La Cour des miracles

Chapitre 24LE FOU

Nous laisserons les deux truands s’en revenir à petites journéesvers Paris, la conscience tranquille et le cœur satisfait, et nousreviendrons à un personnage que nos lecteurs n’ont certainement pasoublié : nous voulons parler de la Gypsie.

Après la scène émouvante et pour ainsi dire tragique qui s’étaitdéroulée entre elle et le grand prévôt, la vieille bohémienne,atterrée, désespérée, le cœur ulcéré, l’âme éperdue de vengeance,avait quitté l’hôtel de la grande prévôté.

Dans l’obscurité confuse du jour naissant, elle avait montré lepoing à l’hôtel, et, d’une voix pleine de sourdes menaces, avaitmurmuré :

– Tout n’est pas fini !

Elle avait passé des nuits et des nuits à ruminer le plan quivenait d’échouer si misérablement, mais elle ne renonçait pas.

En effet, cette vengeance, c’était sa vie même.

La haine absolue de la Gypsie contre le comte de Monclar venaitde l’immense douleur qu’elle avait éprouvée en assistant ausupplice de son fils. Que la bohémienne eût aimé alors ce filsd’une façon absolue, que l’amour maternel eût étouffé en elle toutautre sentiment, ceci est incontestable.

Or, peu à peu, avec les mois et les années, la Gypsie en étaitarrivée à oublier la cause même de sa haine, c’est-à-dire sonfils !

Elle n’aimait plus ce fils mort depuis si longtemps ; ou dumoins, elle n’arrivait plus, même par un effort de volonté, à semettre dans la situation d’esprit d’une personne qui aime… mais sahaine contre le grand prévôt n’avait fait que croître etembellir…

Elle en était arrivée à considérer cette haine comme le but desa vie, ou plutôt comme sa vie elle-même.

Bientôt, elle n’y tint plus, et par une sorte d’attractionfatale, elle sortit de chez elle et se dirigea vers l’hôtel ducomte de Monclar.

Maintenant, elle se remémorait les scènes écoulées jadis, commesi elles se fussent passées à l’instant même.

Elle se voyait, plus de vingt-deux ans auparavant, guettantautour de l’hôtel, sans but fixe, sans pensée précise…

Pendant quelques jours, son objectif avait été de tuer le grandprévôt.

Et alors s’était passée la scène qui avait été le point dedépart de tout son plan de vengeance.

Un matin – un mois environ après le supplice de son fils – labohémienne était venue se poster devant la porte de l’hôtel.

Tout à coup, la porte de l’hôtel s’était ouverte.

Une belle chaise stationnait dans la rue, une chaise toutecapitonnée de soie…

Et le grand prévôt était apparu !

La bohémienne, en le voyant, avait senti cette angoisseabominable que l’on éprouve devant certaines bêtesmalfaisantes…

Or, près du grand prévôt, apparaissait une femme jeune, belle,radieusement belle, si évidemment et si absolument heureuse qu’ellesemblait dégager de la lumière, de la joie et de l’amour…

Le grand prévôt, jeune alors, dans toute la force de sa mâlebeauté, la couvait d’un regard si tendre, si plein de passion, quela Gypsie avait profondément tressailli devant la soudaine penséequi venait de se lever en sa conscience tumultueuse.

Entre le grand prévôt et sa femme marchait un enfant…

La jeune femme le tenait par la main…

L’enfant paraissait quatre ans.

En réalité, c’est à peine s’il en avait trois.

C’était un bel enfant, magnifiquement habillé ; on sentaitqu’il devait être idolâtré de son père et de sa mère…

L’enfant, avec des exclamations de joie, s’était élancé vers lachaise…

Mais le père l’avait pris dans ses bras… Il l’avait regardéquelques secondes d’un regard profond.

Dans ce regard, la Gypsie avait lu l’immense passion paternelledu comte de Monclar.

Dès lors, la bohémienne avait senti une joie âpre etdouloureuse. Elle tenait sa vengeance !

Elle avait été frappée dans son amour de mère…

C’est dans son amour de père qu’elle frapperait le grandprévôt…

Alors elle avait combiné et mûri son terrible plan.

Huit jours après, le fils du grand prévôt était mystérieusementenlevé !

Fou de douleur, le comte mit sur pied toute la police de Paris,qui fut fouillé de fond en comble.

Un nouveau désastre, premier effet de la vengeance de Gypsie,allait l’atteindre :

Sa jeune femme, frappée au cœur par la perte de cet enfant quiétait son adoration, mourait de langueur au bout de troismois !

