La Cour des miracles

Chapitre 16LE FILS DU GRAND PRÉVÔT

Pendant ce temps, quelque chose de singulièrement important sepassait dans l’esprit de Lanthenay. C’est donc à lui que nousallons maintenant nous attacher, sans quoi la suite de notre récitserait incompréhensible.

On a vu qu’au moment où, près du bûcher de Dolet, Lanthenaytournait la tête vers la Gypsie, un soldat lui avait asséné un coupviolent, et qu’il était tombé évanoui.

On le jeta tout ligoté sur une charrette qui prit aussitôt lechemin de l’hôtel du grand prévôt.

Lanthenay revint à lui au moment même où on le faisait entrerdans la cour de l’hôtel dont la grande porte se referma.

Or, au moment où il ouvrait les yeux dans cette cour, il luiparut d’une façon précise, d’une façon évidente et irréfutable, illui parut, disions-nous, qu’il se trouvait en présence d’un paysagefamilier.

On connaît la force irrésistible de ce singulier phénomèned’esprit qui s’appelle une association d’idées.

Lanthenay éprouva une de ces violentes surprises qui déroutentd’abord l’imagination et la laissent affolée.

Tout cela, d’ailleurs, dura une seconde.

– Je suis fou ! dit-il.

Les soldats qui étaient près de lui l’entendirent et se mirent àrire. Mais il n’y prêta aucune attention et referma brusquement lesyeux.

– Voyons, réfléchit-il avec cette intensité et cetterapidité que l’esprit acquiert à certains moments de paroxysme, sije ne suis pas fou, si je ne suis pas le jouet d’un cauchemar oud’une hallucination, il doit y avoir à ma gauche une porte àlaquelle on accède par trois marches, et au-dessus de cette porte,une lanterne de fer…

La porte, les trois marches, la lanterne de fer lui apparurent.Lanthenay demeura comme épouvanté.

On le descendit dans le cachot, on l’enchaîna, on ferma la portesans qu’il s’en fût aperçu.

Il fut comme hébété pendant quelques heures et ne se réveillaque lorsqu’il entendit la porte de son cachot s’ouvrir. Un geôlierlui apportait à manger.

– Mon ami, fit Lanthenay avec une anxiété qui faisaittrembler sa voix, voulez-vous me rendre un immense service…Oh ! un service qui ne touche en rien votre consigne…

La voix de Lanthenay était suppliante.

Le geôlier hocha la tête et songea :

– Voilà donc ce terrible truand qui a tenu tête aux arméesdu roi ! Le voilà abattu, faible comme un enfant ! Ce quec’est qu’un bon cachot !

Et, à haute voix, il demanda rudement :

– Quel service ?

– Dites-moi seulement ceci… Est-ce que la porte qui est àgauche dans la cour, là-haut, ne communique pas avec unjardin ?

Le geôlier jeta un regard de défiance sur son prisonnier.

– Ne craignez rien ! s’écria celui-ci. Que pouvez-vouscraindre !… Enchaîné comme je suis, je ne puis rien…

– C’est tout de même vrai… Oui, la porte communique avec lejardin de monseigneur le grand prévôt !

– Le jardin de monseigneur le grand prévôt… Dites-moi…oh ! dites-moi… est-ce qu’il n’y a pas dans ce jardin, dechaque côté de la porte, deux jeunes ormes ?

– Ma foi, il y a bien deux ormes… je ne sais s’ils sontjeunes.

– Encore une question, brave homme, une seule… Est-ce que,à partir de la porte, il n’y a pas une longue allée bordée derosiers ?… Est-ce que cette allée n’aboutit pas à une petiteterrasse qui surplombe les berges de la Seine ?…

– Tout cela est bien vrai, mais qu’est-ce que cela peutvous faire ?

Lanthenay poussa un cri déchirant et s’affaissa.

La commotion qu’il venait d’éprouver était si violente qu’unecervelle moins froide que la sienne n’y eût pas résisté.

