Chapitre 6Comment Samkin Aylward paria son lit de plumes
Il n’était ni grand ni petit ; mais sacharpente était massive, très robuste ; il avait le torsecambré et des épaules extraordinairement larges. Son visage raséétait aussi brun qu’une noisette ; le grand air l’avait tanné,séché ; ses traits durs ne tiraient nul adoucissement d’unelongue cicatrice blanche qui s’étirait depuis le coin de la narinegauche jusqu’au bas de la mâchoire. Dans son regard clair etinquisiteur s’allumait une lueur à la fois autoritaire etmenaçante. Le dessin de sa bouche était ferme comme il convenait àun volontaire du danger. Il portait une épée droite au côté, et unarc de guerre qui dépassait son épaule. Mais sa brigandine rapiécéeet son casque bosselé attestaient qu’il n’était pas un soldat pourrire et qu’il venait de quitter les champs de bataille. Sa fortepoitrine était couverte d’un surcot blanc au centre duquels’étalait en rouge le lion de saint Georges. Un frais rameau degenêt sur un côté de son casque apportait une note de gaieté à sonéquipement menaçant.
– Ah, ah ! cria-t-il en clignant desyeux comme une chouette surprise par la lumière. Bonsoir à vous,camarades ! Holà ! Une femme, par mon âme ?…
En un instant il avait saisi dame Eliza par lataille et l’embrassait goulûment. Toutefois ayant aperçu laservante il abandonna sur-le-champ la patronne et enlaça la fillequi, toute confuse, grimpa par une échelle et rabattit la lourdetrappe sur son poursuivant. Alors il retourna vers l’aubergiste etla salua encore une fois avec autant de soulagement que desatisfaction.
– … La petite a peur ! dit-il. Ah,c’est l’amour, l’amour ! Allons bon ! Je parle encorefrançais : j’ai le français collé au gosier. Il faut que je lelave avec de la bonne bière anglaise. Par mon épée, camarades, jen’ai pas une goutte de sang français dans les veines, et je suis unloyal archer anglais. Je m’appelle Samkin Aylward, et je suis deCrooksbury. Je vous le dis, mes amis : je suis heureux de mesentir à nouveau sur le sol de la chère vieille patrie ! Quandj’ai débarqué tout à l’heure à Hythe, je me suis cassé en deux etj’ai baisé la bonne terre brune, aussi vrai que je vous embrassemaintenant, ma belle, car il y avait huit longues années que je nel’avais vue. Son parfum m’aurait ressuscité, si ç’avait éténécessaire. Mais où sont mes six coquins ? Holà ! Enavant !
Obéissant à l’ordre, six hommes, vêtus commedes débardeurs ordinaires, firent une entrée solennelle dans lasalle. Chacun portait sur sa tête un gros ballot. Ils s’alignèrentmilitairement, tandis que le soldat se tenait face à eux pourvérifier leurs paquets d’un œil qui ne badinait pas.
– Numéro un ! Un lit de plumesfrançais avec les deux courtepointes de cendal blanc.
– Ici, digne seigneur ! réponditl’un des porteurs en posant un grand paquet dans un coin.
– Numéro deux ! Sept aunes de draprouge de Turquie et neuf aunes de drap d’or. Range-les près del’autre. Bonne dame, je vous prie de servir à chacun de ces hommesun verre de vin ou un pot de bière. Là ! Une pièce entière develours blanc de Gênes avec douze aunes de soie pourpre.Coquin ! Il y a de la saleté sur les bords. Tu as essuyé unmur, faquin !
– Pas moi, très digne seigneur !protesta le porteur en reculant devant les yeux féroces del’archer.
– Je te dis que si, chien ! Par lestrois rois, j’ai vu des hommes mourir pour moins que cela ! Situ avais traversé les épreuves que j’ai endurées pour acquérir cesobjets, tu les traiterais avec plus de précaution. Je jure par lesos de mes dix doigts qu’il n’y en pas un qui ne pèse son poids desang français ! Numéro quatre ! Une navette, une aiguièred’argent, une boucle en or, et une chape bordée de perles. Je lesai trouvées, camarades, pendant le sac de Narbonne, dans l’égliseSaint-Denis, et je les ai emportées de peur qu’elles ne tombententre des mains impies. Numéro cinq ! une cape de fourrure, ungobelet d’or avec un dessous et un couvercle, et une boîte de sucrerose. Pose le tout. Numéro six ! Trois livres d’orfèvrerie deLimoges, une paire de souliers ferrés en argent, et, enfin, touteune quantité de toile grattée. Voilà, le contrôle estterminé ! Voici une belle pièce. Vous pouvez disposer.