Lorsque sa femme fut morte, lorsqu’il fut bien certain qu’on neretrouverait pas son fils, le grand prévôt espéra un moment qu’ilmourrait lui-même.

La destinée lui fut cruelle. Il vécut !…

Peu à peu, son âme, à lui aussi, s’était ulcérée !

Il était devenu sombre, farouche, misanthrope, inflexible, duraux malheureux qui lui tombaient sous la main, et surtout auxbohémiens, truands et habitants de la Cour des Miracles qu’ilaccusait sourdement d’avoir volé ou peut-être tué son fils…

Voilà les souvenirs impitoyables qui se dressaient dans l’espritaffolé de la Gypsie, au moment où nous la retrouvons et où elle sedirigeait vers cet hôtel qu’elle venait de quitter deux heuresauparavant.

Et elle se rappelait aussi avec quelles minutieuses précautionselle avait élevé le fils du grand prévôt !…

Quelle patience il lui avait fallu pour effacer de ce jeuneesprit la première impression d’enfance si forte et si durable.

Et plus tard, lorsqu’il était devenu adolescent, avec quelleslentes et infinies précautions elle lui avait appris à haïr lecomte de Monclar !

Quels prodiges d’astuce, quels trésors d’habileté dépensés pouramener le père et le fils en contact ! Pour faire que chacunde ces contacts fût une nouvelle cause de haine dans le cœur deLanthenay ! Pour faire enfin que le grand prévôt pritinéluctablement la résolution de tuer son fils !

Et tout cela en pure perte !

Comment le comte de Monclar savait-il que Lanthenay était sonfils ?

Comment le savait-il au moment même où il allait faire conduirece fils au gibet ?

– Oh ! grondait-elle en marchant, c’est une effroyablefatalité ! C’est à se briser la tête contre les murs de lamaison maudite ! J’aurai donc travaillé en vain. Ma vengeancem’échappera donc à l’heure même où elle allait aboutir !Oh ! non, non quand je devrais tous les deux les étrangler dema main…

Comme elle arrivait rue Saint-Antoine, des gens rassemblésregardaient un spectacle qui devait être sans doute des plusintéressants.

Il y avait des gamins, des hommes, des femmes.

Les gamins riaient, et quelques-uns, sournoisement, ramassaientdes pierres ; les femmes avaient l’air apitoyé ; leshommes paraissaient étonnés et presque effrayés.

La bohémienne allait passer outre, tout entière à sa pensée,peut-être sans avoir vu ce rassemblement, lorsqu’un mouvement sefit parmi ces gens, les rangs s’ouvrirent, et un homme parut…

Il se heurta presque à la Gypsie.

La bohémienne s’arrêta court, stupide d’étonnement.

Cet homme, c’était le grand prévôt… c’était le comte deMonclar !

Il tenait toujours à la main sa lanterne éteinte etgrommelait :

– Je vous dis qu’il m’appelle… laissez-moipasser !

Quelques domestiques de l’hôtel suivaient pas à pas leur maîtreet essayaient parfois de le ramener en arrière.

Mais lui, actif, les écartait d’un geste et s’avançaitrapidement.

La Gypsie était demeurée un instant étourdie devant celamentable spectacle.

Comme il passait près d’elle, elle l’entenditmurmurer :

– Il a beau faire nuit, j’y vois clair tout de même…Attends, mon fils… je vais ouvrir les cadenas des chaînes…

Une révélation foudroyante se fit dans l’esprit de labohémienne :

Le comte de Monclar lui échappait à tout jamais !

La folie le sauvait de la vengeance qu’elle rêvait !

Machinalement, elle se mit à le suivre.

Le fou, cependant, avait quitté la rue Saint-Antoine et s’étaitenfoncé en ce dédale de petites ruelles qui avoisinait la rueSaint-Denis.

Elle allait, courant quand il se mettait à courir, s’arrêtantquand il s’arrêtait, tâchant de reconstituer, d’après ses paroles,la vision exacte du dément, s’efforçant aussi de mettre un peud’ordre et de calme dans sa propre pensée.

Il fallait qu’elle fît souffrir le comte de Monclar !

Et puisqu’elle ne pouvait plus le torturer dans son cœur, ehbien, elle le ferait souffrir dans son corps ! Elle condamnaità mort le grand prévôt.

Et elle se préparait à exécuter la sentence.

…  …  …  …  … … .

Sa résolution prise, la bohémienne, frissonnante, s’approcha ducomte de Monclar et le toucha au bras.

Mais elle se sentit violemment repoussée par l’un desdomestiques qui suivaient le fou.

