La Compagnie blanche

Chapitre 12Comment Alleyne apprit plus qu’il n’enseigna

Dans tous les comtés du sud, on commença às’agiter, à fourbir des armes, à façonner des équipements. Dechâteau en château la nouvelle s’était rapidement répandue :le vieux jeu allait recommencer, les lions et les fleurs de liss’affronteraient au début du printemps. Quelle nouvelle pour cecher pays belliqueux, qui depuis une génération avait choisi lemétier de la guerre, qui avait exporté des archers et importé desprisonniers ! Pendant six années ses fils avaient impatiemmentattendu la fin d’une paix inaccoutumée ; maintenant ils seruaient sur leurs armes comme sur leur droit d’aînesse. Les vieuxsoldats de Crécy, de Nogent et de Poitiers se réjouissaient parcequ’ils allaient entendre encore une fois les trompettesguerrières ; mais les plus heureux étaient les jeunes quiavaient les oreilles rebattues des récits glorieux de leurs aînés.Franchir les grands monts du sud, affronter les hommes qui avaientdompté les Maures, suivre le plus grand capitaine de l’époque, voirdes champs de blé et des vignobles ensoleillés alors que lesmarches de Picardie et de Normandie étaient aussi nues et mornesque les forêts de Jedburgh, quelles perspectives pour une race desoldats ! D’une mer à l’autre on bandait des arcs dans leschaumières, et l’acier résonnait dans les châteaux.

Il ne fallut pas longtemps à chaque placeforte pour mettre sa cavalerie en route, et à chaque hameau pourfournir l’infanterie. À la fin de l’automne et au début de l’hiverroutes et chemins retentissaient d’appels de bugles et detrompettes, de hennissements, du pas des détachements en marche. DuWrekin dans les marches galloises aux Costwoods dans l’ouest, ou auButser dans le midi, tous les sommets de colline devinrent desobservatoires d’où les paysans voyaient miroiter les armes, flotterles étendards et les panaches. Empruntant des sentiers écartés, desclairières ou des chemins de lande, ces petits ruisselets d’acierse réunissaient sur les grand-routes pour former un fleuve quiprenait de plus en plus d’ampleur en se rapprochant d’un port demer, où toute la journée, et jour après jour, on s’affairait, ontravaillait, on se rassemblait ; les grands vaisseaux étaientchargés ; les uns après les autres ils déployaient leurs ailesblanches et gagnaient la haute mer parmi l’entrechoquement descymbales, les roulements de tambour, les cris joyeux de ceux quipartaient et de ceux qui attendaient leur tour. D’Orwell à la Dart,il n’y avait pas de port qui ne fît partir sa petite flotte égayéepar des flots d’étamine comme pour un joyeux festival. Ainsi,pendant la saison où les jours diminuaient, la puissance del’Angleterre prenait le large.

L’ancien et populeux comté du Hampshire nemanquait ni de chefs ni de soldats pour une mobilisation quipromettait de l’honneur et du profit. Au nord la tête de Maure desBrocas et les mascles rouges des De Roches flottaient au-dessusd’une forte troupe d’archers venus des forêts de Hall, de Woolmer,et de Harewood. De Borhunte se préparait dans l’est, et Sir John deMontague dans l’ouest. Sir Luke de Ponynges, Sir Thomas West, SirMaurice de Bruin, Sir Arthur Lipscombe, Sir Walter Ramsey et lerobuste Sir Oliver Buttesthorn marchaient tous vers le sud avec desrecrues d’Andover, d’Alresford, d’Odiham et de Winchester, pendantque venaient du Sussex Sir John Clinton, Sir Thomas Cheyne et SirJohn Fallislee avec une troupe d’hommes d’armes sélectionnés ;ils se dirigeaient vers Southampton. Le plus grand desrassemblements, toutefois, eut lieu au château de Twynham, car lenom et la renommée de Sir Nigel Loring attiraient les tempéramentsles plus hardis : tous désiraient servir sous un chef siformidable, sous la bannière des cinq roses rouges.