Il ne savait plus s’il était arrêté, enchaîné, pourquoi…

Il n’y avait plus rien au monde que ce faitexorbitant :

C’est qu’il reconnaissait, comme s’il l’eût habité,l’intérieur de l’hôtel du grand prévôt !

Pourquoi ces souvenirs qui s’éveillaient en lui ?

Lanthenay essaya d’abord de se persuader qu’il se trouvait enprésence d’une simple réminiscence.

– Voyons, je serai entré un jour ici… j’aurai traversé lacour… j’aurai franchi la porte à la lanterne de fer… j’auraifranchi le jardin dans toute sa longueur… Quand ai-je faitcela ? Je l’ai fait sûrement, puisque la seule vue de la courm’a rappelé une foule de détails… Voyons… ne perdons pas la tête…Quand et à quelle occasion suis-je entré dans l’hôtel ?…Remontons le cours des années… Non… oh ! non… je ne retrouvepas ! Jamais je ne suis entré dans l’hôtel… jamais !…jamais !…

Il voulut prendre sa tête à deux mains, et s’aperçut alors qu’ilétait enchaîné. Il s’accroupit, ferma violemment les yeux… Pourtantil était dans la nuit noire… mais cette nuit même gênait soneffort…

– Jamais je ne suis entré !… Voyons… peut-êtrequelqu’un qui est entré m’a-t-il exactement dépeint l’intérieur… etcette description m’est restée dans la tête ? Qui m’a dépeintce que je vois ?… Qui ? Oh ! personne !personne !

Il haletait, sentait craquer en lui ses nerfs…

– Si je remonte le cours des années, aussi loin quej’aille, je me vois à la Cour des Miracles… Là… peut-être quelquetruand qui aura été arrêté m’aura raconté… Mais non !Oh ! ces éclairs qui traversent mon cerveau ! Oh !Est-ce que le truand m’aurait raconté ce que je vois ! Jevois ! Je vois !… L’escalier de pierre qui conduitlà-haut… là… le vaste vestibule… puis le cabinet où travaille unhomme jeune et souriant… puis la chambre où je suis… oh !voyons… comment suis-je ?… je suis debout… près d’une jeunefemme… et quelqu’un devant nous travaille… Qui est cequelqu’un ?… Je vois !… c’est un peintre… il fait notreportrait… mon portrait à moi… et celui de la jeune femme… ma mère…ma mère !

Ce mot « ma mère ! » fît, pour ainsidire, explosion dans la pensée de Lanthenay en même temps qu’iljaillissait de ses lèvres en une rauque clameur discordante.

Si rien n’avait été changé à la disposition de l’hôtel, ilpouvait en retracer les moindres détails, depuis la grande salle deréception jusqu’à l’office, depuis la chambre où se trouvait sonlit, un petit lit en forme de bateau, avec rideaux de mousseline,jusqu’aux écuries où il allait parfois regarder les chevaux,jusqu’au corps de garde où les soldats lui faisaient toucher lesimmenses hallebardes et le prenaient dans leurs bras…

Il avait habité l’hôtel. Sa première enfance s’y était écoulée.Il y était né !

Alors, la conclusion se dressa devant lui, effrayante,horrible :

C’est qu’il était le fils du grand prévôt !

Il essaya d’abord de se convaincre que cette conclusion n’étaitpas absolument rigoureuse. Il pouvait être né dans l’hôtel, aumoment où il était habité par quelque autre.

Mais il était notoire que M. le comte de Monclar avait toujoursoccupé l’hôtel de la prévôté depuis qu’il avait été investi desterribles fonctions dont il s’acquittait avec une si froide et siconstante cruauté.

Il était non moins notoire que M. de Monclar était grand prévôtdepuis plus de trente ans.

Lanthenay, convaincu qu’il était bien le fils du grand prévôt,ne songea pas une minute que cela pouvait le sauver. Cetteconviction ne lui apporta qu’une nouvelle douleur.

L’acharnement de Monclar avait tué Dolet.