– Et aller où ? demanda l’un desporteurs.
– Où ? Au diable, si tu veux.Qu’est-ce que ça peut me faire ! Maintenant, ma belle, àsouper. J’ai des couronnes dans ma bourse, ma douce, et j’entendsles dépenser. Apportez du vin pendant que l’on me prépare un repas.Buvons, braves enfants ! Vous viderez bien un pot avecmoi ?
C’était une invitation que refusaient rarementles clients d’une auberge anglaise. Les flacons furent rassembléset remplis de nouveau jusqu’au col. Deux des forestiers et troiscultivateurs vidèrent d’un trait leur gobelet et partirent ensemblecar il était tard et ils habitaient loin. Les autres serapprochèrent en laissant la place d’honneur, à la droite duménestrel au nouvel arrivant. Il avait retiré son casque et sabrigandine, et il les avait posés ainsi que son épée, son carquoiset son grand arc peint, sur le butin qui avait été entassé dans uncoin. À présent il étendait devant le feu ses jambes solides etlégèrement arquées ; il dégrafait son justaucorps vert ;tenant un grand pot de vin dans sa main, il était la vivante imagedu bon et gai compagnon. Sa physionomie s’était détendue. Lesboucles brunes qu’avait dissimulées son casque descendaient sur sanuque de taureau. Il pouvait avoir quarante ans, mais son genre devie avait sévèrement marqué son visage. Alleyne s’était arrêté depeindre son émerillon bigarré et, le pinceau à la main, il dévoraitdu regard cet homme qui ne ressemblait en rien à ceux qu’il avaitconnus. Il avait appris que les hommes étaient ou bons oumauvais ; or il en voyait un qui était féroce un moment, etdoux la seconde d’après, qui avait le juron sur les lèvres et unsourire dans le regard. C’était déconcertant !
Le soldat surprit l’examen du jeune clerc. Illeva son pot et but à sa santé en découvrant ses dentsblanches.
– À toi, mon garçon ! s’écria-t-il.Tu n’as sans doute jamais vu un homme d’armes pour que tu mecontemples ainsi ?
– Non, répondit Alleyne avec franchise.Mais j’ai souvent entendu parler de leurs faits et gestes.
– Par ma garde ! s’écria l’autre. Situ traversais la mer, tu en verrais des quantités ! Tu nepourrais pas décharger ton carquois dans n’importe quelle rue deBordeaux sans épingler un archer, un écuyer ou un chevalier. On ycompte plus de cuirasses que de robes, je t’assure !
– Et où as-tu fait cette bellerécolte ? s’enquit Hordle John en désignant le butin entassédans le coin.
– Là où le premier brave venu n’a qu’à sebaisser pour ramasser. Là où un homme de valeur peut toujoursgagner un bon salaire. Là où il n’a pas besoin d’untrésorier : il allonge le bras et se sert lui-même. Oui, c’estune bonne vie correcte ! Allons, je lève mon pot à la santé demes vieux camarades. Que les saints soient avec eux ! Buvonstous ensemble, mes enfants, sous peine de mon déplaisir, à SirClaude Latour et à la Compagnie Blanche !
– À Sir Claude Latour et à la CompagnieBlanche ! crièrent les voyageurs en vidant leurs gobelets.
– Bien lampé, mes braves ! Ilm’appartient donc de remplir à nouveau vos gobelets puisque vousles avez vidés en l’honneur de mes chers enfants au justaucorpsblanc. Holà, mon ange ! Du vin et de la bière ! Que ditle vieux refrain ?
« Nous boirons tous ensemble
À la plume de l’oie grise
Et au pays des oies grises. »
Il avait rugi plutôt que chanté, et ils’interrompit en éclatant de rire.
– Je crois que je suis meilleur archerque ménestrel ! fit-il.
– Il me semble que j’ai quelque souvenirde l’air, intervint le ménestrel en faisant courir ses doigts surla harpe. Avec l’espoir que je ne vous offenserai pas, très saintseigneur…
Il lança un coup d’œil venimeux à Alleyne.
– … Et avec la permission de la société,je vais me hasarder.