Et si Sir Nigel avait pu montrer les bachellesqu’exigeaient les lois du sang, il aurait pu couper son pennonpointu pour en faire une bannière carrée, et emmener sur le champde bataille l’escorte digne d’un chevalier banneret. Mais lapauvreté pesait lourdement sur lui, ses terres étaient peuabondantes, ses coffres vides, et le château où il habitait ne luiappartenait pas. Il eut le cœur gros quand il vit de bons archerset des lanciers expérimentés se détourner de sa porte parce qu’iln’avait pas d’argent pour les équiper et les payer. Cependant lalettre que lui avait apportée Aylward lui accorda des possibilitésqu’il ne tarda pas à utiliser. Sir Claude Latour, lieutenant gasconde la Compagnie Blanche, l’assurait en effet qu’il lui restaitassez pour équiper une centaine d’archers et vingt hommes d’armes,ce qui, ajouté aux trois cents vétérans qui se trouvaient déjà enFrance, constituerait une force militaire que n’importe quel chefserait fier de commander. Avec une sagesse précautionneuse, lechevalier choisit ses hommes parmi les volontaires qui affluaient.Il tint de nombreuses conférences avec Black Simon, Sam Aylward etquelques-uns de ses subordonnés les plus avisés pour arrêter lesélus. Aux environs de la Toussaint, les feuilles n’étaient pastoutes tombées des arbres, mais Sir Nigel avait dressé sa liste etréuni sous son pennon la plus formidable troupe de forestiers duHampshire qui aient jamais bandé un arc de guerre. Vingt hommesd’armes, bien montés et équipés, formaient la cavalerie dudétachement. Les jeunes Peter Terlake de Fareham et Walter Ford deBotley, vaillants fils de vaillants seigneurs, vinrent à leursfrais se mettre au service de Sir Nigel et partager avec AlleyneEdricson les devoirs de la charge d’écuyer.

L’enrôlement était terminé, mais il restaitencore à faire. Pour les armures, les épées et les lances, pointn’était besoin de s’en préoccuper car elles seraient meilleures etmoins chères à Bordeaux qu’en Angleterre. Par contre, pour ce quiétait des arcs, l’Espagne ne manquait pas d’ifs, mais il valaitmieux emporter suffisamment de bois anglais et garder en réserve lebois espagnol. De plus il fallait trois cordes de rechange par arc,ainsi qu’une grande provision de fers de flèche, sans compter lesbrigandines à mailles serrées, les casques capitonnés, lesbrassards ou garde-bras, qui étaient l’équipement normal d’unarcher. Sur des kilomètres à la ronde les femmes travaillèrentdur ; elles taillaient les surcots blancs qui étaient la tenuede la Compagnie, et elles les décoraient du lion rouge de saintGeorges au milieu de la poitrine. Quand enfin le rassemblements’opéra dans la cour du château, un vétéran des guerres de Franceaurait confessé qu’il n’avait jamais vu d’unité plus martiale etmieux équipée, depuis le vieux chevalier caracolant sur son granddestrier noir jusqu’à Hordle John, recrue géante, qui s’appuyaitnégligemment sur un immense arc noir. Sur ces cent vingt hommes,plus de la moitié avaient déjà des campagnes à leur actif ;quelques-uns même avaient passé leur vie à faire la guerre etparticipé aux batailles qui avaient établi pour l’émerveillement dumonde la valeur et la réputation de l’infanterie insulaire.

Tous ces préparatifs requirent six longuessemaines ; la saint Martin approchait quand ils furentachevés. Depuis près de deux mois Alleyne Edricson se trouvait auchâteau de Twynham ; cette période se révéla décisive :elle changea tout le cours de son existence ; elle l’écarta dubut qu’il s’était primitivement assigné ; elle l’entraîna versdes voies plus libres, plus lumineuses. Déjà Alleyne bénissait sonpère d’avoir décidé qu’il devait connaître le monde avant d’yrenoncer.