Voilà, surtout, ce qui surnageait de sa méditation : ilétait le fils de l’assassin d’Étienne Dolet !

…  …  …  …  … … .

La nuit avançait.

Un peu de calme revenait lentement dans l’esprit du jeunehomme.

Il n’avait pris aucune résolution en ce qui concernaitMonclar.

Il n’était pas probable qu’il le revît, pensait-il.

Nous devons ajouter que Lanthenay ne savait pas son supplice siproche. Il s’attendait à passer en jugement et ignorait larésolution que le grand prévôt avait prise.

Toute cette partie de la nuit s’écoula donc sans qu’il eûtarrêté son esprit sur son supplice.

Cela ne lui apparaissait que comme une chose vague etlointaine.

Il songeait seulement qu’il venait de retrouver son père, et queloin d’en éprouver une joie, il n’en ressentait qu’une sorted’horreur dont il n’arrivait pas à triompher.

Ce fut à ce moment qu’il entendit le bruit des verrous de soncachot.

La porte s’ouvrit : M. de Monclar apparut.

…  …  …  …  … … .

Le grand prévôt s’était levé de son fauteuil endisant :

– Il faut que je descende voir cet homme !

À ce moment-là, il était quatre heures du matin.

Il y avait au rez-de-chaussée, un corps de garde où dormaientquelques geôliers. C’est à cette salle que commençait l’escalierqui descendait vers les cachots.

– Venez m’ouvrir la porte du prisonnier, dit Monclar.

Le geôlier auquel il s’adressait prit les clefs.

– Monseigneur descend seul ? demanda-t-il.

– Oui, Pourquoi cette question ? fit le grandprévôt.

L’homme s’arrêta, embarrassé. Car ce lui était en effet unegrande audace que d’interroger le grand prévôt, même quand laquestion lui était dictée par un bon sentiment.

– Monseigneur me pardonnera, bredouilla-t-il.

Au bas de l’escalier, il y avait un caveau en forme de rotonde.Autour de cette rotonde, cinq ou six portes massives, bardées defer, munies de verrous énormes.

Le geôlier se dirigea vers l’une des portes.

Mais Monclar l’arrêta par le bras.

– Tu m’as posé une question, là-haut ?demanda-t-il.

Question bien simple pourtant et à laquelle, en tout autremoment, le comte de Monclar n’eût prêté qu’une médiocre attention…Mais il était dans une situation d’esprit telle que les choses lesplus insignifiantes prenaient un relief extraordinaire.

– Oui, monseigneur, répondit le geôlier tremblant.

– Répète-la…

– Puisque monseigneur l’ordonne !… Je demandais àmonseigneur s’il descendait seul dans le cachot du prisonnier.

– Seul !… Qu’entends-tu par là ?

– Je voulais savoir si monseigneur ne se ferait pasescorter de quelques gardes…

– Ah ! ah ! fit Monclar avec un sourire. Tu avaispeur pour moi… Merci, mon brave !

– C’est que, monseigneur… fit le geôlier enhardi.

– Parle franchement, je te l’ordonne.

– Eh bien, monseigneur, le prisonnier est devenufou !

– Fou !… Allons donc !…

– Oui, monseigneur, fou ! Tout ce qu’il y a de plusfou ! Et on dit que les fous acquièrent une forceextraordinaire… je pouvais donc croire…

Monclar demeura un moment tout songeur.

– Et comment sais-tu que cet homme est devenu fou ?demanda-t-il alors. En quoi consiste sa folie ? A-t-il crié,menacé ?…

– Non, monseigneur…

– Alors ?…

– Alors, voilà, monseigneur. Lorsqu’il est arrivé, ouplutôt lorsqu’on l’a transporté dans l’hôtel, au moment où lacharrette s’arrêtait dans la cour, il est revenu de sonévanouissement, il a ouvert les yeux, regardé autour de lui… Lessoldats qui l’entouraient l’ont vu pâlir comme s’il eût reçu sur latête un autre coup aussi bien asséné que celui qui l’avait mis encet état…

– Achève donc !