Plus tard Alleyne Edricson devait se rappelersouvent cette scène, bien que d’autres, plus étranges et plusagitées, dussent se succéder dans sa vie. Le gros ménestrel, legroupe d’auditeurs, l’archer qui battait du doigt la mesure,l’énorme silhouette de Hordle John, tous éclairés par les lueursrougeâtres du feu au milieu d’eux… Depuis il y songea fréquemmentavec amour.
Pour l’instant il admirait l’habileté aveclaquelle le jongleur éludait la difficulté de deux cordesmanquantes, et la chaleur de sa voix quand il entonna la petiteballade des archers anglais sur le continent.
« Que dire de l’arc ?
L’arc vient d’Angleterre :
En bois loyal, en bois d’if,
Le bois des arcs anglais ;
C’est pourquoi les hommes libres
Aiment le vieil if
Et la terre où pousse l’if.
Que dire de la corde ?
La corde vient d’Angleterre :
Une corde dure, une corde solide,
Une corde qu’aiment les archers ;
C’est pourquoi nous viderons nos gobelets
En l’honneur du lin anglais
Et du pays où la corde a été tressée.
Que dire de la flèche ?
La flèche a été taillée en Angleterre :
Une longue flèche, une flèche solide,
Barbelée, équilibrée, précise ;
C’est pourquoi nous boirons tous ensemble
À la plume de l’oie grise,
Et au pays des oies grises.
Que dire des hommes ?
Les hommes sont nés en Angleterre :
Les archers, les cavaliers,
Les gars des vallons et des crêtes.
À votre santé ! À la vôtre !
Buvons aux cœurs loyaux
Et au pays des cœurs loyaux ! »
– Bien chanté, par ma garde ! crial’archer ravi. Cette chanson-là, je l’ai entendue plus d’un soir,aussi bien en temps de guerre qu’après les combats, avec laCompagnie Blanche, lorsque Black Simon entonnait les couplets etque quatre cents des meilleurs archers qui aient jamais tendu unecorde l’accompagnaient en chœur. J’ai vu le vieux John Hawkwood,celui qui a conduit la moitié de la Compagnie en Italie, rire danssa barbe quand il l’entendait et rire, mes enfants, jusqu’à enfaire cliqueter ses plates. Mais pour en apprécier toute la saveur,il faut être archer anglais et servir au loin sur une terreétrangère.
Pendant que le ménestrel avait chanté, dameEliza et la servante avaient installé une planche entre deuxtréteaux ; dessus elles avaient posé le couteau, la cuiller,le sel, le pain et enfin l’assiette fumante. L’archer s’installaavec l’air d’un homme qui savait ce que c’était de ne pas trouvertoujours de la nourriture en abondance. Mais sa langue ne s’enarrêta pas pour autant.
– Ce qui me dépasse, dit-il, c’est quevous tous, qui êtes des gaillards robustes, vous puissiez resterchez vous à vous gratter le dos alors qu’il se passe tellement dechoses outre-mer. Voyez : moi, qu’ai-je à faire ?Uniquement l’œil sur la corde, la corde à la flèche, et la flèchedans la cible. Un point, c’est tout. Exactement ce que vous faitesvous-mêmes par plaisir le dimanche soir sur le champ de tir de lacommune.
– Et la paye ? s’enquit uncultivateur.
– Voici ce que me rapporte la paye,répondit-il. Je mange le meilleur, et je bois sec. J’invite mon amiet je ne demande à personne de m’inviter. Je passe une robe de soiesur le corps de qui me plaît. Jamais femme de chevalier ne seramieux parée. Tout ça vaut combien, mon garçon ? Et combien, letas de bagatelles qui se trouvent dans ce coin ? Toutes cesbabioles viennent du Midi de la France, toutes, où j’ai fait laguerre. Par mon épée ! Je crois, camarades, que mon butin peutparler à ma place.
– On dirait en effet un bon métier !fit l’arracheur de dents.
– Tête bleue ! Oui, vraiment. Etpuis il y a la chance d’une rançon. Tenez, dans l’affaire deBrignais, qui remonte à quatre ans, lorsque nous avons tué Jacquesde Bourbon et passé son armée au fil de l’épée, bien rares étaientparmi nous ceux qui n’avaient pas un comte, un baron ou unchevalier. Peter Karsdale, qui n’était qu’un rustre ordinaire, etqui venait d’arriver chez nous (il avait encore des puces anglaisessous son doublet) a posé sa grosse patte de paysan sur le SieurAmaury de Chatonville qui possède la moitié de la Picardie :il en a tiré cinq mille couronnes, plus le cheval et l’équipement.Il est vrai qu’une Française a tout repris à Peter, aussi vitequ’il avait été payé ; mais quoi ? Nom d’une corded’arbalète, quel malheur si l’argent n’était pas fait pour êtredépensé ! Et comment mieux le dépenser que pour unefemme ? N’est-ce pas, ma belle ?
