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