La Cour des miracles

Chapitre 17LE GRAND MAITRE

Le comte de Monclar était redescendu précipitamment au cachot deLanthenay, répétant avec une obstination où il y avait sûrement uncommencement de démence :

– Plus de doute ! c’est bien mon fils !

Il pleurait maintenant.

Il se jeta sur Lanthenay et lui dit :

– Viens !

Lanthenay lui montra ses chaînes.

– Triple fou ! J’ai fait enchaîner mon fils ! Etje ne pense même pas à le délivrer !

Remonter au corps de garde, prendre la clef des cadenas,redescendre en quelques bonds furieux, tout cela fut pour Monclarl’affaire de quelques secondes.

Alors, il essaya d’ouvrir les cadenas.

Mais sa main tremblait trop.

– Attends, attends, c’est la serrure qui est rouillée…

Et ce fut Lanthenay lui-même qui ouvrit les deux énormescadenas.

Les chaînes s’affaissèrent à grand bruit, si bien que deuxgeôliers descendirent en toute hâte et apparurent à la porte ducachot.

Monclar les vit. Il marcha sur eux, sa dague à la main.

– Qui vous a appelés ! grogna-t-il. Le premier quiremue, je le tue comme un chien !

Les geôliers, épouvantés, effarés, disparurent. Alors Monclarrevint à Lanthenay. Il prit ses mains :

– Tes pauvres mains… Tu as beaucoup souffert,dis ?

– Non, mon père, ce n’est rien…

– Et tes poignets ! Oh ! tout meurtris !tout contusionnés !… Oh ! ces maudites chaînes…

– N’y pensons plus, père…

– Père !… Ah ! comme c’est bon de s’entendreappeler ainsi ! Il y a plus de vingt ans, sais-tu, que je n’aientendu cela ! Et comme j’attendais ! comme je cherchaisà m’imaginer ta voix !…

– Pauvre père !…

– Alors, voyons, dis-moi… tu pensais quelquefois à tonpère ? Tu cherchais à te souvenir, dis ? Comme tu as dûsouffrir…

– De cela, oui, j’ai souffert, dit Lanthenay. Et justementparce que je n’arrivais pas à me souvenir…

– Viens… Non… Restons encore ici… C’est ici que j’airetrouvé mon fils ! Mon fils !… Seigneur ! Ai-jeassez pleuré !… Alors tu n’arrivais pas…

– Parfois, des éclairs traversaient mon esprit… il mesemblait que si j’avais pu trouver le bout du fil, j’auraisdébrouillé l’écheveau de mes souvenirs… C’est ce qui m’est arrivéen entrant dans la cour de l’hôtel… mes souvenirs se sont éveillésl’un après l’autre… C’est la lanterne de fer… Parce que, un jour…vous souvenez-vous, père ? Un jour vous m’aviez donné… quoi…je ne me rappelle plus… quelque chose avec quoi je jouais… et quialla s’accrocher à la lanterne.

– Je me souviens… un volant… avec des plumesrouges !

– Oh ! c’est cela !… je voyais bien quelque chosede rouge…

– Parle ! parle encore !…

– Ce fut un soldat qui décrocha mon volant… Et la lanternem’était bien restée dans les yeux…

– Dire que l’an dernier, j’ai failli la faire ôter delà !

– J’aurais reconnu tout de même, père… il y avait d’autresindices…

– Pardieu ! tu aurais sûrement reconnu que ton vieuxpère était là ! Il le fallait, vois-tu… Mais comme tu parlesbien ! Tu t’exprimes avec une aisance… une facilité…

– C’est votre indulgence paternelle.

– Non, non… certes… On dirait que tu as été instruit… Quit’a instruit ? Quel homme vénérable et bon entre tous a prissoin de ton éducation ?… car ce n’est pas cette horriblesorcière…

Lanthenay, devint livide, sa joie tombée d’un coup. Il fut surle point de dire le nom de Dolet ; mais cet esprit généreuxgardait pour lui toutes ses douleurs…

D’ailleurs, Monclar, avec cette mobilité, avec cette volubilitéfiévreuse qui se remarquaient dans ses paroles et ses gestes depuisqu’il était dans le cachot, s’écriait :

– Fou que je suis ! Je te garde là, dans cet infectcachot… Et tu dois mourir de faim… Viens, viens… je vais te fairepréparer un souper réconfortant.