– Ce serait en vérité un grand malheur sinous n’avions pas nos braves archers pour rapporter au pays del’argent et des mœurs aimables ! approuva dame Eliza.
Les franches manières du soldat avaientproduit sur elle une forte impression.
– À toi, ma chérie ! dit-il enplaçant une main sur son cœur. Holà ! La petite me surveillederrière la porte. À toi aussi, ma petite ! Mon Dieu !Mais elle a un teint frais…
– Il y a un point, digne seigneur,intervint l’élève de Cambridge de sa voix pointue, que je seraisheureux que vous m’expliquiez. D’après ce que je sais, une paix aété conclue à Brétigny il y a six ans entre notre très gracieuxsouverain et le Roi de France. Cela étant, il me paraîtextraordinaire que vous parliez si fort de guerre et de compagniesalors que nous sommes en paix avec les Français.
– Autrement dit, je suis unmenteur ! dit l’archer en posant son couteau.
– Le ciel m’est témoin que je n’ai jamaisvoulu dire une chose pareille ! s’écria l’étudiant. Magnaest veritas sed rara, ce qui signifie en latin que les archerssont tous des hommes honorables. Je vous ai interrogé parce que jecherche à savoir, et parce que ma profession est d’apprendre.
– Je crains que dans ta profession tu nesois encore qu’un apprenti, répliqua le soldat. De l’autre côté del’eau n’importe quel enfant pourrait en effet te répondre. Apprendsdonc que, bien qu’il puisse y avoir la paix entre nos provinces etles Français, la guerre sévit toujours dans les marches de France,car c’est un pays très divisé contre lui-même, qui est harcelé pardes bandes d’écorcheurs, de pillards, de Brabançons, de tard venus,etc. Quand chacun essaie d’égorger son voisin, quand tous lesbarons à cinq sous la pièce marchent au roulement du tambour pourcombattre n’importe qui, ce serait bien étrange si cinq centsbraves garçons d’Angleterre ne pouvaient pas se débrouiller pourvivre. À présent que Sir John Hawkwood s’en est allé avec lesAnglais de l’est et les bûcherons de Nottingham au service dumarquis de Montferrat pour se battre contre le Sire de Milan, nousne sommes plus que deux cents. Mais j’espère que je ramènerai avecmoi de quoi combler les vides dans les rangs de la CompagnieBlanche. Par la dent de Pierre, ce serait bien dommage si je nesavais pas rassembler des hommes du Hamptonshire prêts à se battresous le drapeau rouge de saint Georges, surtout si mon ancienmaître Sir Nigel Loring, de Christchurch, coiffait à nouveau lehaubert et prenait notre tête.
– Ah, vous auriez de la chance dans cecas ! fit un forestier. Car on dit que, le Prince mis à partet peut-être aussi le bon vieux Sir John Chandos, personne dansl’armée ne rivalise avec lui en courage.
– Tu dis vrai, répondit l’archer. Avecces deux yeux je l’ai vu sur de maudits champs de bataille, etjamais homme ne s’y est mieux conduit. Mon Dieu ! Oui, vousauriez tort de vous fier à sa taille, ou de vous laisser endormirpar sa voix douce, car depuis près de vingt ans il n’y a pas eud’escarmouche, d’assaut, de sortie, d’embuscade, d’escalade ni debataille rangée sans que Sir Nigel n’y soit trouvé en plein cœur.Je me rends maintenant à Christchurch, avec une lettre de SirClaude Latour qui lui demande s’il consentirait à prendre la placede Sir John Hawkwood ; et il acceptera d’autant plusfacilement si je me fais escorter de deux ou trois hommes valables.Qu’en dis-tu, garde forestier ? Délaisseras-tu les chevreuilspour lâcher une flèche sur une plus noble cible ?
Le garde secoua la tête.
– J’ai femme et enfants à Emery Down,expliqua-t-il. Je ne les quitterais pas pour une pareilleaventure.
– Et toi, jeune homme ? interrogeal’archer.
– Non, je suis un homme de paix !répondit Alleyne Edricson. En outre, une autre tâche m’attend.
