Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 20Le lit de justice

Il eut lieu, ce fameux lit de justice, avec tout le
cérémonial qu’avaient exigé, d’une part l’orgueil royal, de l’autre les intrigues
qui poussaient le maître à ce coup État

La maison du roi fut mise sous les armes, une profusion d’archers
à courte robe, de soldats du guet et d’agents de police étaient destinés à
protéger M. le chancelier, qui, comme un général en un jour décisif, devait
exposer sa personne sacrée pour l’entreprise.

Il était bien exécré, M. le chancelier ; il le savait
et, si sa vanité lui pouvait faire redouter son assassinat, les gens mieux
instruits des sentiments du public à son égard pouvaient lui prédire sans
exagérer un bel et bon affront, ou tout au moins des huées.

Le même revenant bon était assuré à M. d’Aiguillon, que repoussait
sourdement l’instinct populaire, un peu perfectionné par les débats des
parlements. Le roi jouait la sérénité. Il n’était cependant pas tranquille.
Mais on le vit s’admirer dans son magnifique habit royal, et faire
immédiatement la réflexion que rien ne protège comme la majesté.

Il aurait pu ajouter : « Et l’amour des peuples. »
Mais c’était une phrase qu’on lui avait tant répétée à Metz, lors de sa maladie,
qu’il ne crut pas pouvoir la redire sans être taxé de plagiat.

Le matin, madame la dauphine, pour qui ce spectacle était
nouveau, et qui, au fond peut-être, désirait le voir, prit son air plaintif, et
le porta pendant tout le chemin à la cérémonie, ce qui disposa très
favorablement l’opinion envers elle.

Madame du Barry était brave. Elle avait la confiance que
donnent la jeunesse et la beauté. D’ailleurs, n’avait-on pas tout dit sur elle ?
qu’ajouter à tout ? Elle parut rayonnante, comme si un reflet de l’auguste
splendeur de son amant jaillissait jusqu’à elle.

M. le duc d’Aiguillon marchait hardiment au nombre des pairs
qui précédaient le roi. Son visage plein de noblesse et de caractère n’accusait
aucune trace de chagrin ni de mécontentement. Il ne portait pas la tête en
triomphateur. À le voir ainsi marchant, nul n’eût deviné la bataille que le roi
et les parlements s’étaient livrée sur le terrain de sa personnalité.

On se le montra du doigt dans la foule ; on lui lança
des regards terribles des rangs des parlementaires et ce fut tout.

La grande salle du Palais était pleine à déborder, intéressés
et intéressants faisaient un total de plus de trois mille personnes.

Au dehors, la foule, contenue par les verges des huissiers, les
bâtons et les masses des archers, ne trahissait sa présence que parce
bourdonnement intraduisible qui n’est pas une voix, qui n’articule rien, mais
qui se fait entendre cependant, et qu’on appellerait assez justement le bruit
des fluides populaires.

Même silence dans la grande salle lorsque le bruit des pas
eut cessé, lorsque chacun eut pris sa place, et que le roi,majestueux et
sombre, eut commandé à son chancelier de prendre la parole.

Les parlementaires savaient d’avance ce que leur réservait
le lit de justice. Ils comprenaient bien pourquoi on les avait convoqués. Ce
devait être pour leur faire entendre des volontés peu mitigées ; mais ils
connaissaient la longanimité, pour ne pas dire la timidité du roi et, s’ils
avaient peur, c’était plutôt des suites du lit de justice que de la séance
elle-même.

Le chancelier prit la parole. Il était beau diseur. Son
exorde fut habile, et les amateurs de style démonstratif trouvèrent là une
ample pâture.

Toutefois, le discours dégénéra en une mercuriale si rude
que la noblesse en eut le sourire aux lèvres et que les parlementaires
commencèrent à se trouver assez mal à l’aise.

Le roi ordonnait, par la bouche du chancelier, de couper
court à toutes les affaires de Bretagne, dont il avait assez. Il ordonnait au
parlement de se réconcilier avec M. le duc d’Aiguillon, dont le service lui
agréait ; de ne plus interrompre le service de la justice ; moyennant
quoi, tout se passerait comme à ce bienheureux temps de l’âge d’or,où les
ruisseaux coulaient en murmurant des discours en cinq points, du genre
délibératif ou judiciaire, où les arbres étaient chargés de sacs de procès
placés à la portée de MM. les avocats ou les procureurs, qui avaient le droit
de les cueillir comme fruits leur appartenant.

Ces friandises ne raccommodèrent pas le parlement avec M. de
Maupeou, pas plus qu’avec M. le duc d’Aiguillon. Mais le discours était fait, il
n’y avait pas de réponse possible.

Les parlementaires, au comble du dépit, prirent tous, avec
cet admirable ensemble qui donne tant de force aux corps constitués, une
attitude tranquille et indifférente, qui déplut souverainement à Sa Majesté et
au monde aristocratique des tribunes.