– Eh bien, les soldats l’ont donc vu pâlir, et l’ontentendu s’écrier : Je deviens fou :… Et il estcertain qu’il avait l’air très singulier, monseigneur.

Monclar haussa les épaules.

– Mais ce n’est pas tout, monseigneur, fit le geôlier quitenait à donner à son chef une preuve de sa sagacité et peut-êtrepar la même occasion préparer son avancement.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Ce qui me reste à dire est encore plus curieux,monseigneur… Vous saurez donc que vers la fin de la journée, jesuis descendu voir le prisonnier. C’était l’heure où je devais luiporter à manger. Je me suis donc muni d’un pain réglementaire etd’une cruche d’eau et je suis descendu.

– Continue ! dit Monclar d’un ton bref.

– J’y arrive, monseigneur. Me voilà donc descendu. Je posela cruche dans un coin, près du prisonnier. Bon. Je lui montre lepain. Bon. Je reprends ma lanterne et je me dispose à me retirer.Alors, monseigneur, voilà que le prisonnier, qui n’avait faitattention ni au pain ni à la cruche, ce qui est déjà mauvais signepour un homme qui devait sans doute mourir de faim et de soif…

– Achève donc, imbécile !…

– Voilà donc que le prisonnier se met à me regarder… maisavec des yeux si doux, si implorants, si pleins de larmes que moi,qui ne me laisse pas facilement attendrir, je me suis senti toutbouleversé… C’est peut-être mal, monseigneur, de la part d’ungeôlier…

– Non, fit doucement Monclar.

Et il dit ce « non » machinalement, sans savoir.

Et à peine l’eût-il dit qu’il en fut stupéfait.

C’était lui, lui Monclar, qui disait cela !

– Oh ! monseigneur ! s’écria le geôlier, voilàque vous parlez exactement comme lui… ou plutôt… c’est le son de lavoix qui est tout pareil…

– Continue ! fit sourdement le grand prévôt.

– Alors, il me parle. Il me pose des questions.

– Une tentative d’embauchage ! songea le grand prévôten revenant à lui. Il t’a parlé !… Tu ne lui as rien dit,j’espère !…

– Voilà, monseigneur !… Je lui ai répondu… mais jen’ai pas cru mal faire… Monseigneur va en juger.

– Tu sais pourtant que c’est défendu !

– Oui, monseigneur…

– Enfin, que t’a-t-il dit ?… Il t’a offert del’argent…

– Eh bien, non, monseigneur ! Je me suis d’abordméfié, comme monseigneur peut croire. Mais j’ai bien vu tout desuite que le pauvre diable, loin de songer à fuir, avaitcomplètement perdu la tête…

– Voyons donc ce qui t’a fait penser cela ?

– Il s’est mis à me poser des questions… des questions sansqueue ni tête… s’il y avait bien deux ormes à l’entrée du jardin demonseigneur, si l’allée des rosiers aboutit bien à une terrasse aubord de l’eau, enfin, des choses pareilles qui n’ont aucunintérêt…

– C’est tout ? fit Monclar.

Cette pensée lui venait, très nette, que le prisonnier avaitcherché à avoir un plan de l’hôtel pour le cas d’une évasion.Évasion impossible, il le savait bien !

– Mais l’espoir est si tenace au cœur desprisonniers ! pensa-t-il.

– C’est tout ce qu’il a demandé, monseigneur, reprit legeôlier ; mais dans tout cela, voyez-vous, ce qu’il y a eu deplus bizarre, c’est la façon dont il me parlait, et encore la façondont il accueillait mes réponses. Quand je lui ai dit qu’il y avaitdeux ormes de chaque côté de la porte du jardin, il a paru tout àfait égaré, comme si je lui avais annoncé un événementextraordinaire. Vous voyez qu’il est fou, monseigneur… Faut-ilaller chercher quelques gardes ?…

– N’est-il pas enchaîné ?…

– Oui, monseigneur.