À ce moment, une ombre se dressa devant la porte du cachot. Etla voix de Loyola gronda :

– Eh bien ! que signifie ? Un grand prévôt quifait évader un prisonnier ! Devenez-vous fou, comte deMonclar !

…  …  …  …  … … .

Oui, c’était Loyola qui parlait ainsi.

L’heure du supplice de Lanthenay approchait, et le révérendvenait offrir les consolations de la religion au prisonnier, ce quiétait une grande marque de l’estime où il le tenait. Car il ne sefût pas dérangé pour d’autres prisonniers, eussent-ils étéd’illustres seigneurs.

Mais Lanthenay lui avait tenu tête avec une audace qui l’avaitdéconcerté ; Lanthenay l’avait dangereusement blessé, lui quise croyait invincible à l’épée.

De tout cela, il résultait que la haine de Loyola pour Lanthenays’était décuplée.

Peut-être le haïssait-il plus qu’il n’avait haï Dolet.

À l’aube, donc, Ignace de Loyola était sorti en toute hâte dumonastère où il s’était réfugié depuis son aventure du Trou-Punais,et avait pris le chemin de l’hôtel de la grande prévôté.

En arrivant à l’hôtel de la grande prévôté, Loyola vit desgardes et des domestiques rassemblés dans la cour et, à voix bassecausant avec animation.

Dès qu’il apparut, les conversations cessèrent, et tous ceshommes prirent cette attitude humble et penchée, particulière auxlaquais qui se trouvent soudain en présence d’un maître.

L’ordre donné par Monclar lui-même d’obéir, en toute occasion,au moine, le respect singulier que le grand prévôt lui avaittémoigné, la peine qu’il avait prise de l’escorter lui-même jusqu’àla porte, d’autres indices encore avaient contribué à donner auxdomestiques une haute idée de Loyola. Avec l’instinct spécial desserviteurs, ils devinaient en lui un redoutable personnage, si hautplacé que le comte de Monclar, devant qui tremblaient la cour et laville, tremblait à son tour en sa présence.

Loyola avait, du premier coup d’œil remarqué que quelque chosed’étrange avait dû arriver.

Il se dirigea vers le sergent qui commandait le poste.

– Que se passe-t-il, mon brave ? demanda-t-il.

– Mon père, fit le soldat d’un ton embarrassé, rien de biengrave…

– Où est M. le comte de Monclar ?

– Justement… c’est de cela que nous causions… Monseigneurle grand prévôt est dans les cachots, causant avec unprisonnier…

– Lanthenay ?…

– C’est cela, mon révérend…

– Eh bien, qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

Le sergent se tut, n’osant répéter ce que les gardes et lesdomestiques étaient en train de se dire.

– Conduisez-moi auprès de M. le grand prévôt, fitbrusquement Loyola.

– Tout de suite, mon révérend, dit le sergent qui n’étaitpas fâché d’aller voir ce qui se passait dans le cachot deLanthenay.

Mais son espoir fut trompé. Car, à la dernière marche, le moinele renvoya d’un geste.

Loyola s’arrêta au pied de l’escalier.

Immobile, le cou penché vers la porte du cachot demeurée ouverteet vaguement éclairée par la lanterne de Monclar, le moineécouta…

Et quand il eut entendu ce que se disaient le père et le fils,quand il eut compris que Lanthenay lui échappait, le moine eut uneffroyable sourire de haine.

En lui, l’ancien chevalier, le rude jouteur d’armes, l’impétueuxmanieur d’estramaçon disparurent : il ne demeura que le sombrerêveur de despotismes surhumains, le patient et sinistre théoricienqui avait inventé que la fin justifie les moyens…

D’un pas léger, il remonta au corps de garde, montra un papierau sergent, lui donna des ordres rapides et clairs…

Puis, avec son même sourire, il descendit.

À la voix de Loyola, Lanthenay tressaillit d’angoisse, une sueurperla à son front et, machinalement, il chercha à son côté sonpoignard absent.

Mais Monclar avait jeté un cri de joie.

