Joseph Balsamo – Tome III (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 34Le roman de Gilbert

C’était Gilbert, avons-nous dit, aussi pâle qu’Andrée, aussi
désolé, aussi abattu qu’elle.

Andrée, à la vue d’un homme, à la vue d’un étranger, Andrée
se hâta d’essuyer ses yeux, comme si la fière jeune fille eût rougi de pleurer.
Elle composa son maintien et rendit l’immobilité à ses joues marbrées, qu’agitait
à l’instant même le frisson du désespoir.

Gilbert fut bien plus longtemps qu’elle à reprendre son
calme, et ses traits gardèrent l’expression douloureuse que mademoiselle de
Taverney, aussitôt qu’elle releva les yeux, put, en le reconnaissant, remarquer
dans son attitude et dans son regard.

– Ah ! c’est encore M. Gilbert, dit Andrée avec ce ton
léger qu’elle affectait de prendre chaque fois que ce qu’elle croyait le hasard
la rapprochait du jeune homme.

Gilbert ne répondit rien ; il était encore trop
violemment ému.

Cette douleur, qui avait fait frissonner le corps d’Andrée,avait
violemment secoué le sien.

Ce fut donc Andrée qui continua, voulant avoir le dernier
mot de cette apparition.

– Mais qu’avez-vous donc, monsieur Gilbert ?
demanda-t-elle ; qu’avez-vous à me regarder avec cet air dolent ? Il
faut que quelque chose vous attriste ; quelle chose vous attriste donc, s’il
vous plaît ?

– Vous désirez le savoir ? demanda mélancoliquement Gilbert,
qui sentait l’ironie cachée sous cette apparence d’intérêt.

– Oui.

– Eh bien, ce qui m’attriste, c’est de vous voir souffrir,mademoiselle,
répliqua Gilbert.

– Et qui vous a dit que je souffrais, monsieur ?

– Je le vois.

– Je ne souffre pas, vous vous trompez, monsieur, dit Andrée
en passant une seconde fois son mouchoir sur son visage.

Gilbert sentait monter l’orage ; il résolut de le
détourner par son humilité.

– Pardon, mademoiselle, dit-il, c’est que j’ai entendu vos
plaintes.

– Ah ! vous écoutiez ? C’est mieux, alors…

– Mademoiselle, c’est le hasard, balbutia Gilbert, car il se
sentait mentir.

– Le hasard ! Je suis désespérée, monsieur Gilbert, que
le hasard vous ait amené près de moi ; mais encore, en quoi ces plaintes
que vous avez entendues ont-elles pu vous attrister ?Dites-le-moi, le
vous prie.

– Il m’est impossible de voir pleurer une femme, dit Gilbert
d’un ton qui déplut souverainement à Andrée.

– Est-ce que, par hasard, je serais une femme pour M.Gilbert ?
répliqua la hautaine jeune fille. Je ne mendie l’intérêt de personne ;
mais celui de M. Gilbert moins encore que celui de tout autre.

– Mademoiselle, dit Gilbert en secouant la tête, vous avez
tort de me rudoyer ainsi ; je vous ai vue triste, je me suis affligé ;
je vous ai entendue dire que, M. Philippe parti, vous étiez désormais seule au
monde : eh bien, non, non, mademoiselle, car je suis resté,moi, et jamais
cœur plus dévoué n’a battu pour vous. Je le répète, non, jamais mademoiselle de
Taverney ne sera seule au monde tant que ma tête pourra penser,tant que mon cœur
pourra battre, tant que mon bras pourra s’étendre.

Gilbert était vraiment beau de vigueur, de noblesse et de
dévouement, tout en prononçant ces paroles – bien qu’il y mit toute la
simplicité que commandait le respect le plus vrai.