Madame la dauphine pâlit de colère. Elle se trouvait pour la
première fois en présence de la résistance populaire. Elle en calculait
froidement la puissance.

Venue au lit de justice avec l’intention d’être fort opposée,
d’aspect du moins, à la résolution qu’on allait y prendre ou notifier, elle se
sentit peu à peu entraînée à faire cause commune avec ceux de sa race et de sa
caste ; si bien qu’à mesure que le chancelier mordait plus avant dans la
chair parlementaire, cette jeune fierté s’indignait de lui voir des dents si
peu aiguës ; il lui semblait qu’elle eût trouvé, elle, des paroles qui
eussent fait bondir cette assemblée comme un troupeau de bœufs sous l’aiguillon.
Bref, elle trouva le chancelier trop faible et les parlementaires trop forts.

Louis XV était physionomiste comme tous les égoïstes le seraient
si, quelquefois, ils n’étaient paresseux en même temps qu’égoïstes.Il jeta les
yeux autour de lui pour observer l’effet de sa volonté traduite par des paroles
qu’il trouvait assez éloquentes.

La pâleur des lèvres pincées de la dauphine lui révélèrent
aussitôt ce qui se passait dans cette âme.

Comme contrepoids, il observa la physionomie de madame du
Barry : au lieu du sourire vainqueur qu’il y comptait trouver,il ne vit
qu’une violente envie d’attirer sur elle les regards du roi, comme pour juger
ce qu’il pensait.

Rien n’intimide les esprits faibles comme d’être devancés
par l’esprit et la volonté d’autrui. S’ils se voient observés par une résolution
déjà prise, ils en concluent qu’ils n’ont pas fait assez, qu’ils vont être ou
ont été ridicules, qu’on avait le droit d’exiger plus qu’ils n’ont fait.

Alors ils passent aux extrêmes, le timide devient rugissant,
et une manifestation soudaine trahit l’effet de cette réaction produite par la
peur sur une peur moins forte.

Le roi n’avait pas besoin d’ajouter un mot aux paroles de
son chancelier, cela n’était pas d’étiquette ; cela n’était même pas nécessaire.
Mais, en cette occasion, il fut possédé du démon bavard, et,faisant un signe
de la main, il montra qu’il allait parler.

Pour le coup, l’attention devint de la stupeur.

On vit toutes les têtes des parlementaires faire volte-face
vers le lit de justice avec la précision de mouvement d’une file de soldats
instruits.

Les princes, les pairs, les militaires se sentirent émus. Il
n’était pas impossible qu’après tant de bonnes choses qui avaient été dites, Sa
Majesté Très Chrétienne ne dît une bonne grosse inutilité. Leur respect les
empêchait de désigner autrement ce qui pouvait sortir de la bouche du roi.

On vit M. de Richelieu, qui avait affecté de se tenir loin
de son neveu, se rapprocher surtout par le coup d’œil et l’affinité mystérieuse
de l’intelligence.

Mais son regard, qui commençait à devenir rebelle, rencontra
le clair regard de madame du Barry. Richelieu possédait comme personne l’art
précieux des transitions : il passa du ton ironique au ton admiratif, et
choisit la belle comtesse comme point d’intersection entre les diagonales et
ces deux extrêmes.

Ce fut donc un sourire de félicitations et de galanterie qu’il
adressa en passant à madame du Barry ; mais celle-ci n’en fut pas dupe, d’autant
plus que le vieux maréchal, qui avait commencé d’entamer sa correspondance avec
les parlementaires et les princes opposants, fut forcé de la continuer pour ne
pas paraître ce qu’il était bien réellement.

Que de perspective dans une goutte d’eau, cet océan pour l’observateur !
Que de siècles dans une seconde, cette éternité indescriptible ! Tout ce
que nous disons là se passa dans le temps que Sa Majesté Louis XV mit à se
préparer à parler et à ouvrir la bouche.

– Vous avez entendu, dit-il d’une voix ferme, ce que mon
chancelier vous a fait savoir de mes volontés. Songez donc à les exécuter, car
telles sont mes intentions et je ne changerai jamais !

Louis XV laissa tomber ces derniers mots avec le fracas et
la vigueur de la foudre.

Aussi toute l’assemblée fut-elle littéralement foudroyée.

Un frisson passa sur tous les parlementaires, frisson de terreur
qui se communiqua immédiatement à la foule, comme l’étincelle électrique court
rapide au bout du cordon. Ce même frisson effleura aussi les partisans du roi.
La surprise et l’admiration étaient sur tous les fronts, dans tous les cœurs.

La dauphine remercia involontairement le roi par un éclair
parti de ses beaux yeux.