– Mon père ! s’écria-t-il en s’avançant vers le moine,comme vous allez être heureux du bonheur qui m’arrive !Ah ! soyez béni cent fois !… Car je n’en doute pas, c’estpar l’intercession de vos prières que…

– Comte de Monclar, interrompit rudement Loyola, vous avezle délire ! Quoi ! c’est vous qui délivrez lesrebelles ! Car cet homme, vous le savez, est rebelle, traîtreà son roi et à son Dieu ; il a tenté d’assassiner Sa Majestéen plein Louvre ! Et malheur à tout sujet français quihésiterait à l’arrêter ! Malheur, acheva-t-il en haussant lavoix, à tout serviteur du roi qui hésiterait à vous arrêter,vous-même, si vous vous faites le complice de l’hérétique, rebelle,truand, convaincu de crimes insupportables tels que d’avoir attentéà la Majesté royale.

– Mon père, dit Monclar, stupéfait, vous vous oubliez, ilme semble… Je vais d’un mot, vous expliquer…

– Gardes ! tonna Loyola, au nom du roi que jereprésente ici, au nom de l’Église dont je suis le mandataire,faites votre devoir !

Loyola s’effaça. Le caveau apparut plein de gardes.

Éperdu, Monclar cria :

– Misérables ! oseriez-vous porter la main sur votremaître !

– Sergent ! gronda Loyola, si vous tenez à votre tête,obéissez !

Les gardes, qui avaient eu un instant d’hésitation, se jetèrentalors sur Monclar. En une seconde, celui-ci fut arraché du cachotdont la porte fut violemment refermée sur Lanthenay, ou moment oùcelui-ci s’élançait pour se porter au secours du grand prévôt.

– À moi ! hurla Monclar, à moi ! Lâches !Misérables ! Mon enfant ! Ils me volent monenfant !

Il voulut se jeter sur la porte.

Loyola fit un signe. Le grand prévôt fut saisi, enlevé…

…  …  …  …  … … .

Lorsque Monclar revint à lui, il se vit dans son cabinet, assisdans son fauteuil.

Il passa ses deux mains sur son front, avec cette sensationprécise qu’il venait de faire un horrible cauchemar… Oui ! cedevait être cela !

La bohémienne… la descente dans les cachots… les paroles deLanthenay… l’arrivée de Loyola… un rêve, tout cela… un affreuxrêve !…

Il s’était endormi à sa table de travail.

Ses yeux tombèrent sur le travail qu’il avaitcommencé :

« Sire,

« J’ai l’honneur de faire parvenir à Votre Majesté ledétail des circonstances qui ont accompagné le supplice et la mortde l’hérétique Étienne Dolet, et je la prie de bien…

C’est tout ce qu’il avait écrit de son rapport.

Il prit alors sa tête dans ses deux poings, posa les deux coudessur la table.

– Voyons, murmura-t-il, le sourcil froncé par l’effort del’attention, je ne suis pas fou, n’est-ce pas ?… J’ai bientoute ma raison ?… Voici bien ma table… mon bureau… le rapportque j’ai commencé… je vois bien la phrase que je voulais écrire… jepourrais l’achever… j’ai bien toute ma lucidité… Que m’est-ilarrivé ?…

Il reprit son lamentable monologue :

– Procédons avec ordre… ne laissons pas notre raisons’égarer… Je suis frappé par un immense malheur, je le sais… Je m’yconnais… deux fois déjà j’ai éprouvé cette épouvantable angoisse àla gorge, ce grand vide à l’estomac, la sensation de cette main defer agrippant mon cœur… Je sais !… Une première fois, lorsquemon enfant me fut volé… la deuxième fois, lorsqu’elle mourut dansmes bras… Où est le malheur ? Quelle catastrophe est encorevenue me frapper ?… Tâchons de reconstituer la nuit…Voyons : hier le révérend Loyola… celui qui est maintenant monmaître… mon maître plus que le roi (il fut agité d’un longfrisson en prononçant ces derniers mots) est venu… Il m’a ditqu’il voulait, avant le supplice, descendre interroger leprisonnier… Quel prisonnier ?… (quelque effort qu’il fît,Monclar n’arriva pas à dire le nom qui était sur ses lèvres)…C’est bien cela… Puis j’ai dîné… j’ai donné des ordres… je me suisinstallé dans mon cabinet, ici même… je voulais travailler… je n’aipas pu… pourquoi ? Ah ! oui, à cause de cette bohémiennequi était là devant la porte de l’hôtel… ai-je dormi ? ai-jemédité ? Je me souviens du trouble étrange qui m’agitait…l’attitude de la bohémienne faisait passer dans ma tête des penséesqui me stupéfiaient… Alors… je me souviens qu’il était quatreheures du matin… c’est cela… je suis descendu dans le cachot… Et jel’ai vu… lui !… Je lui ai parlé !…

Ces derniers mots achevèrent de déchirer le voile qui s’étaitappesanti sur l’esprit de Monclar.