Car le monde ne ressemblait guère auxdescriptions qu’il en avait entendues, notamment quand le maîtredes novices évoquait les loups dévorants qui les guettaient au-delàdes paisibles enclos de Beaulieu. Le monde certes n’était pasdépourvu de cruauté, ni de luxure, de péché ou de tristesse ;mais une compensation existait dans les nombreuses qualités, dansles vertus robustes et positives qui résistaient aux tentations etaux violentes secousses de la vie quotidienne. Comme par contrasteparaissaient ternes l’absence de péché due à l’incapacité depécher, les victoires obtenues dans la fuite devant l’ennemi !Bien qu’élevé au monastère, Alleyne possédait une finesse naturelleet une intelligence assez souple pour formuler des conclusionsnouvelles. Il était obligé de constater que les hommes aveclesquels il était maintenant en contact avaient beau êtrefarouches, querelleurs, grossiers parfois : ils n’enpossédaient pas moins une nature plus riche et ils étaient plusutiles au monde que les frères au regard bovin qui se levaient,mangeaient et dormaient d’un bout de l’année à l’autre dans lecercle étroit d’une existence stagnante. L’abbé Berghersh avait dela valeur, mais était-il supérieur à ce gentil chevalier qui menaitune vie simple, soutenue et rehaussée par l’idéal inflexible dudevoir, et qui accomplissait d’un cœur impavide tout ce qu’il avaità faire ? En passant du service de l’un au service de l’autre,Alleyne n’avait nullement l’impression de déroger. Par tempéramentil n’aimait pas la guerre, mais à cette époque d’ordres guerrierset de fraternités militantes, la frontière n’était pas très bientracée entre le prêtre et le soldat. Sans causer de scandalel’homme de Dieu et l’homme d’épée pouvaient se réconcilier dans lemême individu. Dès lors pourquoi lui, simple clerc, s’éternisait-ildans des scrupules alors que s’offrait une chance d’obéir àl’esprit comme à la lettre des dispositions de son père ?Certes il lui en coûta bien des conflits intérieurs, bien desréflexions angoissées, bien des prières diurnes et nocturnes, biendes doutes et des craintes ! Trois jours après son arrivée auchâteau de Twynham il accepta de Sir Nigel un cheval et unéquipement dont les frais seraient prélevés sur sa part debénéfices dans l’expédition. Sept heures chaque jour il s’exerçaitdans la lice du château pour devenir le digne écuyer d’un chevalieraussi célèbre. Il était jeune, agile ; il avait en réservetoute l’énergie requise pendant des années de vie saine : ilne mit pas longtemps à apprendre le maniement de son cheval et deses armes et à s’en servir assez bien pour mériter un signe de têteapprobateur de la part des hommes d’armes, ou pour tenir la dragéehaute à Terlake et à Ford, ses camarades écuyers.

Mais d’autres considérations nel’influencèrent-elles pas ? L’esprit humain est si complexequ’il peut à peine discerner les profonds ressorts qui le fontagir. Alleyne vit se déployer un aspect de la vie devant lequel ilétait aussi innocent qu’un enfant, mais dont l’importance pesaassurément sur sa décision. Selon les préceptes du couvent, unefemme était l’incarnation, la synthèse de tout ce qui étaitdangereux et mauvais ; la présence d’une femme était sipernicieuse qu’un vrai Cistercien ne pouvait pas lever les yeux outoucher le bout de ses doigts sans être mis au ban de la communautéet commettre un péché mortel. Or voici que chaque jour, pendant uneheure après none et une heure avant les vêpres, il se trouvait enrapports étroits avec trois femmes également jeunes, égalementjolies, donc doublement dangereuses du point de vue monastique. Etpourtant leur présence lui inspirait un vif plaisir, une paixagréable ; elle faisait écho à tout ce qui était bon et douxen lui-même ; elle lui emplissait l’âme d’une félicitéinconnue.

Cependant la damoiselle Maude Loring n’étaitpas une élève facile. Un homme plus âgé, un meilleur psychologueaurait été déconcerté par ses sautes d’humeur, ses préventionssoudaines, sa répulsion à l’égard de toute contrainte ou d’uneautorité s’exerçant sur elle. Si un sujet l’intéressait, s’il yavait place pour du romanesque ou pour l’imagination, alors sonesprit subtil s’en emparait et elle laissait peiner loin derrièreelle ses deux compagnes d’études et même son professeur. Aucontraire s’il lui fallait faire montre de patience, de régularitéet de mémoire, elle était incapable de fixer son attention. Alleynepouvait lui raconter les histoires des vieux dieux et des héros,lui parler d’exploits courageux ou de buts élevés, lui décrire lesmystères du ciel et captiver sa fantaisie avec la lune et lesétoiles, il avait en face de lui une auditrice fervente qui, jouesen feu et yeux brillants, pouvait répéter derrière lui les motsqu’il avait prononcés. Mais quand il en venait à l’astrolabe, auxchiffres et au calcul des épicycles, les pensées de la jeune fillese détournaient vers son cheval et son faucon ; un regard videet une figure inexpressive avertissaient le professeur qu’il avaitperdu le contrôle de son élève ; il ne lui restait plus qu’àreprendre le vieux roman pour retrouver l’oreille de Maude.