– C’est bien… laisse-là tes clefs et la lanterne, etva-t’en.

Le geôlier se retira sans surprise.

Cependant, comme le geôlier commençait à remonter l’escalier, ille rappela d’un mot.

– À propos… fit-il.

– Monseigneur ? dit l’homme en s’arrêtant.

Monclar réfléchit quelques instants. Puis il dit :

– Non, rien… Va-t’en.

Cette fois, le geôlier disparut.

En rappelant cet homme, le comte de Monclar avait subitementsongé à la Gypsie, et le mot qui lui était venu à l’esprit avaitété celui-ci :

– Assure-toi donc si une sorte de vieille bohémienne qui apassé la journée sous un auvent en face de l’hôtel est toujourslà…

Puis, non moins brusquement, il jugea la question inutile.

Pourquoi, à la suite des bavardages du geôlier, le grand prévôt,avait-il coup à coup pensé à la Gypsie ? Pourquoi, maintenant,les deux figures de la bohémienne et du prisonnierdemeuraient-elles unies dans son esprit ?

Il se faisait dans la pensée de Monclar un travail quil’étonnait. Qui se fût trouvé près de lui à ce moment l’eût entendumurmurer :

– Pourquoi la Gypsie est-elle si acharnée à la mort de cethomme ? Car voilà la lumineuse vérité ! Elle veut le voirmourir… Sa scène d’hier n’est qu’une comédie…

Il avait laissé la lanterne à terre, là où le geôlier l’avaitposée. Les bras croisés, son menton dans une main, les yeuxétrangement fixés sur la porte du cachot de Lanthenay, il rêvaitprofondément.

Il murmura encore ceci :

– Pourquoi cet homme a-t-il demandé ces détails surl’hôtel ?… Ce ne peut être pour s’évader. Il est tropintelligent pour ne pas avoir vu tout de suite l’impossibilité del’évasion…

Il y eut un grand quart d’heure de silence pesant, pendantlequel les pensées de Monclar évoluèrent, roulèrent comme des nuéesd’orage, et enfin, la rêverie aboutit à cette questionnouvelle qui fit frissonner le grand prévôt :

– Mais, au fait, comment connaît-il ces détails ?

Alors, lentement, il ramassa la lanterne, fit manœuvrer lesverrous, ouvrit la porte et pénétra dans le cachot deLanthenay…

Monclar dirigea le jet de lumière de sa lanterne sur le visagede Lanthenay et le regarda, nous pourrions dire l’étudia, avec uneavidité telle que son cœur battait à grands coups.

Lanthenay, cependant, l’examinait ardemment.

Son premier regard fut un regard de haine absolue, de hainemortelle, de haine furieuse.

Et sa première parole fut :

– Assassin !

Monclar avait posé sa lanterne et s’était avancé de deuxpas.

Le mot « assassin ! », il ne l’avait pasentendu.

Il s’approcha, disons-nous, et d’une voix sourde qui contenaitun monde d’angoisse, il demanda :

– Ces questions que vous avez posées au geôlier… tout àl’heure…

Il s’arrêta, n’osant pas, ne sachant pas ce qu’ilallait dire.

– Terreur et folie ! songeait Lanthenay. Est-ce que jene rêve pas ! Est-ce que ma raison ne va pas sombrerici !… Quoi ! C’est là mon père !… Monpère… Mon père qui vient voir si je suis bon à jeter aubourreau !

Un sanglot déchira sa gorge.

– Vous pleurez ! fit Monclar d’une voix dont ladouceur l’épouvanta.

Ah çà ! que se passait-il donc ?

Et il se trouvait bouleversé par ce sanglot !

Lui !… Lui !…

Haletant, torturé, brisé par un sentiment pour lequel il n’y apas d’expression, puisque ce sentiment ne répondait à rien depositif et de normal, le comte de Monclar reprit :

– Ces questions… ces questions posées au geôlier… dites…voulez-vous me les poser à moi…

Lanthenay demeura une longue minute sans répondre.