Il se dressa tout debout, avec un cri terrible qui se terminapar un sanglot suppliant :

– Mon enfant !… rendez-moi mon enfant ! Grâce,messieurs !… c’est mon fils !…

– C’est un rebelle ! dit une voix rude.

Monclar se retourna.

Dans un angle de son cabinet, debout, les bras croisés, funèbredans sa robe monacale, il vit Loyola qui dardait sur lui un regardfixe à donner le vertige.

– Vous ! gronda le grand prévôt en faisant deux pasvers le moine.

– Moi, comte de Monclar !

– Vous !… c’est vous… vous qui m’arrachez lecœur ! Vous qui me volez mon fils ! Vous, tigre sanspitié ! Vous, exécrable imposteur… Vous que j’ai haïd’instinct dès la première seconde ! Vous, devant qui je mesuis courbé tremblant, épouvanté par votre formidablepuissance !… Vous, moine… Eh bien, à nous deux !…

– Vous me faites pitié, dit lentement Loyola.

Et Monclar marchait sur lui.

– Un pas encore, et je vous fais saisir, et je vous faisplonger dans un de vos cachots, et tout espoir de revoir votre filssera à jamais perdu…

Il trembla sur ses genoux, ses mains se joignirent, ses yeuxbrûlèrent de larmes chaudes qui tombèrent avec une sorte deviolence, et sa voix, sa voix faible et bégayante comme une voixd’enfant battu, proféra :

– Non, vénéré père… pardon ! Oh ! dites-moiseulement que je puis espérer le revoir ! Dites-moi qu’il neva pas mourir !…

– Obéissez d’abord ! gronda le moine !Asseyez-vous ! (Monclar obéit). Là, maintenant,sachez plusieurs choses : d’abord, il y a derrière chacune deces portes dix gardes en armes qui accourront à mon premier appel…Êtes-vous décidé à m’écouter sans essayer d’une violenceinutile ?

– Oui, mon père, balbutia Monclar.

– Bien ! maintenant, sachez que j’ai montré au chef devos gardes le papier que vous avez bien voulu me donner du jour oùvous vous êtes enrôlé dans notre ordre.

Monclar frémit.

– Ce papier, vous le savez, signé par vous, scellé de votresceau, ordonne à tout agent du guet, garde prévôtal, geôlier detoute prison, et en général à tout suppôt de la force, de m’obéiren quelque circonstance que ce soit, quel que soit l’ordre qu’il meplaît de donner et ce, sous les peines de la hart.

Loyola, très calme, continua :

– Je vous rappelle aussi, pour simple mémoire, que vousvous êtes lié à la Société de Jésus par un engagement formel, bienet dûment signé et scellé, par lequel acte vous jurez obéissancepassive, sans discussion ni en paroles ni en pensée, augrand-maître de la Société, fût-ce envers et contre vos amis,fût-ce envers et contre votre famille, votre pays, votre roi !Il me suffirait donc : d’une part, donner l’ordre à vos gardesde vous tenir en vos cachots et ce en vertu de votre proprecommandement ; d’autre part, envoyer au roi de Francel’engagement par lequel vous jurez de trahir ses intérêts sil’intérêt supérieur de la Société l’exige. Je vous laisse, monsieurle grand prévôt, le soin de conclure.

Le comte de Monclar eût entendu son arrêt de mort qu’il n’eûtpas été plus épouvanté.

Loyola se rapprocha alors du grand prévôt.

Il comprit qu’il le tenait sous sa domination.

– Qu’êtes-vous dans mes mains ? Un pauvre instrument.Vous ne devez avoir ni pensée personnelle ni affections, ni hainesqui ne soient pour la gloire de la Société de Jésus à laquelle vousappartenez. Que je fasse un geste, que je dise un mot, et vous êtesprécipité de la haute et brillante situation que vousoccupez ; à mon, gré, vous êtes un puissant seigneur quechacun redoute, ou un criminel qu’attend le gibet… Soyez doncdocile, soldat de Jésus, chevalier du Sacré-Cœur ; soyezobéissant ! ne discutez pas ! Ni vos paroles ni votrepensée ne doivent s’élever contre le commandement de votremaître ! Ne l’oubliez jamais : vous êtes dans mes mainsperinde ac cadaver[4] !…

Loyola s’assit.

Un changement brusque se fit dans sa physionomie qui devintpaternelle et bienveillante.

Il reprit doucement :

– Maintenant que vous êtes rentré dans la voie de lasoumission absolue, la seule qui conduit au Seigneur, maintenant,mon fils, ouvrez-moi votre cœur…

Monclar voulut parler ; tout un plaidoyer se pressait surses lèvres ; il ne put qu’éclater en sanglots enbalbutiant :

– C’est mon fils !… Oh ! vous le savez… ce filsque j’ai tant pleuré… ce fils… c’est lui !… Laissez-moi monfils… C’est le désespoir qui m’a jeté à vos pieds… C’est la douleurqui m’a fait votre esclave… Et maintenant que je le retrouve…qu’est-ce que cela peut vous faire que j’aime mon enfant… Est-ceque cela m’empêchera d’être votre serviteur fidèle… Ô mon père…laissez-le-moi…

– Vous vous égarez encore dans une affection qui ne peutque vous éloigner de Jésus…

– Jésus !… Qu’est-ce donc alors que ce Dieuépouvantable qui empêche les pères d’aimer leurs enfants !…Est-ce possible cela !… Allons donc ! Vousmentez !…

– Je m’y attendais : la révolte engendre le blasphème…Adieu donc !

Loyola se leva.

Monclar tomba à genoux.

– Grâce ! râla-t-il ; grâce pour lui… et faitesde moi ce que vous voudrez…

– Pas de grâce pour le criminel !

– C’est mon fils !…

– Pas de grâce pour qui se rebelle !

– C’est mon fils !…

– Pas de grâce pour qui frappe un soldat duChrist !

– C’est mon fils ! hurla Monclar toujours àgenoux.

– Vous vous trompez !… Vous n’avez pas de fils… Ouplutôt, votre fils, et à la fois votre père, mère, famille, votretout, c’est la Société de Jésus… L’homme dont vous parlez ne vousest rien !

– Atroce ! C’est atroce de torturer ainsi uncœur !

– Choisissez, monsieur de Monclar : soumettez-vous ourévoltez-vous ouvertement. Dans le premier cas, Lanthenay doitmourir ; dans le deuxième cas, je sais ce qu’il me reste àfaire…

– Je ne me soumets pas ! rugit Monclar. Et toi, moineinfernal, tu ne sortiras pas d’ici, vivant !

En parlant ainsi, le grand prévôt s’était relevé d’un bond ets’était placé entre la porte et Loyola.

Celui-ci, non moins prompt, avait mis entre lui et Monclar legrand bureau de travail.

Alors, Monclar éclata de rire.

– Je te tiens ! dit-il.

Loyola haussa les épaules.

– C’est bon ! grogna le grand prévôt. Hausse lesépaules tant que tu voudras ; tu vas mourir ; je tehais ; ta religion, je la hais ; ton Dieu, je lehais ; ta société abominable, je la hais ; les théoriesmonstrueuses, je les hais. Tu résumes à mes yeux tout ce qu’il y ad’horrible et d’abject dans l’abus de la force. Ah ! tu veuxme tuer mon fils !… Eh bien, tu vas savoir de quoi un père estcapable !

Loyola se vit perdu. Il tenta un effort.

– Je vous préviens, dit-il, que si je ne suis pas dehorsdans une heure, un cavalier partira pour remettre au roil’engagement que vous avez pris de l’espionner toujours et de letrahir au besoin.

– Tu es fou ! gronda Monclar. Que veux-tu que cela mefasse qu’on me pende ou qu’on me coupe le cou, si mon fils estsauvé !… Ces moines sont plaisants, sur ma foi !Drôles ! vous vous croyez tout permis, et vous inventez denouveaux supplices pour le cœur des pères ! Vous trouvez qu’onne souffre pas assez par vous ! Vous jugez que vous n’avez pasassez accumulé d’impostures, assez répandu de sang, assez entasséde ruines ! Il vous faut encore entrer de vive force dans laconscience des hommes, tarir en eux la source de toute joie !Il vous faut encore vous emparer des cœurs pour les broyer sous laformidable meule de votre tyrannie !… Et dans quel but ?Pour quels complots ? Pour établir je ne sais quel pouvoirinvisible devant qui tremblerait l’univers !… Attends,attends, monstre ! Je vais toujours débarrasser la terre de taprésence ! Que chacun en fasse autant toutes les fois qu’iltrouvera un moine sur son passage !… Qu’il ne perde pas sontemps à discuter, à ergoter, à discourir… Qu’il l’écrase sanspitié, comme je vais t’écraser !…

Loyola, pendant ces paroles qu’il n’écoutait pas, avaitrassemblé toute sa force de volonté dominatrice et d’imaginationinventive.

Au moment où Monclar allait se jeter sur lui, un sourire detriomphe éclaira la figure du moine.

Il leva les bras et s’écria :

– Seigneur ! Seigneur ! Que ta volonté soitfaite ! Si l’heure où je dois rentrer dans ton sein est venue,bénie soit cette heure !… Et malheur à ceux qui ne comprennentpas qu’Abraham put lier son fils sur l’autel de l’holocauste etsaisir son couteau pour l’immoler ! Malheur à ceux qui nese souviennent pas que tu envoyas dans le buisson un agneau pourremplacer le fils d’Abraham !…

Monclar s’arrêta court.

– Que dit-il ? murmura le grand prévôt.

– Il est perdu ! songea Loyola.

Et à haute voix, froidement :

– Frappez, monsieur, je ne me défends pas.

– Que disiez-vous ?

– Rien !… sinon qu’Abraham n’hésita pas à saisir lecouteau pour immoler son fils !

– Mais Dieu, disiez-vous, envoya un agneau…

– Insensé ! tonna le moine, qui te dit qu’au momentsuprême, l’agneau ne surgira pas dans le buisson ! Qui te ditque Dieu n’a pas voulu éprouver ta foi et ta fidélité, comme iléprouva la fidélité, la foi d’Abraham !… Qui te dit qu’illaissera s’accomplir l’épouvantable sacrifice ! Tu nousaccuses, ô mon fils !… Crois-tu donc que nos entrailles, ànous, soient insensibles et que notre cœur ne batte pas !… Necomprends-tu pas… Mais non… non ! Je ne veux rien dire…frappez !…

– Je vous en supplie, s’écria Monclar délirant,achevez !… oh ! s’il était possible que j’eussecompris !… Si ce que j’entrevois était une radieusevérité !…

– Eh bien !… ne comprenez-vous pas, pauvre pèreaffolé, qu’il faut à la foule des exemples salutaires… Necomprenez-vous pas que pour Paris, pour le bien de la religion,Lanthenay doit aller au supplice !… Mais ne comprenez-vous pasaussi que tout est préparé pour le sauver, et qu’ainsi l’espritd’autorité n’aura pas subi d’atteintes, en même temps que vousconservez votre fils, en même temps que vous conservez votre hautesituation, votre pouvoir !…

L’arme que tenait Monclar lui échappa des mains.

– Ainsi, balbutia-t-il… mon fils sera sauvé !…

– J’en ai trop dit ! s’écria Loyola. J’ai enfreintpour vous la règle de notre ordre qui veut que le grand maître soitobéi sans qu’il ait à expliquer sa pensée…

Monclar s’inclina très bas.

Il avait cette conviction que Loyola avait voulu l’éprouver.

– Comment vous faire oublier mes paroles impies ?murmura-t-il.

– Quelles paroles, mon fils ? Je n’ai rien entendu…rien, vous dis-je !… sinon que vous vous soumettez !

– Oui, oui !… dit Monclar le front courbé.

– Il ne vous reste plus qu’à donner vous-même l’ordre deconduire au gibet le scélérat qui a frappé le Christ en mefrappant !

Monclar frémit, secoué de la tête aux pieds.

– Et maintenant que le maître de la Société aparlé, l’homme ajoute… tout en réprouvant la faiblesse qu’il a pourvous : Soyez sans crainte ; votre fils ne sortira pasd’ici. J’ai tout prévu. Dans cinq minutes, il sera dans vosbras…

Monclar jeta une clameur de joie terrible.

– Mon père, dit-il, quand me demanderez-vous mavie ?…

– Hâtez-vous, mon fils ! dit Loyola en souriant.