Certains jours, quand elle était de détestablehumeur, elle opposait de l’impertinence, voire une rébellionouverte à la douce fermeté d’Alleyne. Dans ce cas il faisaitsemblant de ne rien remarquer, il poursuivait la leçon jusqu’à ceque sa patience l’eût reconquise et qu’elle éclatât contreelle-même en reproches cent fois trop violents par rapport à lanature de sa faute. Mais un curieux incident se produisit un matin.Elle était arrivée de fort méchante humeur, et Agatha, la jeunedemoiselle d’atour, pensant plaire à sa maîtresse, se mit égalementà secouer la tête et à répliquer aigrement aux questions d’Alleyne.Aussitôt Maude tourna vers elle une paire d’yeux étincelants dansun visage blanc de rage.

– Tu oses ! s’exclama-t-elle. Tuoses ?

Épouvantée, Agatha tenta de s’excuser.

– Mais noble damoiselle, lui dit-elle,qu’ai-je fait ? Je n’en ai pas dit plus que je n’aientendu.

– Tu oses ! répéta la damoiselled’une voix frémissante. Toi, effrontée malgracieuse, stupideécervelée qui ne penses à rien d’autre qu’à des ourlets dechemise ! Et lui qui est si gentil, si aimable, sipatient ! Tu… Ah, tu as raison de filer d’ici !

Tout en croisant et en décroisant ses longsdoigts blancs, elle avait parlé sur un tel ton qu’avant la fin deson petit discours Agatha s’était précipitée vers la porte,derrière laquelle elle avait éclaté en sanglots.

Alleyne demeura abasourdi devant cettetigresse qui avait si soudainement volé à son secours.

– Cette colère était inutile, dit-ildoucement. Les paroles de cette jeune fille ne m’ont nullementaffecté. C’est vous qui aviez commencé.

– Je le sais ! cria-t-elle. Je suistrès méchante. Mais c’est assez d’une méchante pour vousmaltraiter. Ma foi ! je ne veux pas qu’il y en ait uneautre.

– Mais non, personne ne memaltraite ! répondit-il. Le péché est dans les mots que vousavez prononcés. Vous l’avez appelée effrontée, écervelée, et je nesais quoi…

– Et vous êtes celui qui m’avez appris àdire la vérité ! Voilà que je dis la vérité, et vous n’êtespas content ! Écervelée elle est : je l’appelleraiécervelée !

C’est par de semblables disputes qu’étaittroublée la paix de la petite classe. Au fur et à mesure ques’écoulaient les semaines, néanmoins, elles devinrent moinsfréquentes et moins violentes tant l’égalité d’humeur et la fermetéd’Alleyne influençaient Maude. À vrai dire, en certaines occasionsil en vint à se demander si ce n’était pas la damoiselle quil’influençait. Si elle changeait, il changeait aussi. En la tirantau-dessus du monde, il descendait progressivement, lui, au niveaudu monde. En vain lutta-t-il ; en vain essaya-t-il de sepersuader de la folie qu’il y avait à trop penser à la fille de SirNigel. Qui était-il donc pour oser lever les yeux sur la plus joliedamoiselle du Hampshire ? Un cadet de famille, un clercimpécunieux, un écuyer incapable de payer son propre équipement…Oui, c’était la voix de la raison ; mais la raison avait beaudire, la voix de la jeune fille résonnait plus fort à ses oreilles,et son image échauffait son cœur toujours davantage. Plus éloquentque la raison, plus irrésistible que les leçons du couvent, pluspuissant que n’importe quel frein, surgissait le vieux tyran qui nesupportait aucun rival dans le royaume de la jeunesse.

Et pourtant il fut surpris et bouleversélorsqu’il découvrit comme elle était profondément entrée dans savie, et combien les ambitions et désirs qui avaient nourri sanature spirituelle se centraient à présent sur cet objet de laterre. Jusque-là il avait à peine osé réfléchir au changement quis’était opéré en lui : quelques phrases inattendues suffirentà le lui révéler dans toute son ampleur ; ce fut l’éclair dansles ténèbres.

Un jour de novembre il était parti à chevalvers Poole en compagnie de son camarade écuyer Peter Terlake, pouraller chercher certains bois d’arc chez Wat Swathling, armurier duDorsetshire. Le jour du grand départ n’était pas éloigné. Les deuxjeunes gens rentraient au galop car la nuit était déjà tombée et ily avait encore beaucoup à faire. Peter était un garçon élevé à lacampagne, sec, dur, bronzé ; il attendait la guerre commel’écolier attend les vacances. Toute la journée cependant ils’était montré sombre et taciturne.