– Peste ! grogna le soldat en tapantsur le tréteau. Qu’est devenu, au nom du diable, le peuple ?Pourquoi restez-vous assis à mourir d’ennui au coin du feu, commedes corbeaux autour d’un cheval mort, alors que du travail d’hommevous attend à quelques lieues d’ici ? Dites plutôt que vousêtes tous des bons à rien, des fainéants ! Par ma garde !Je crois que tous les hommes d’Angleterre sont déjà en France etque ceux qui restent ne sont que des femmes qui portentchausses !
– Archer, dit Hordle John, tu as mentiplus d’une fois, et plutôt trois fois que deux. Voilà pourquoi, etaussi parce que certaines choses en toi me déplaisent, je suisdiablement tenté de te faire toucher les deux épaules.
– Par mon épée ! Enfin je trouve unhomme ! cria l’archer. Et, devant Dieu, je dis que tu serasencore meilleur que je ne le suppose si tu peux me faire toucherles deux épaules, mon garçon ! Depuis sept ans je n’ai trouvépersonne à la Compagnie qui ait été capable de salir monjustaucorps.
– Assez de vantardises ! fit HordleJohn en se levant et en se débarrassant de son doublet. Je vais temontrer qu’il reste en Angleterre de meilleurs hommes que ceux quis’en sont allés en France voler et piller.
– Pasques Dieu ! cria l’archer endégrafant son justaucorps et en toisant son adversaire avec leregard aigu de quelqu’un qui s’y connaît en hommes. Je n’avais vujusqu’ici qu’une fois un corps pareil Avec ta permission, rouquinmon ami, je serais désolé d’échanger des coups de poing avectoi ; et je soutiens que personne à la Compagnie ne tedéfierait pour tirer sur la corde. Que cela soit un baume pour tonorgueil ! D’autre part, j’ai l’impression que tu as mené unevie tranquille ces derniers mois et que mes muscles sont plus dursque les tiens. Je suis prêt à parier sur ma chance contre toi, situ n’as pas peur.
– Peur ? grogna le gros John. Je nesais pas comment est fait le visage d’un homme dont j’aurais peur.Allons ! Nous verrons bientôt qui est le plus fort de nousdeux.
– Mais l’enjeu ?
– Je n’ai rien à parier. Allons-y !Pour l’amour et le plaisir du sport !
– Rien à parier ? s’exclama l’hommed’armes. Comment, mais tu possèdes ce que je convoite par-dessustout ! C’est ton grand corps costaud que je veux… Écoute-moi,mon garçon : j’ai ici un lit de plumes français, que j’ai eubien du mal à ramener. Je l’ai conquis pendant le sac d’Issoudun,et le Roi lui-même n’en a pas de semblable. Si tu me terrasses, ilest à toi. Mais si je te terrasse, alors tu me jures de venir avecmoi en France où tu serviras dans la Compagnie Blanche aussilongtemps que nous serons mobilisés.
– Un bel enjeu ! s’écrièrent lesvoyageurs qui reculèrent les bancs pour laisser du champ auxlutteurs.
– Alors, tu peux dire adieu à ton lit,soldat ! dit Hordle John.
– Non. Je garderai le lit et jet’emmènerai en France malgré ta grosse voix, et tu passeras ta vieà m’en remercier. À quoi allons-nous jouer, mon enfant ? Aucol et au coude, à la clef serrée, au catch ?
– Va au diable avec tes ruses !répondit John en ouvrant et refermant ses grosses mains rouges.Avance, et à qui fera tomber l’autre.
– Alors apprête-toi à manger de lapoussière !
L’archer s’avança dans l’espace dégagé sansperdre de vue son adversaire. Il avait retiré son justaucorps vert,et son torse n’était couvert que d’un gilet de soie rose décolletéet sans manches. Hordle John était nu jusqu’à la ceinture ;ses gros muscles saillaient comme les racines d’un chêne : ildominait l’archer en hauteur. Mais celui-ci, bien que plus petit detrente centimètres, était très fort, rapide sur ses jambes etadroit ; à voir son port de tête et la lueur dans son regard,il était évident qu’il croyait en sa victoire. Il aurait étédifficile cette nuit-là, n’importe où en Angleterre, de trouverdeux adversaires plus dignes l’un de l’autre.