Mais il était dit que tout, dans le pauvre jeune homme,déplairait
à Andrée, l’offenserait et la pousserait à des ripostes blessantes,comme si
chacun de ses respects eût été une insulte, chacune de ses prières une
provocation. D’abord, elle voulut se lever pour trouver un geste plus dur avec
une parole plus libre ; mais un frisson nerveux la retint sur son banc.
Elle pensa, d’ailleurs, que, debout, elle serait vue de plus loin,et vue causant
avec Gilbert. Elle demeura donc sur son banc, car, une fois pour toutes, elle
voulait écraser sous son pied l’insecte qui devenait importun.

Elle répondit donc :

– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur Gilbert, que vous
me déplaisiez souverainement, que votre voix m’irritait, que vos façons
philosophiques me répugnent. Pourquoi donc, moi vous ayant dit cela, vous
obstinez-vous encore à me parler ?

– Mademoiselle, dit Gilbert pâle mais contenu, on n’irrite
pas une honnête femme en lui témoignant de la sympathie. Un honnête homme est l’égal
de toute créature humaine, et moi, que vous maltraitez avec cet acharnement, eh
bien, moi, je mérite peut-être plus qu’un autre la sympathie que je regrette de
ne pas vous voir éprouver pour moi.

Andrée, à ce mot de sympathie deux fois répété, ouvrit de
grands yeux et les attacha impertinemment sur Gilbert.

– De la sympathie ! dit-elle, de la sympathie de vous à
moi, monsieur Gilbert ? En vérité, je me trompais à votre égard. Je vous
tenais pour un insolent, et vous êtes moins que cela : vous n’êtes qu’un
fou.

– Je ne suis ni un insolent ni un fou, dit Gilbert avec un
calme apparent, qui dut bien coûter à cette fierté que nous connaissons. Non, mademoiselle,
car la nature m’a fait votre égal, et le hasard vous a faite mon obligée.

– Le hasard, encore ? dit ironiquement Andrée.

– La Providence, eussé-je dû dire peut-être. Je ne vous
eusse jamais parlé de cela ; mais vos injures me rendent la mémoire.

– Votre obligée, moi ? votre obligée, je crois ?
Comment avez-vous dit cela, monsieur Gilbert ?

– J’aurais honte pour vous de l’ingratitude mademoiselle ;
et Dieu, qui vous a faite si belle, vous a donné, pour compenser votre beauté, assez
d’autres défauts sans celui-là.

Cette fois, Andrée se leva.

– Tenez, pardonnez-moi, dit Gilbert ; vous m’irritez
par trop aussi quelquefois, et alors j’oublie tout l’intérêt que vous m’inspirez.

Andrée se mit à rire aux éclats, de manière à pousser la colère
de Gilbert à son paroxysme ; mais, à son grand étonnement,Gilbert ne s’enflamma
point. Il croisa ses bras sur sa poitrine, garda l’expression hostile et
obstinée de son regard de feu, et attendit patiemment la fin de ce rire
outrageant.

– Mademoiselle, dit froidement Gilbert à Andrée, daignez
répondre à une seule question. Respectez-vous votre père ?

– Je crois, en vérité, que vous m’interrogez, monsieur Gilbert ?
s’écria la jeune fille avec une souveraine hauteur.

– Oui vous respectez votre père, continua Gilbert, et ce n’est
point à cause de ses qualités, à cause de ses vertus ; non,c’est par cela
simplement qu’il vous a donné la vie. Un père, malheureusement,vous devez
savoir cela, mademoiselle, un père n’est respectable qu’à un seul titre, mais
enfin c’est un titre. Il y a plus : pour ce seul bienfait de la vie – et
Gilbert s’anima à son tour d’une dédaigneuse pitié – pour ce seul bienfait, continua-t-il,
vous êtes tenue d’aimer le bienfaiteur. Eh bien, mademoiselle, cela posé en
principe, pourquoi m’outragez-vous ? pourquoi me repoussez-vous ?
pourquoi me haïssez-vous, moi qui ne vous ai pas donné la vie,c’est vrai, mais
moi qui vous l’ai sauvée ?

– Vous ? s’écria Andrée ; vous, vous m’avez sauvé
la vie ?

– Ah ! vous n’y avez pas même pensé, dit Gilbert, ou
plutôt vous l’avez oublié ; c’est fort naturel ; il y a tantôt un an
de cela. Eh bien, mademoiselle, il faut alors vous l’apprendre ou vous le
rappeler. Oui, je vous ai sauvé la vie en sacrifiant la mienne.

– Au moins, monsieur Gilbert, dit Andrée fort pâle, vous me
ferez la grâce de me dire où et quand ?

– Le jour, mademoiselle, où cent mille personnes, s’écrasant
les unes les autres, fuyant des chevaux fougueux, des sabres qui fauchaient la
foule, laissèrent sur la place Louis XV une longue jonchée de cadavres et de
blessés.

– Ah ! le 31 mai.

– Oui, mademoiselle.

Andrée se remit et reprit son sourire ironique.

– Et ce jour-là, dites-vous, vous avez sacrifié votre vie
pour sauver la mienne, monsieur Gilbert ?

– J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.

– Vous êtes donc M. le baron de Balsamo ? Je vous demande
pardon, car je l’ignorais.

– Non, je ne suis pas M. le baron de Balsamo, dit Gilbert
les yeux enflammés et la lèvre frémissante ; je suis le pauvre enfant du
peuple Gilbert, qui a la folie, la sottise, le malheur de vous aimer ; qui,
parce qu’il vous aimait comme un insensé, comme un fou, comme un forcené, vous
a suivie dans la foule ; je suis Gilbert, qui, séparé de vous un instant, vous
reconnut au cri terrible que vous poussâtes en perdant pied ;Gilbert, qui
tomba près de vous et vous entoura de ses bras jusqu’à ce que vingt mille bras,
pesant sur les siens, eussent brisé sa force ; Gilbert, qui se jeta sur le
pilier de pierre où vous alliez être écrasée, pour vous offrir l’appui plus moelleux
de son cadavre ; Gilbert, qui, apercevant dans la foule cet homme étrange
qui semblait commander aux autres hommes, et dont vous venez de prononcer le
nom, rassembla toutes ses forces, tout son sang, toute son âme, et vous souleva
dans ses bras mourants, afin que cet homme vous aperçut, vous prît,vous sauvât ;
Gilbert enfin, qui, de vous, qu’il cédait à un sauveur plus heureux que lui, ne
garda qu’un lambeau de votre robe, que j’appuyai sur mes lèvres, et il était
temps, car le sang afflua aussitôt à mon cœur, à mes tempes, à mon cerveau ;
la masse roulante des bourreaux et des victimes me couvrit comme le flot et m’ensevelit,
tandis que, pareil à l’ange de la résurrection, vous montiez, vous,de mon abîme
vers le ciel.

Gilbert venait de se montrer tout entier, c’est-à-dire sauvage,
naïf, sublime, dans sa résolution comme dans son amour. Aussi Andrée, malgré
son mépris, ne pouvait-elle le regarder sans étonnement. Aussi crut-il un
instant que son récit avait été irrésistible comme la vérité, comme l’amour.
Mais le pauvre Gilbert comptait sans l’incrédulité, cette mauvaise foi de la
haine. Or, Andrée, qui haïssait Gilbert, ne s’était laissée prendre à aucun des
arguments vainqueurs de cet amant dédaigné.

D’abord, elle ne répondit rien, elle regardait Gilbert et
quelque chose comme un combat se passait dans son esprit.

Aussi, mal à l’aise devant ce silence glacé, le jeune homme
se vit-il obligé d’ajouter en manière de péroraison :

– Maintenant, mademoiselle, ne me détestez donc plus autant
que vous le faisiez, car ce serait non seulement de l’injustice,mais encore de
l’ingratitude, ainsi que je vous le disais tout à l’heure et que je vous le
répète maintenant.

Mais, à ces mots, Andrée leva sa tête altière et, du ton le
plus indifféremment cruel :

– Monsieur Gilbert, dit-elle, combien de temps, s’il vous
plaît, êtes-vous resté en apprentissage chez M. Rousseau ?

– Mademoiselle, dit naïvement Gilbert, trois mois, je crois,
sans compter les jours de ma maladie, suite de l’étouffement du 31mai.

– Vous vous méprenez, dit-elle, je ne vous demande point de
me dire si vous avez été ou non malade… d’étouffements… cela couronne
artistement peut-être votre récit… mais il m’importe peu. Je voulais seulement
vous dire, n’ayant séjourné que trois mois chez l’illustre écrivain, que vous
en avez fort bien profité, et que l’élève fait du premier coup des romans
presque dignes de ceux que publie son maître.

Gilbert, qui avait écouté avec tranquillité, croyant qu’Andrée
allait, aux choses passionnées qu’il avait dites, répondre des choses sérieuses,
tomba de toute la hauteur de sa bonhomie sous le coup de cette ironie
sanglante.

– Un roman ! murmura-t-il indigné, vous traitez de
roman ce que je viens de vous dire !

– Oui, monsieur, dit Andrée, un roman, je répète le mot ;
seulement, vous ne m’avez pas forcée de le lire et je vous en sais gré ;
mais, malheureusement, j’ai le profond regret de ne pouvoir le payer ce qu’il
vaut ; car j’y tenterais en vain, le roman étant impayable.

– Ainsi voilà ce que vous me répondez ? balbutia
Gilbert le cœur serré, les yeux éteints.

– Je ne vous réponds même pas, monsieur, dit Andrée en le
repoussant pour passer devant lui.

En effet, Nicole arrivait, appelant sa maîtresse du bout de
l’allée, pour ne pas interrompre trop brusquement l’entretien dont elle
ignorait l’interlocuteur, n’ayant pas reconnu Gilbert à travers les ombrages.

Mais, en approchant, elle vit le jeune homme, le reconnut et
demeura stupéfaite. Alors elle se repentit bien de n’avoir point fait un détour,
afin d’entendre ce que Gilbert avait pu dire à mademoiselle de Taverney.

Alors celle-ci, s’adressant à Nicole d’une voix adoucie, comme
pour mieux faire comprendre à Gilbert la hauteur avec laquelle elle lui avait
parlé :

– Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda-t-elle.

– M. le baron de Taverney et M. le duc de Richelieu viennent
de se présenter pour mademoiselle, répondit Nicole.

– Où sont-ils ?

– Chez mademoiselle.

– Venez.

Andrée s’éloigna.

Nicole la suivit, mais non sans jeter, en s’en allant, un  regard
ironique sur Gilbert, qui, moins pâle que livide, moins agité que fou, moins
colère que forcené, tendit le poing dans la direction de l’allée par où s’éloignait
son ennemie et murmura en grinçant les dents :

– O créature sans cœur, corps sans âme, je t’ai sauvé la vie,
j’ai concentré mon amour, j’ai fait taire tout sentiment qui pouvait offenser
ce que j’appellerai ta candeur ; car, pour moi, dans mon délire, tu étais
une vierge sainte, comme la Vierge qui est au ciel… Maintenant, je t’ai vue de
près, tu n’es plus qu’une femme, et je suis un homme… Oh ! un jour ou l’autre,
je me vengerai, Andrée de Taverney ; je t’ai tenue deux fois entre mes
mains, et deux fois je t’ai respectée ; Andrée de Taverney,prends garde à
la troisième !… Au revoir, Andrée !

Et il s’éloigna, bondissant à travers les massifs, comme un
jeune loup blessé qui se retourne en montrant ses dents aiguës et sa prunelle
sanglante.

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