– Arrière, femme ! dit cet homme.

– Vous ne voulez donc pas qu’il soit sauvé ?dit-elle.

Le valet regarda plus attentivement la bohémienne et reconnut lavieille qui était entrée chez son maître.

– J’ai un moyen de le guérir, continua-t-elle.

– Il faut la laisser faire ! s’écria un autre valet.Cette vieille sorcière connaît les herbes qui guérissent…

– Certes ! affirma-t-elle.

Et, sans plus s’occuper des laquais et de la foule, elles’approcha de nouveau du comte de Monclar et murmura à sonoreille :

– Je sais où est votre fils… Il vous attend… venez…

Le fou s’était arrêté, indécis d’abord ; puis, souriant, ilprit la main de la bohémienne :

– Vrai ? Tu sais où il est ?

– Je vous dis qu’il vous attend et qu’il m’a envoyée…

– Allons vite…

Elle garda dans sa main la main du grand prévôt etl’entraîna.

– Voyez ! voyez ! s’écria l’un des valets. Ellel’a déjà dompté… il la suit docilement.

…  …  …  …  … … .

Lorsque la Gypsie arriva à la Cour des Miracles, les domestiquesdu comte de Monclar voulurent y entrer avec elle.

Mais on n’entrait pas si facilement dans le royaume d’Argot. Labohémienne n’eut qu’un signe à faire : les valets se virententourés, bousculés, repoussés et finalement expulsés.

L’arrivée du grand prévôt à la Cour des Miracles en compagnie dela Gypsie fit sensation.

Une centaine de truands entourèrent aussitôt le fou.

Ils ne criaient pas… Mais leurs regards chargés de haineparlaient pour eux !

Quelques-uns tiraient déjà leurs poignards.

La Gypsie étendit le bras et plaça la main sur la tête du grandprévôt.

– Cet homme est à moi ! dit-elle de sa voixcoupante.

Et elle ajouta aussitôt :

– D’ailleurs, rassurez-vous ! Cette fois, il ne nouséchappera pas. J’en réponds !

Et ces paroles étaient accompagnées d’un tel sourire et d’un telregard que les poignards rentrèrent dans leurs gaines…

Monclar était demeuré indifférent à cette scène, ne paraissantmême pas se douter du lieu où il se trouvait.

Seulement, il répétait sans impatience, avec une morneobstination :

– Allons vite…

La bohémienne le reprit par la main et l’entraîna. Arrivée chezelle, la Gypsie ferma soigneusement la porte.

– Où est-il ? demanda Monclar.

– Tout à l’heure… Attendez…

– Oui, oui, j’attendrai…

Elle réfléchissait profondément. Tout ce qu’elle avait devolonté, d’énergie se concentrait sur ce point : tuer le grandprévôt.

Simplement, elle cherchait le genre de mort.

Ou, pour être plus exact, elle cherchait ce qui pourrait calmercette sensation étrange, ce désir furieux de vengeance, persuadéeque la mort du comte de Monclar la soulagerait aussitôt.

Alors elle eut cette idée que ce qui pourrait le mieuxl’apaiser, ce serait de voir se balancer le grand prévôt au boutd’une corde, comme elle avait vu son fils.

Sans s’occuper du grand prévôt, elle se mit aussitôt à fouillerparmi ses hardes et ne tarda pas à trouver ce qu’il lui fallait,c’est-à-dire une bonne corde solide et suffisamment longue.

Puis elle se mit à inspecter les murs.

Elle aperçut un gros clou à crochet qui avait été planté jadisdans le mur, et grogna en souriant :

– Dirait-on pas qu’on l’a mis là exprès !…

Cependant, elle ne demeurait pas inactive et préparait le nœudcoulant, s’assurant qu’il jouerait facilement, et mettant à cettebesogne une tranquillité méticuleuse.

Enfin, elle grimpa sur un escabeau et passa le bout de la cordedans le crochet. Alors la corde pendit le long du mur.

Son plan était très simple.

Pousser le comte de Monclar au-dessous du nœud coulant, le luipasser au cou, puis tirer sur le bout de la corde jusqu’à ce que legrand prévôt fut soulevé au-dessus du plancher.

Celui-ci, repris par sa monomanie, s’était mis à fureter danstous les coins de la pièce sans s’inquiéter de ce que faisait labohémienne, et peut-être l’ayant complètement oubliée.

– Oh ! gronda la Gypsie en s’approchant de lui, si jepouvais réveiller sa raison, ne fût-ce que pour quelquesminutes !

