Chapitre 1L’ÉPOUSE
Le château de la Ferté, qui s’élève à lalisière de la forêt de Dreux, au fond d’une longue avenue bordée dechênes de haute futaie, avait été construit vers le milieu duXVIIIe siècle par un de ces riches financiers qui, aprèsavoir mené une existence des plus fastueuses, éprouvaient, audéclin de leurs jours, le besoin de se retirer dans leurs terres,parfois pour s’y préparer plus tranquillement au salut de leur âme,mais le plus souvent pour y réparer les ruines de leur santécompromise par des excès de toutes sortes.
En pleine campagne, à douze kilomètres de laville, complètement isolé, il était devenu, sous la Révolution, lapropriété d’un certain citoyen Poussard, fournisseur aux armées…Sous la monarchie de Juillet, il avait passé entre les mains ducomte de Mériel qui en avait fait un rendez-vous de chasse… Puis…bientôt abandonné, il était tombé dans un état de ruine et dedélabrement vraiment lamentable… jusqu’au jour, c’est-à-dire quinzeans environ avant que ne commence ce récit, où une femme en deuil,à l’allure de grande dame et dont le visage demeuré extrêmementjeune contrastait avec une magnifique chevelure blanche comme laneige, l’avait acquis de son dernier propriétaire, M. Forois,fabricant de produits chimiques, qui avait reculé devant les fraisqu’entraîneraient la restauration et l’entretien d’un pareildomaine.
Six mois après, la comtesse de Trémeuse –c’était le nom de l’acquérante – s’installait dans sa nouvellerésidence, dont elle avait ordonné, réglé elle-même l’aménagementsobre, sévère même, transformant l’ancienne et brillante résidencedu fermier général de Louis XV en un véritable lieu derecueillement et de prière…
Entourée de trois vieux serviteurs, un cocher,un valet de chambre et une cuisinière, ne recevant aucune visite,vivant dans l’isolement le plus absolu, ne manifestant sa présencedans ce coin de terre que par les nombreuses aumônes qu’ellefaisait distribuer aux pauvres, ne sortant de sa maison que pour sepromener seule dans les vastes allées de son parc ou pours’asseoir, durant les beaux jours, sur une vaste terrasse quidomine la plaine, Mme de Trémeuse semblait,dans ses vêtements de deuil qu’elle ne quittait jamais, lapersonnification de la douleur qui veut rester cachée…
Dans le pays on l’appela bientôt la Femmeen noir…
Comme on ne savait rien d’elle, quelquescommères de village s’efforcèrent d’interroger ses serviteurs… Maisceux-ci s’étaient toujours renfermés dans un mutisme qui n’avaitfait qu’exacerber les curiosités… Puis, les années avaient passé.Les commères s’étaient lassées de voir leurs questions rester sansréponse… et autour de l’étrange châtelaine de la Ferté, un silencerespectueux s’était établi… et nul ne s’était plus inquiété decette femme si douloureuse et si belle.
Un matin qu’elle cheminait lentement dans unsentier obscur, son domestique, qui la cherchait depuis un certaintemps, s’approcha d’elle. Après s’être excusé avec beaucoup dedéférence de la déranger dans ses méditations, il lui remit untélégramme qu’elle s’empressa de décacheter.
La dépêche ne contenait que cesmots :
Serai auprès de vous… onze heures
Tendresses de votre fils.
JACQUES.
Un sourire fugitif erra sur les lèvres de lacomtesse, apportant une brève détente à ce visage qu’un secretdéchirement semblait avoir figé à tout jamais dans l’immobilité dela plus mortelle tristesse…
Puis, reprenant son air grave de femme qui arenoncé à tout ici-bas, elle regagna le château… et, pénétrant dansune pièce ornée de beaux meubles de haut style, elle prit sur latable une photographie qui représentait deux garçons de quatorze etdouze ans… ses fils… qu’elle se prit à contempler avec uneexpression faite à la fois de tendresse, d’admiration etd’orgueil.
Elle reposa le portrait sur la table, etimmobile… hautaine… farouche, une expression singulière dans lesyeux qui, fixes, brillants de fièvre intérieure, semblaient depuislongtemps ne plus connaître de larmes, la femme en noir paruts’absorber de nouveau dans une sombre rêverie…
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Voici quel avait été le drame atroce qui avaitbrisé sa vie : Dernière descendante de l’une des plusanciennes et illustres familles de Corse, Julia Orsini avait épouséà vingt ans le comte de Trémeuse, excellent gentilhomme qui nes’était pas contenté de naître riche… mais qui avait encore vouluque sa fortune devînt pour lui et pour ceux qu’il employait unesource d’énergie, de travail et de profits. Détenteur d’importantesconcessions minières en Amérique et au Transvaal, ses nombreusesoccupations ne l’avaient nullement empêché de se montrer enversJulia, qu’il adorait, un mari incomparable.
Deux fils… Jacques et Roger, étaient venus, àdeux ans d’intervalle, compléter ce bonheur ; et plusieursannées s’étaient écoulées… sans que le moindre nuage troublâtl’harmonie idéale de cette famille qui semblait avoir mis en communles plus précieux trésors d’affection, de joie et de tendresse…
Or… un soir que le comte de Trémeuse donnaitun grand dîner, il y eut parmi les invités le banquier Favraut, quiavait trouvé le moyen de se faufiler dans une maison où il espéraitrencontrer l’occasion de drainer d’importants capitaux.