– Gardes ! appela Monclar d’une voix tonnante.

En même temps, il prit les mains de Loyola :

– Mon vénéré père ! supplia-t-il, vous me jurez qu’il,sera sauvé ?…

– Je vous le jure… votre fils sera sauvé.

– Vous me jurez, reprit Monclar frémissant, qu’il nesortira même pas de l’hôtel ?

– Je vous jure que votre fils ne sortira pasd’ici !…

Mentalement, Loyola ajouta :

– Mais comme j’ignore si Lanthenay est le fils deMonclar, je ne suis pas tenu de me conformer à ce serment.

Cependant, les gardes, à l’appel du grand prévôt, avaient ouvertles deux portes du cabinet. Monclar vit alors que Loyola n’avaitpas menti : il y avait dix gardes à chaque porte.

Le sergent, assez embarrassé, regardait alternativement le moineet le grand prévôt.

– Obéissez aux ordres du révérend père, dit Monclar.

– Saisissez-vous du prisonnier, commanda le moine.

Les gardes descendirent, étonnés.

Immédiatement derrière eux venait Monclar, blême et agité defrissons convulsifs, puis Loyola.

Dans la cour, le grand prévôt s’arrêta et interrogea le moine duregard.

– Patience ! dit Loyola.

Les gardes et les geôliers étaient descendus dans lescachots.

– Mon père, fit Monclar tremblant, l’épreuve n’a-t-elle pasassez duré ?…

– Patience !

– Ces misérables vont lui faire du mal…

– Non non… ne craignez rien…

– Oh !… tenez ! entendez-vous !… Je n’y puistenir !… Assez !…

On entendait en effet le bruit d’une lutte.

Monclar s’élança.

Au même instant, les gardes apparurent, et, au milieu d’eux,Lanthenay, étroitement lié.

– Déliez-le ! rugit Monclar… ou plutôt… c’est moi quivais le délier !…

– Gardes ! ordonna Loyola de sa voix glaciale,conduisez le prisonnier à la Croix-du-Trahoir !

Monclar se tourna vers lui, et, sur son visage bouleversé, il secontraignit à dessiner un sourire.

– C’est fini, n’est-ce pas vénéré père ?murmura-t-il.

– C’est fini, en effet, dit Loyola.

– Mon père ! mon père ! clama Lanthenay, melaisserez-vous supplicier ?…

– Mon fils ! Attends ! je suis à toi !…

Monclar se jeta sur les geôliers.

– Gardes, commanda Loyola, saisissez-vous de ce rebellequi, après avoir feint un retour aux bons sentiments, méconnaîtencore l’autorité royale et religieuse !

– Pardon, monseigneur ! dit le sergent en mettant lamain au collet de Monclar.

– Misérable !… Lâche imposteur ! bégayait legrand prévôt.

Il se débattait, fonçait sur Loyola, entraînant avec lui lescinq ou six gardes qui le maintenaient.

La voix déjà lointaine de Lanthenay appela encore :

– À moi, père, à moi !…

– Grâce ! hurlait Monclar, grâce pour monfils !…

– Vous voyez bien qu’il est devenu fou ! dit lesergent. Allons, allons, monseigneur !…

– Je ne veux pas ! je ne veux pas ! Oh !c’est trop horrible ! À moi ! au secours !…

À terre, cherchant à se débarrasser de l’étreinte des gardes,Monclar ne dit plus rien. Il écumait…

Soudain, de ce groupe informe que Loyola contemplait d’un œilsombre, jaillit un éclat de rire !…

Et cet éclat de rire, funèbre, déchirant, c’était le comte deMonclar qui le poussait.

– Lâchez-le, maintenant ! commanda Loyola.

Les gardes obéirent. Tandis que Loyola rejoignait l’escorte quientraînait Lanthenay, Monclar entrait dans le corps de garde, etpoussait un cri de joie en apercevant la lanterne avec laquelle ondescendait dans les cachots. Il s’en empara vivement.

Alors, sa lanterne éteinte à la main, il s’élança au dehors,traversa la cour et se perdit dans la rue.

Des gens qui le virent l’entendirent grommeler :

– Maintenant que j’ai une lanterne pour y voir clair, jefinirai bien par trouver la porte de son cachot… Attends, mon fils,attends !… N’appelle pas ainsi… cela me fait trop demal !…

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