Et saisissant la main du grand prévôt :

– Écoutez-moi… Regardez-moi… me reconnaissez-vous, comte deMonclar ?

– Comte de Monclar ? interrogea le fou.

– Oui, vous êtes le comte de Monclar, grand prévôt deParis !

– Ah ! oui…

– Et moi, je suis celle dont vous avez tué le fils…Rappelez-vous donc, voyons !

– Mon fils… Je le trouverai… il m’attend…

La bohémienne se mit à rire.

– Ton fils est mort ! dit-elle.

Le comte de Monclar poussa un terrible hurlement :

– Qui a dit qu’il est mort ? Je ne veux pas,moi ! Je ne veux pas qu’on le tue ! Arrêtez,misérables !…

La bohémienne s’était vivement reculée, prise d’épouvante. Ellen’en poursuivit pas moins de sa voix âpre :

– Et moi, je te dis qu’il est mort ! Ton fils estmort !

– Mort ! répéta le malheureux dont la fureur tombasoudain et qui se mit à trembler.

– Mort pendu ! Pendu au gibet ! C’est toi quil’as condamné !…

Monclar porta les mains à ses tempes en feu :

– Non… non… pas moi ! C’est toi, prêtre ! c’esttoi, moine d’enfer qui tues mon enfant ! Grâce ! Ne tuezpas mon fils !

L’infortuné râlait. Il était tombé à genoux. Et sa voix était àdonner le frisson. Les paroles de la bohémienne le remettaient avecune atroce précision dans la scène même où son fils avait étéentraîné.

La bohémienne délirait de joie furieuse.

La réalité dépassait son rêve !

Pendant quelques minutes, elle se tint silencieuse, uniquementoccupée à regarder cette effroyable douleur et à s’en repaître.

Le grand prévôt se traînait sur les genoux, frappait le plancherde son front, et des cris inarticulés, des cris de bête égorgéevenaient expirer sur ses lèvres tuméfiées.

Puis, avec la soudaineté déconcertante de la folie, une nouvellerévolution s’opéra tout à coup dans sa cervelle. Il cessa desangloter, se releva et regarda autour de lui avec étonnement.

– C’est le moment d’en finir ! gronda labohémienne.

Elle s’approcha du fou.

– Venez, dit-elle en lui prenant la main.

Le comte de Monclar la suivit docilement.

Elle le conduisit contre le mur, au-dessous du nœud coulant.

– Mon enfant ? interrogea-t-il, se souvenant vaguementde ce que cette femme lui avait promis.

– Ton enfant ! rugit-elle, il est mort ! C’estmoi qui l’ai tué ! Meurs, toi aussi !

Au même instant, on frappa violemment à la porte qu’on essayaitd’enfoncer.

La bohémienne n’entendait pas.

Délirante de haine, elle répéta :

– Meurs comme est mort ton fils que j’ai tué !

Le nœud coulant glissa autour du cou du grand prévôt ;mais, à ce moment, comme la Gypsie jetait un cri de triomphe, ellese sentit saisie elle-même à la gorge.

Le comte de Monclar lui incrustait ses dix doigts dans lecou.

Il grognait confusément :

– Ah ! c’est toi qui l’as tué… Ah ! c’est toi,sorcière…

La bohémienne donna une violence secousse… mais les doigts defer demeurèrent plantés dans sa gorge où ils semblaient s’enfoncerlentement.

Elle râla, battit l’air de ses bras… ses yeux se convulsèrent…puis, tout à coup, sa tête retomba mollement sur ses épaules.

Le grand prévôt continuait à serrer, mais d’un geste sans colèremaintenant… déjà il oubliait !

Et comme la porte battue à grands coups s’ouvrait enfin avecfracas, défoncée, il lâcha le cadavre de la bohémienne qui tombalourdement à ses pieds, et il regarda les deux hommes qui,haletants, faisaient irruption dans le logis.

C’étaient Manfred et Lanthenay.

En un instant, celui-ci eut défait le nœud que la bohémienneavait passé au cou du comte de Monclar.

– Il était temps, dit Manfred.

Lanthenay, silencieux, contempla un instant le cadavre de lavieille bohémienne qui avait été sa mère.

Puis son regard remonta jusqu’au comte de Monclar. Et toutnaturellement, comme si le fou pût le comprendre, il dittristement :

– Venez, père…

Le fou n’entendit ou ne comprit pas ce nom.

L’effort qu’il avait fait pour étrangler la bohémienne avaitbrisé ses forces.

Il se laissa emmener avec une morne docilité.

…  …  …  …  … … .