Madame du Barry, électrisée, ne put s’empêcher de se lever, et
elle eût battu des mains, sans la crainte bien naturelle qu’elle eut d’être
lapidée en sortant ou de recevoir le lendemain cent couplets plus odieux les
uns que les autres.

Louis XV put jouir dès ce moment de son triomphe.

Les parlementaires inclinèrent leurs fronts toujours avec le
même ensemble.

Le roi se souleva sur ses coussins fleurdelisés.

Aussitôt le capitaine des gardes, le commandant de la maison
militaire et tous les gentilshommes se levèrent.

Le tambour battit, les trompettes sonnèrent au dehors. Ce
frémissement presque silencieux du peuple à l’arrivée se changea en un
mugissement qui s’éteignait au lointain, refoulé par les soldats et les
archers.

Le roi traversa fièrement la salle, sans voir autre chose
sur son passage que des fronts humiliés.

M. d’Aiguillon continua de précéder Sa Majesté sans abuser
de son triomphe.

Le chancelier, arrivé à la porte de la salle, vit au loin
tout ce peuple, s’effraya de tous ces éclairs, qui, malgré la distance, arrivaient
jusqu’à lui ; il dit aux archers :

– Serrez-moi.

M. de Richelieu, que saluait profondément le duc d’Aiguillon,
dit à son neveu :

– Voilà des fronts bien bas, duc ; il faudra, un jour
ou l’autre, qu’ils se relèvent diablement haut. Prenez garde !

Madame du Barry passait en ce moment par le couloir avec son
frère, la maréchale de Mirepoix et plusieurs dames. Elle entendit le propos du
vieux maréchal et, comme elle avait plus de repartie que de rancune :

– Oh ! dit-elle, il n’y a rien à craindre, maréchal :
n’avez-vous pas entendu les paroles de Sa Majesté ? Le roi adit, ce me
semble, qu’il ne changerait jamais.

– Paroles terribles, en effet, madame, répondit le vieux duc
avec un sourire ; mais ces pauvres parlementaires n’ont pas vu, heureusement
pour nous, qu’en disant qu’il ne changerait jamais le roi vous regardait.

Et il termina ce madrigal par une de ces inimitables révérences
qu’on ne sait plus même faire aujourd’hui sur le théâtre.

Madame du Barry était femme et nullement politique. Elle ne
vit que le compliment là où M. d’Aiguillon sentit parfaitement l’épigramme et
la menace.

Aussi fut-ce par un sourire qu’elle répondit, tandis que son
allié se mordit les lèvres et pâlit de voir durer ce ressentiment du maréchal.

L’effet du lit de justice fut immédiatement favorable à la
cause royale. Mais souvent un grand coup ne fait qu’étourdir, et il est à
remarquer que, après les étourdissements, le sang circule avec plus de vigueur
et de pureté.

Telle fut du moins la réflexion que fit, en voyant partir le
roi avec son pompeux cortège, un petit groupe de gens vêtus simplement et posés
en observateurs au coin du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie.

Ces hommes étaient trois… Le hasard les avait assemblés à
cet angle et, de là, ils paraissaient avoir suivi avec intérêt les impressions
de la foule ; et, sans se connaître, une fois mis en rapport par quelques
mots échangés, ils s’étaient rendu compte de la séance avant même qu’elle fût
terminée.

– Voilà les passions bien mûries, dit l’un d’eux, vieillard
aux yeux brillants, à la figure douce et honnête. Un lit de justice est une
grande œuvre.

– Oui, répondit en souriant avec amertume un jeune homme, oui,
si l’œuvre réalisait exactement les mots.

– Monsieur, répliqua le vieillard en se retournant, il me
semble que je vous connais… Je vous ai vu déjà, je crois ?

– Dans la nuit du 31 mai. Vous ne vous trompez pas, monsieur
Rousseau.

– Ah ! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M.
Marat ?

– Oui, monsieur, pour vous servir.

Les deux hommes échangèrent une révérence.

Le troisième n’avait pas encore pris la parole. C’était un
homme jeune aussi et d’une noble figure, qui, durant toute la cérémonie, n’avait
fait qu’observer l’attitude de la foule.

Le jeune chirurgien partit le premier, se hasardant au milieu
du peuple, qui, moins reconnaissant que Rousseau, l’avait déjà oublié, mais à
la mémoire duquel il comptait bien se rappeler un jour.

L’autre jeune homme attendit qu’il fût parti, et, s’adressant
alors à Rousseau :

– Vous ne partez pas, monsieur ? dit-il.

– Oh ! je suis trop vieux pour me risquer dans cette
cohue.

– En ce cas, dit l’inconnu en baissant la voix, à ce soir, rue
Plâtrière, monsieur Rousseau… N’y manquez pas !

Le philosophe tressaillit comme si un fantôme se fût dressé
devant lui. Son teint, pâle d’ordinaire, devint livide. Il voulut répondre à
cet homme, mais il avait déjà disparu.

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