Le gros John attendait au milieu ; ilavait l’œil mauvais, menaçant ; ses cheveux roux étaient enbataille. L’archer s’avança d’un pas vif et léger d’abord vers ladroite, puis vers la gauche, en ployant les genoux et les mains enavant. Soudain, dans un élan si prompt et si hardi que lesspectateurs eurent du mal à le suivre, il vola sur son rival etpassa une jambe autour de lui. Entre deux hommes d’égale force, unetelle prise aurait entraîné la chute ; mais Hordle John sedébarrassa de lui comme d’un rat et le projeta à travers lasalle ; la tête de l’archer alla rebondir contre le mur.
– Ma foi ! cria-t-il en passant undoigt dans ses boucles de cheveux. Tu n’as pas été loin du lit deplumes, mon gars ! Bientôt cette bonne hôtellerie aura unefenêtre de plus.
Nullement dompté, il s’approcha encore unefois de son adversaire, mais avec plus de précautions. Il feintacourt, surprit la garde de l’autre, et bondit : il lança enavant ses jambes autour de la taille de Hordle John et ses brasautour du cou de taureau, avec l’espoir de le faire tomber sous laviolence du choc. Le gros John, soufflant de rage, le saisit entreses bras énormes, le leva en l’air et le rejeta vers le plancheravec une force qui aurait pu lui fendre les os si l’archer, pleinde sang-froid, ne s’était pas suspendu à ses avant-bras pour ne pastomber ; il se laissa choir sur ses pieds et se maintint enéquilibre au prix d’un effort qui fit craquer toutes ses jointures.Il recula d’un bond, mais son redoutable adversaire, échauffé parle combat, s’élança à son tour et par cette imprudence fournit aulutteur entraîné l’occasion attendue. Quand le gros John se jetasur lui, l’archer plongea sous les grosses mains rouges quis’avançaient pour le saisir et, attrapant son homme par lescuisses, le fit basculer par-dessus son épaule. Alleyne eutl’impression que John volait avec des ailes. Pendant qu’il fendaitl’air de ses membres géants, le clerc eut très peur : jamaiscertainement un homme ne pourrait se tirer indemne d’une chutepareille ! En vérité, tout aussi robuste que fût John, il seserait rompu le cou s’il n’avait atterri la tête la première dansle creux de l’estomac de l’ivrogne qui sommeillait paisiblementdans son coin sans se douter le moins du monde des incidentsextraordinaires qui se déroulaient près de lui. L’infortunéartiste, brusquement tiré de ses rêves, se redressa en poussant uncri perçant. Hordle John, lui, avait bondi au milieu de la salle,presque aussi rapidement qu’il en avait été éjecté.
– Encore une reprise, par tous lessaints ! s’écria-t-il en tendant les bras.
– Pas moi dit l’archer en se rhabillant.Je me suis tiré d’affaire. Je préférerais lutter contre le grandours de Navarre !
– C’était une ruse ! protestaJohn.
– C’était une ruse, oui. Par les os demes dix doigts, une ruse qui rapporte à la Compagnie un homme toutà fait convenable.
– Oh, pour cela, je m’en soucie commed’une guigne ! Il y a une bonne heure que je m’étais juré det’accompagner, puisque tu me proposais une existence agréable. Maisj’aurais bien voulu avoir le lit de plumes !
– Je n’en doute pas, mon ami !répondit l’archer en retournant à son gobelet. À ta santé, mongarçon, et puissions-nous être bons camarades ! Mais holà,qu’est-ce qui tourmente notre ami à la triste figure ?
Le malheureux artiste s’était assis, s’étaitfrotté le corps d’un air morose et avait promené sur l’assistanceun regard vide ; visiblement il ne savait ni où il était ni cequi lui était arrivé. Tout à coup un éclair d’intelligence étaitpassé sur ses traits empâtés, et il s’était levé. À présent il sedirigeait en titubant vers la porte.
– Attention à la bière ! dit-il enbrandissant un doigt pour avertir la société. Ô sainte Vierge,méfiez-vous de la bière !
Il se frotta encore l’estomac et s’éclipsadans l’obscurité sous les rires, auxquels se joignit le vaincuautant que son vainqueur. Le garde-forestier et les deuxcultivateurs ne tardèrent pas à reprendre la route ; lesvoyageurs se partagèrent les couvertures que dame Eliza et saservante avaient disposées sur le plancher. Alleyne, épuisé partoutes les émotions de sa journée, s’endormit aussitôt et sonprofond sommeil ne fut troublé que par des visions de jambes enl’air, de mendiants avec l’injure à la bouche, de bandits nègres,et des curieux visages qu’il avait vus à « L’Émerillonbigarré ».