– Dis-moi, Alleyne Edricson, fit-il toutà coup pendant qu’ils franchissaient les collines de Bournemouth,ne t’a-t-il pas semblé que ces temps-ci la damoiselle Maude estplus pâle et plus silencieuse que d’habitude ?

– C’est possible, répondit l’autrebrièvement.

– Et qu’elle demeure plus souvent rêveuseà sa fenêtre qu’elle ne chevauche gaiement pour chasser. À monavis, Alleyne, c’est ton enseignement qui lui retire tout goût pourla vie. Il est trop lourd pour elle, comme le serait une lancepesante pour un cavalier léger.

– Sa mère l’a voulu ainsi.

– Par Notre Dame, et sauf respect,s’écria Terlake, je crois que madame sa mère serait plus apte àcommander une compagnie d’assaut qu’à élever sa tendre fille qui ala blancheur du lait. Écoute bien, Alleyne, ce que je n’ai jamaisdit encore à âme qui vive : j’aime la belle damoiselle Maude,et pour la servir je verserais mon sang jusqu’à sa dernièregoutte.

Il avait parlé d’une voix frémissante. Alleynene dit rien, mais il sentit un bloc de glace immobiliser soncœur.

– Mon père possède beaucoup d’acres,poursuivit l’autre, entre Fareham Creek et la côte de PortsdownHill. Il y a dessus assez de granges à remplir, de bois à scier, degrain à moudre et de moutons à garder pour satisfaire n’importequel exigeant, et je suis fils unique. Je suis sûr que Sir Nigelserait heureux d’une telle union.

– Mais la damoiselle ? demandaAlleyne les lèvres sèches.

– Ah, camarade, voilà la cause de messoucis ! Si je dis un mot de ce que je pense, c’est unhochement de tête, un regard d’une froideur… Autant soupirer aprèsla statue de neige que nous avons édifiée l’hiver dernier dans lacour de notre château ! Je n’ai fait que lui demander hiersoir son voile vert afin que je puisse l’arborer sur mon heaume.Elle m’a lancé à la figure qu’elle le gardait pour un meilleurhomme que moi, et puis du même souffle elle m’a demandé pardon pourm’avoir répondu si rudement. Mais elle n’a pas retiré ses mots etelle a refusé de me donner son voile. T’est-il apparu, Alleyne,qu’elle aime quelqu’un ?

– Non, je ne saurais le dire ! fitAlleyne qui tressaillit d’une nouvelle espérance.

– J’ai pensé à cela, mais je ne vois pasqui elle pourrait aimer. En vérité, en dehors de moi-même, deWalter Ford et de toi qui es clerc à demi, et du Père Christopherdu prieuré, et de Bertrand le page, qui voit-elle ?

– Je n’en sais rien…

Les deux écuyers remirent leurs montures augalop et s’absorbèrent dans leurs pensées respectives.

Le lendemain matin le professeur constata queson élève était réellement pâle et fatiguée ; elle avait lesyeux cernés, distraits. Ce changement lui fit de la peine.

– Je crains que ta maîtresse ne soitmalade, Agatha, dit-il à la demoiselle d’atour quand Maude eutregagné sa chambre.

La servante lui décocha un regard oblique etrieur.

– Ce n’est pas une maladiemortelle ! fit-elle.

– Plaise à Dieu que non !s’écria-t-il. Mais dis-moi, Agatha, de quel mal elle souffre.

– Je crois qu’en allongeant le bras jepourrais toucher une autre personne atteinte du même mal,répondit-elle avec le même coup d’œil de biais. Vous ne pouvez pasdonner un nom à ce mal, vous qui êtes si savant ?

– Non. Simplement elle semble toutetriste.

– Eh bien ! c’est que dans troisjours vous serez tous partis, et que le château de Twynham seraaussi lugubre que le prieuré. N’est-ce pas là assez pour assombrirune damoiselle ?

– C’est vrai. J’avais oublié qu’elleallait perdre son père…

– Son père ! s’exclama la demoiselled’atour en éclatant d’un petit rire aigu. Oh, tripleniais !

Et elle fila dans le couloir comme uneflèche ; Alleyne demeura perplexe, partagé entre l’espoir etle doute, hésitant à ajouter foi au sens qui perçait sous lesparoles d’Agatha.

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