Maintenant, Manfred et Lanthenay se trouvaient dans une vastechambre faiblement éclairée.

Car, bien qu’il fît grand jour, les rideaux et les volets tirésentretenaient dans cette chambre une obscurité que combattait seulela lueur d’un cierge de cire.

Ce cierge brûlait près d’un lit…

– Asseyez-vous, père, dit gravement Lanthenay.

Il conduisit le comte de Monclar à un fauteuil où il s’assit,tranquille, rêvant à des choses lointaines… très lointaines duspectacle qu’il avait sous les yeux et qu’il ne voyait pas…

Lanthenay, violemment ému, s’approcha du lit, tandis queManfred, découvert et le front penché, se tenait debout près ducomte de Monclar.

Près du chevet du lit, agenouillée, la figure cachée dans lesdeux mains, une jeune fille sanglotait doucement.

– Avette ! murmura Lanthenay d’une voix étranglée parl’émotion.

Alors, les yeux de Lanthenay se fixèrent sur le lit…

Sous le drap tiré se dessinait la forme d’un cadavre…

– Pauvre Julie ! murmura le jeune homme. Pauvre femmemartyre ! Morte de la mort de celui que tu aimais ! Lebûcher d’Étienne Dolet a brûlé l’homme et tué la femme… Lesmonstres qui ont organisé ce forfait de supplicier le grand penseurau nom de leur Dieu, au nom de leur religion de crime et d’infamie,ne savent pas qu’ils t’ont assassinée du même coup ! Tu esmorte de douleur, pauvre femme… mais déjà te voilà vengée… car l’unde ceux qui se sont acharnés contre l’homme que tu aimais est là,devant ton cadavre, cruellement puni… et c’était le moinscoupable !

Avec un soupir étouffé, Lanthenay se tourna vers son père qui,souriant d’un sourire inconscient, tenait ses yeux attachés sur lapâle lueur du cierge qui éclairait le cadavre de la femme d’ÉtienneDolet…

Alors Lanthenay se pencha vers Avette et la toucha àl’épaule.

– Avette, dit-il, il faut vous arracher à ce tristespectacle…

Elle secoua la tête.

– Cher bien-aimé, répondit-elle, laissez-moi encore auprèsd’elle…

– Soit… nous resterons donc ici jusqu’à l’heure où ilfaudra nous séparer à jamais de cette pauvre dépouille…

Alors, à bout de forces, elle se laissa tomber dans les bras deson fiancé, toute secouée de sanglots, murmurant confusément desmots sans suite où revenait cette parole :

– Seule, maintenant ! Sans père ni mère… Morts tousdeux ! Seule au monde !

– Je vous reste, moi, dit Lanthenay avec une grandedouceur… Et puis, Avette… si vous n’avez plus de mère… si vousn’avez plus de père… peut-être aurez-vous quelqu’un à aimer commeun père… quelqu’un sur qui vous laisserez tomber la miséricorde etle pardon de votre regard… quelqu’un vers qui vous irez… comme lesanges doivent aller vers les damnés…

Surprise, elle l’interrogea des yeux, n’osant, ne pouvantparler…

Et lui, tout en lui versant ces paroles mystérieuses dansl’oreille, l’avait lentement entraînée, conduite devant le fauteuiloù était assis le fou… le comte de Monclar… celui qui avait présidéau supplice d’Étienne Dolet !

Elle le reconnut, poussa un cri d’horreur :

– L’assassin de mon père ! le grand prévôt deParis ! Ici ! Près de cette morte ! près de cettevictime !

Plus doucement encore, Lanthenay la ramena.

Et grave, avec une infinie tristesse, il prononça :

– Avette… cet homme est mon père !

Elle frissonna. Et le jeune homme continua :

– Oui, Avette… mon père ! Ceci vous sera expliqué… Ilsuffit que vous sachiez cette chose terrible… cet homme… un de ceuxqui ont tué Étienne Dolet… eh bien ! c’est mon père… Avette…mon Avette… grâce pour lui… Je vous l’ai dit… ce fut le moinscoupable… et c’est le plus cruellement puni… sa raison s’esteffondrée… Mon pauvre père n’est plus qu’un corps sans âme…

Ce regard de pardon qu’avait sollicité Lanthenay, ange demiséricorde, elle le laissa tomber sur le malheureux… Elles’approcha de lui. Sans répulsion, sans haine, elle prit ses deuxmains.

Elle le baisa au front.

Et tandis que le grand prévôt de Paris souriait de soninconscient sourire, la fille d’Étienne Dolet murmura :

– Soyez pardonné… mon père !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer