Judex

Chapitre 1VIDOCQ

Vers huit heures du matin, un homme de hautetaille, d’allure aristocratique, drapé dans une ample cape noire ettenant en laisse un superbe chien policier, se présentait dans unepension de famille de Neuilly, sise impasse Saint-Ferdinand, etdemandait aussitôt à parler à Mme Bertin.

– Mme Bertin n’est pasici, répondit la propriétaire, l’excellenteMme Chapuis dont les traits tirés, les yeux rougeset les paupières gonflées, attestaient une nuit sans sommeil, ettoute d’inquiétude.

– Comment… elle n’est pas ici ?s’exclama l’inconnu avec un étonnement qui aurait pu paraîtrefactice à un observateur.

– Non, monsieur ! fit l’excellentefemme qui, étonnée par le grand air de son interlocuteur, en mêmetemps que rassurée par son regard de lumineuse intelligence et deloyale franchise, questionna avec une indication d’immédiateconfiance :

– Vous êtes peut-être sonparent ?

– Je suis un ami de sa famille, précisaJudex sur un ton plein de noblesse qui eût suffi à dissiperimmédiatement toute équivoque.

– Entrez donc, monsieur, invita aussitôtla brave hôtelière qui, tout en faisant pénétrer le visiteur dansle petit salon du rez-de-chaussée, exprimait avec l’accent de laplus vive angoisse : Je vous demande pardon, monsieur, de vousrecevoir ainsi ; mais je suis toute bouleversée. Je crains unmalheur… Une personne si aimable et si sérieuse, qui était sifacile à vivre et qui ne se plaignait jamais de rien !…

Et l’excellente créature, éclatant ensanglots, s’écria :

– Ah ! la pauvre petitefemme !…

– Calmez-vous, madame, conseillait Judexavec bonté ; et veuillez m’expliquer ce qui s’est passé.

– Voilà, monsieur… Hier… vers la fin del’après-midi, une dame que je n’avais jamais vue est venue demanderMme Jeanne Bertin pour des leçons de piano…Mme Bertin l’a reçue dans sa chambre, et, au boutd’un quart d’heure environ, elles sont redescendues toutes lesdeux. Elles devaient se connaître depuis longtemps, car ellessemblaient très bonnes amies. Quand Mme Bertin estpassée devant le bureau, elle m’a dit en accrochant sa clef autableau : « Je vais faire une course ; mais je seraicertainement de retour avant dîner. » Et elle n’est pasrentrée… Je l’attends encore ! Si elle avait été retenueau-dehors, elle m’aurait certainement prévenue. C’est donc qu’ellea eu un accident, Paris devient si terrible avec tous ces tramwayset ces autos qui filent un train d’enfer dans tous les sens… Aussi,moi, depuis hier soir, je ne vis plus… j’ai passé toute ma nuit àattendre ma pensionnaire… J’espérais toujours la voir revenir… Maisrien !… Et, pour comble de malchance, son petit garçon nousest arrivé hier soir. Figurez-vous qu’il s’est sauvé de la campagneoù sa mère l’avait placé chez de très braves gens, paraît-il… Iln’a que quatre ans et demi… Croyez-vous ?… Je ne savais qu’enfaire… Il ne voulait pas se coucher avant d’avoir embrassé samaman… Enfin, il a fini par s’endormir, le pauvre mignon… Maisquand il va se réveiller, et qu’il ne va encore voir personne, jeme demande ce que je vais lui dire ! J’en suis maladed’avance !… En voilà des émotions !

Judex, qui avait écoutéMme Chapuis avec la plus sympathique attention,reprenait :

– Voulez-vous me permettre, madame, devous poser quelques questions ?

– Volontiers, monsieur. Je ne vousconnais pas ; mais du moment que vous êtes un ami deMme Bertin…

– Avez-vous prévenu la police de ladisparition de votre pensionnaire ?

– Non, monsieur, j’espérais toujours quela pauvre petite rentrerait… Mais, si vous le voulez, nouspourrions aller ensemble au commissariat…

– Attendez encore un peu.Mme Bertin recevait-elle des visites ?

– Aucune, monsieur.

– Avez-vous jamais vu des gens suspectsrôder autour de chez vous ?

– Jamais… c’est-à-dire qu’à présent, jecrois me rappeler qu’un jeune homme assez élégant s’est arrêté àplusieurs reprises devant la maison.

– Et cette personne qui est venuedemander Mme Bertin, comment était-elle ?

– Très jolie fille, avec des bandeauxnoirs, de grands yeux… et bien habillée, élégante, même. Enfin, sicela peut vous intéresser, Mme Bertin l’a appeléedevant moi : Mlle Marie…

« Mlle Marie… » notamentalement Judex qui reprit aussitôt :

– Avez-vous fait d’autresremarques ?

– Je ne sais pas… Je cherche… Faut pasm’en vouloir ; je n’ai pas très bien ma tête à moi… Attendez,mon bon monsieur… Cette demoiselle Marie est arrivée dans une belleauto de maître qui a attendu devant ma porte… Il y avait aussi unmonsieur… un jeune homme… qui a fait les cent pas… sur le trottoir…et qui est monté dans la voiture avec Mme Bertin etla femme brune.

– Ce jeune homme était-il le même quecelui que vous avez vu stationner en face de chez vous ?

– Non, monsieur !… Je puis même vousaffirmer qu’ils ne se ressemblaient pas du tout.

Judex, qui avait enregistré les déclarationsde Mme Chapuis avec la plus apparenteimpassibilité, continuait toujours sur ce ton de politesse parfaitequi révélait un vrai gentleman :

– Vous m’avez bien dit que le fils deMme Bertin était ici ?

– Oui, monsieur. Je l’ai installé dans lachambre de sa mère.

– Pourriez-vous me conduire auprès delui ?

– Très volontiers ! acceptait labrave hôtelière sur laquelle l’homme à la cape noire semblait avoirconquis un entier ascendant.

Cependant, comme elle jetait un regard anxieuxsur le superbe chien que le visiteur tenait en laisse :

– Rassurez-vous…, fit Judex, Vidocq n’estméchant qu’avec les méchants… Autrement, c’est un animal, ou plutôtun être humain d’une intelligence et d’une bontéextraordinaires.

– Alors, venez, monsieur.

Quelques instants après, Judex pénétrait dansla chambre de Jacqueline.

Jeannot venait de s’éveiller.

En apercevant cet étranger, l’enfant eut unmouvement de frayeur. Mais la présence deMme Chapuis le rassura aussitôt, en même temps quela vue du chien policier lui arracha ce cri d’admirationspontanée :

– Oh ! le beau toutou !

– Tu peux le caresser, mon mignon,invitait Judex en s’approchant du lit… Il est très doux et il aimebeaucoup les enfants, surtout quand ils sont gentils.

Jeannot promenait sa main sur la tête du belanimal… qui le considérait déjà d’un air de protection affectueuse,lorsque, redevenu subitement anxieux, il demanda àMme Chapuis, qui avait peine à retenir seslarmes :

– Dites, madame, est-ce que maman estrevenue ?

– Pas encore !

– Mais elle ne tardera pas, déclara Judexen approchant ses lèvres du front d’ange qui s’offrait à lui,tandis que, gravement, comme s’il prenait envers lui-même le plussacré des engagements, il déclarait :

– Je te le promets, mon enfant…, tureverras bientôt ta maman.

Puis, se tournant vers l’hôtelière, il luiconfia à voix basse, mais avec un accent d’autoritésouveraine :

– Votre pensionnaire estvivante !

– Que le bon Dieu vous entende !

– Je m’en vais partir à sa recherche…Mais pas un mot, n’est-ce pas… à personne, vous m’entendez !…Le salut de Mme Bertin dépend de votre silence.

– Comptez sur moi !

Judex s’emparant d’un gant que Jacquelineavait laissé sur la table le fit flairer à son limier qui, lesoreilles dressées et les prunelles en feu, sembla répondre aussitôtà son maître : « J’ai compris ! »

– Au revoir, madame, saluait poliment lemystérieux visiteur.

– Où pensez-vous qu’elle puisse bienêtre ? interrogeait avidement l’hôtelière…

– C’est Vidocq qui va me le dire…,répondit Judex, en désignant son chien qui, tout frémissant, lesmuscles du cou tendus, et le nez humant le sol, l’entraînaitvigoureusement, dans sa hâte d’entrer en chasse.

Tandis que l’homme à la cape noire gagnait larue, Mme Chapuis, le regardant s’éloigner, se prità murmurer :

– Je n’ai pas osé lui demander comment ils’appelait : mais rien qu’à la façon dont il a embrassé lepetit, j’ai tout de suite deviné que c’était un brave homme.

… Et Judex, tout en regagnant uneautomobile où l’attendait son frère, songeait, les sourcils froncéset en proie à une réelle angoisse :

– Pourquoi Diana Monti a-t-elle enlevéJacqueline ?

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