Venu pour extorquer de l’argent à de Trémeuse…le gredin sortit de chez son hôte avec d’autres intentions :il avait résolu de lui voler sa femme.
Subjugué par la beauté pure et classique de lacomtesse, le misérable se mit en devoir de commencer aussitôt cequ’il appelait dans son cynisme de goujat sa campagne amoureuse etfinancière.
Mais dès sa première entrevue avecMme de Trémeuse, il put se rendre comptecombien son calcul était faux… À peine eut-il risqué unedéclaration aussi banale que grossière, que Julia, lui désignant laporte de son salon, lui imposait :
– Sortez, monsieur !… et si jamaisvous osez reparaître en ma présence, c’est monsieur le comte deTrémeuse qui se chargera de vous jeter lui-même dehors !…
Favraut qui savait le gentilhomme de premièreforce à l’épée et au pistolet… se garda bien d’insister… Mais, àpartir de ce jour, la famille de Trémeuse compta en lui un ennemiféroce, implacable… Elle n’allait pas tarder à s’en apercevoir.
En effet… quelque temps après, une malchanceobstinée s’abattait sur le gentilhomme. Plusieurs affaires qu’ilavait en préparation lui échappèrent… sans qu’il parvînt àdécouvrir qui le desservait ainsi.
Trois gros marchés, base de ses opérations, nelui furent pas renouvelés… Lui, dont le crédit avait parujusqu’alors illimité, vit peu à peu la circulation de son papier sefaire de plus en plus difficile.
Un jour, ce fut la nouvelle que les ouvriersd’une de ses plus importantes exploitations avaient brusquementcessé le travail.
Bien qu’il eût cédé sur tous les points,quelques jours après, son représentant lui télégraphiait :
Tous les mineurs ont adhéré à la grève… Onredoute des violences.
L’ingénieur en chef,
BERNARD.
Le lendemain… il apprenait que son industrieavait été « sabotée » à un tel point qu’il faudrait aumoins un million et six mois de travail pour réparer ledésastre.
Obligé de faire face à des échéances pourlesquelles il n’était pas en mesure de payer, il chercha descapitaux… Ignorant la scène qui s’était passée entre Favraut et safemme – car par respect pour elle-même autant que par affectionpour son mari, la comtesse de Trémeuse avait préféré garder pourelle seule le secret de cette vilaine chose –, il s’était adresséau banquier qui l’avait reçu avec toutes les marques de la plushypocrite sympathie.
Trois jours après, le gredin lui adressait ladépêche suivante :
N’ai pu décider mon groupe à s’intéresserà votre Société minière. Vifs regrets.
FAVRAUT.
Enfin, le jour même, M. de Trémeuserecevait la nouvelle que la mine, qu’à force d’énergie et desacrifices, il était arrivé à reconstituer, avait été inondée… etque les dégâts étaient incalculables.
Cette fois c’était la ruine !
Le comte, à cent lieues de soupçonner lesmenées ténébreuses de Favraut, se crut la victime de lafatalité.
Dans une scène déchirante, il révéla à safemme toute la vérité, concluant par ces mots :
– Un seul homme, s’il le voulait,pourrait encore nous sauver, c’est Favraut. Je lui ai déjà demandéson concours… il me l’a refusé… Mais peut-être aujourd’hui, enacceptant toutes ses conditions, pourrai-je me tirer d’affaire outout au moins ne pas connaître les affres d’une liquidationjudiciaire ou la honte du failli. Sans Favraut… nous sommes perdus…et je ne vous le cache pas, ma chère Julia, je me demande sij’aurai le courage de survivre à un écroulement pareil !
Le nom de Favraut avait été pourMme de Trémeuse la lueur de vérité.
Maintenant, elle comprenait tout.
C’était ce misérable qui, avec une habiletéinfernale, et ne reculant devant rien pour accomplir son ignobletâche, se vengeait de son méprisant dédain en ruinant son mari etses enfants…
Cachant soigneusement à l’époux adoré lessentiments qui s’agitaient en elle…, elle répondit avec un accentd’incomparable tendresse en même temps que de calmesublime :
– Mon ami… vous avez bien fait de me direla vérité… Maintenant que je connais la situation, je puis vousêtre d’une aide beaucoup plus efficace.
– Que comptez-vous faire ?interrogea de Trémeuse tout vibrant d’admiration et d’amour pourcette noble femme qui acceptait sans la moindre défaillance le coupterrible qui la frappait.
Avec une dignité magnifique,Mme de Trémeuse déclarait :
– Vous avez eu assez de confiance en moipour ne rien me cacher de la catastrophe qui nous menace. Je vousen sais un gré infini. Maintenant, laissez-moi faire, et peut-êtreserai-je assez heureuse pour vous sauver.
– Puis-je vous demander ce que vouscomptez faire ?
Alors, sans la moindre hésitation, avec uneflamme d’héroïsme dans le regard, la comtesse répliqua :
– C’est moi qui verrai le banquierFavraut !