Ce n’est pas qu’il ne sût que dire…

Mais tant de choses se pressaient sur ses lèvres !…

Enfin, il parla :

– À vous !… oh ! ce ne sont pasdes questions… À vous !… c’est unedescription que je veux faire !…

– Une description ! haleta Monclar.

– Là-haut… une chambre… une grande belle chambre tendue devieilles tapisseries… L’une des tapisseries représente les quatrefils Aymon… Une autre représente Roland avec sa bonne épée… Lesdeux autres… oh !… les deux autres… je ne sais plus…

Hypnotisé, livide, secoué d’un tremblement convulsif, le frontcouvert de sueur, Monclar écoutait.

Lanthenay continua :

– Il y a de grands fauteuils en bois noir dont les brassont figurés par des chimères et dont les dossiers portent unécusson… L’écusson… je le vois… non… je ne sais plus…

– Après ! Après ! râla Monclar, vacillant.

– Deux fenêtres… elles ouvrent sur un vaste jardin… ellessont ouvertes… le soleil entre à flots, avec des parfums de roses…car il y a dans le jardin toute une longue allée bordée deroses…

– Après ! oh !… après !…

– On a tiré l’un des fauteuils près de la deuxièmefenêtre ; tout près… je dis bien… oui, la deuxième fenêtre… enentrant par le cabinet… En arrière du fauteuil tombe le rideau dela fenêtre… un rideau de soie brodée… sur le fauteuil est assiseune femme… oh ! elle est jeune, si belle… si radieuse… Unpeintre est là qui travaille à son portrait… Un homme est entré… ila baisé au front la jeune femme… et elle !… elle l’a regardéavec amour… puis l’homme a examiné le travail du peintre… il lui afait des éloges en souriant… puis il est entré dans son cabinet…après avoir tapoté les joues de l’enfant… Et l’enfant s’appuiecontre sa mère… et l’enfant… oh !… il sourit de toute son âme…il est heureux… heureux comme jamais, depuis, il ne l’a été…jamais !… Car il n’a plus que son père maintenant… Etalors… il avait sa mère… ma mère !

– Mon fils !

Ce mot sortit à grand’peine, comme un souffle, des lèvrestuméfiées de Monclar… Il voulut s’avancer, titubant, ivre, fou, enplein délire… Mais, au premier pas, il s’abattit comme une masse,blême, inanimé… mais le visage transfiguré, la bouche détendue enun sourire d’extase !…

…  …  …  …  … … .

Lanthenay fit un surhumain effort pour aller plus loin que lalongueur de ses chaînes.

Il gémissait comme un petit enfant qui pleure.

Et il répétait, sans savoir, sans s’entendre :

– Mon père… mon père…

En s’allongeant, en faisant saigner ses poignets et craquer sesmuscles, il parvint à saisir Monclar et, violemment, avec un crirauque, l’attira à lui, le mit sur ses genoux, l’enveloppa de sesbras chargés de chaînes, et la pluie chaude de ses larmes réveillale grand prévôt !…

…  …  …  …  … … .

– Mon père !… Mon père !…

– Mon enfant !… Mon fils !…

Pendant dix minutes, on n’entendit, dans le noir cachot, que lesublime concert de leurs gémissements, de leurs paroles bégayées,balbutiées, incohérentes, sans expression humaine…

Monclar regardait son fils comme il eût regardé quelquemiraculeux phénomène.

– Laisse que je te voie, murmurait-il. As-tu toujours cebon petit rire clair et joyeux ? Cela devait arriver,vois-tu !… Je savais que tu vivais… je pensais trop à toi… Ettoi, as-tu quelquefois pensé à moi ? Comme tu es grand etfort ! C’est incroyable… Qui t’a élevé… voyons ! Je veuxsavoir… les braves gens qui t’ont élevé… Si ! Je veux faireleur fortune…

Lanthenay répondit machinalement :

– Une bohémienne de la Cour des Miracles… On l’appelle laGypsie…

– La Gypsie ! rugit le grand prévôt.

Il bondit sur ses pieds, et, sans songer qu’il laissait son filsenchaîné, s’élança hors du cachot, monta l’escalier en quelquessauts, traversa en courant le corps de garde et la cour…

Une lumière aveuglante se faisait dans son esprit.

Il comprenait enfin le drame de sa vie !

– La Gypsie ! grondait-il. Oh ! pourvu qu’ellesoit encore là !

Oui ! Elle était encore là !…

En un instant, il fut sur elle. Il la saisit violemment par lebras, l’entraîna sans prononcer une parole.

Et quand ils furent dans son cabinet :

– Alors, bohémienne, tu veux assister au supplice deLanthenay ?

La Gypsie tressaillit. La voix altérée du grand prévôt, cettemanière folle de venir la chercher, de l’entraîner, cette questionétonnante, tout lui disait qu’elle était menacée d’unecatastrophe.

– Monseigneur, dit-elle, attentive, je vous demande encoresa grâce…

– Sa grâce ! Il est trop tard ! Ilm’échappe !

– Évadé ! gronda la bohémienne.

– Mieux qu’évadé ! Mort !

La Gypsie comprit dès lors, ou crut comprendre l’attitude dugrand prévôt.

– Mort ; répéta-t-elle. Mort… comment ?

– Il s’est tué ! Je te dis qu’il m’échappe !

– Vous êtes sûr qu’il est bien mort ?

– Il est mort, te dis-je ! fit Monclar enpâlissant.

– Et rien ne pourrait le ranimer ?

– Rien ! Les médecins ont tout essayé…

La Gypsie éclata d’un rire funèbre. Farouche, elle marcha versMonclar.

– Je rêvais, fit-elle d’une voix stridente, je rêvais d’uneautre vengeance…

– Que veux-tu dire, vieille folle ?

– Ce n’est pas moi la folle ! continua-t-elle. Jerêvais mieux… Mais je sais me contenter ! Et vous dites doncqu’il est mort, monseigneur ?

Monclar fit un signe de tête affirmatif.

– C’est donc dans vos cachots qu’il est mort ?

– Oui ! Dans mes cachots.

– Arrêté par vous ?

– Par moi !

– Ah ! C’est donc vous qui l’avez tué !Vous ! Vous !…

– Oui, c’est moi !

– Eh bien, misérable ! sache-le donc ! Ce jeunehomme… ce Lanthenay ! Tu avais un fils, tu avais unefemme !… Je vins te demander d’épargner la chair de machair ! Et tu fus impitoyable ! Ton fils ! c’est moiqui le volai ! Entends-tu ? C’est moi ! C’est moiqui l’élevai ! C’est moi qui en fis un truand ! C’est moiqui le désignai à tes coups ! Et ton fils, grand prévôt, c’estLanthenay… Va l’embrasser et pleurer sur son cadavre !

– Sorcière d’enfer ! Ta vengeance t’échappe. Meurs derage comme j’ai failli mourir de douleur ! Il est vivant. Ilvivra !

La Gypsie ouvrit des yeux exorbités. Sa gorge voulut exhaler uncri… Elle n’en eût pas le temps. Elle tomba en arrière, tout d’unepièce, toute raidie…

Sans plus faire attention à elle, Monclar s’élança vers lescachots…

…  …  …  …  … … .

La bohémienne demeura évanouie quelques minutes.

Elle ne cria pas, ne dit pas un mot.

Chancelante, elle se dirigea vers la porte.

Était-elle prisonnière ? Non ! la porte étaitouverte !

Elle descendit, traversa la cour, et comme on l’avait vu entreravec le grand prévôt, comme aucun ordre n’avait été donné contreelle, on la laissa sortir sans difficulté.

Dans la rue, la Gypsie respira largement.

Elle se tourna vers l’hôtel, sur lequel elle darda un regard dehaine. Son poing se tendit, menaçant. Elle murmura :

– Tout n’est pas fini encore !

Puis elle s’enfonça dans les profondeurs de Paris.

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