La Cour des miracles

Chapitre 38UN SOIR DE PRINTEMPS

Entre Margentine et Madeleine Ferron, il avait été convenu queGillette ne serait mise au courant de ce qui se préparait que toutà fait au dernier moment.

La journée se passa donc pour là jeune fille dans unetranquillité relative.

Cependant, sur le soir, l’attitude nerveuse de Margentinecommença à l’inquiéter.

– Qu’avez-vous donc, mère ? demanda-elle.

Margentine répondit par d’évasives paroles. Madeleine, qui toutela journée était restée enfermée dans sa chambre, se montra à cemoment.

Elle était plus pâle qu’à son ordinaire, et Gillette ne puts’empêcher de le lui dire.

– Chère enfant, dit Madeleine, ne vous inquiétez pas demoi !

Elle l’attira vers la fenêtre ouverte, et toutes deuxs’accoudèrent un instant.

– Quel beau soir ! murmura Madeleine Ferron. Comme onvoudrait pouvoir aimer librement et laisser battre son cœur… tandisque…

– Que voulez-vous dire, madame ?… Oh ! parlez… jesens que vous avez au fond du cœur, une immense amertume et jevoudrais tant vous consoler !…

– Pauvre petite ! Vous oubliez vos chagrins qui sontréels pour essayer de consoler mes lubies… Croyez-moi mon enfant,je n’ai guère besoin d’être consolée… j’en ai fini avec lesamertumes et les dégoûts de la vie… Vous, au contraire, si jeune,toute vibrante d’espoir et d’amour… ne rougissez pas ma fille…l’amour est une noble chose…

Elle ajouta avec un soupir étouffé :

– Le tout est d’être aimée !… Mais vous, vous l’êtessûrement…

– Comment le savez-vous, madame ?

– Je le sais. Hélas ! j’ai trop l’expérience de ceschoses pour pouvoir m’y tromper. Vous êtes aimée, n’en doutezpas…

À ce moment Margentine les appela.

On ferma la croisée et on se mit à table avec cette gaietécontrainte des personnes qui ont à se cacher quelqueinquiétude.

Madeleine se pencha vers Margentine.

– Bientôt neuf heures, murmura-t-elle. Il est temps de laprévenir. Moi je vais voir si rien d’inquiétant ne se passe auxalentours.

Elle se leva, s’enveloppa d’une mante et sortit.

Gillette était demeurée rêveuse ; sa pensée étaitévidemment bien loin de ce pavillon où elle était enfermée.

Cette pensée s’envolait vers la petite maison du Trahoir d’où,par un soir de printemps, pareil à celui-ci, elle avait pour lapremière fois remarqué ce jeune homme qui la regardait d’un regardsi tendre et si ardent à la fois.

– À quoi songes-tu ? demanda Margentine en souriant.Veux-tu que je le dise ? Tu songes à ton amoureux…

– Oui, mère, dit-elle simplement.

Et ses yeux se voilèrent.

– Il est bien loin, dit-elle avec un soupir. Il ne sait pasque je suis ici. Et qui sait s’il pense à moi !

– À quoi veux-tu qu’il pense ? fit naïvementMargentine. Mais tu dis qu’il est bien loin d’ici… Peut-êtren’est-il pas aussi loin que tu le crois.

– Que dites-vous, mère ! s’écria Gillette enpâlissant.

Margentine lui prit les deux mains.

– Écoute, mon enfant, dit-elle… L’heure de te désoler estpassée ; le moment est venu d’espérer… Que dirais-tu si jet’affirmais que Manfred est à Fontainebleau.

– Oh ! est-ce possible ?

– Que diras-tu si, étant entré dans le parc, il venait techercher ?…

– Quand ? Oh ! dites-moi quand ?…

– Ce soir, ma fille, ce soir ! Dans deux heures,peut-être avant, il frappera à cette porte…

À ce moment un heurt se fit entendre à la porte. Gillette poussaun cri déchirant, bondit à la porte, tira violemment le verrou queMargentine avait poussé.

– C’est lui ! c’est lui ! cria-t-elle avant queMargentine eût pu faire un geste pour l’arrêter.

La porte ouverte, deux hommes entrèrent.

Gillette recula, cette fois avec un cri d’horreur.

Le premier de ces deux hommes, c’était le roi !…

Margentine, avec une sorte de hurlement sauvage, s’était jetéesur François Ier.

Mais au moment où elle allait l’atteindre, elle sentit à sa têteun coup violent ; il lui sembla que le sol s’effondrait, etelle tomba à la renverse, évanouie, perdant le sang par la blessureque Sansac venait de lui faire en lui assénant un terrible coup surla nuque.

– Mère ! à moi, mère !…

Gillette voulut crier encore, voulut se débattre…

Mais un bâillon étouffa sa voix, et deux bras vigoureux lasaisirent, la réduisirent à l’impuissance, l’emportèrent…

…  …  …  …  … … .

Madeleine Ferron était sortie pour inspecter les environs.

Elle s’écarta assez loin, sonda les bouquets d’arbres, examinales coins sombres, tout cela, dans la direction de la petite porte,– c’est-à-dire dans une direction presque opposée à celle duchâteau.

– Tout va bien, murmura-t-elle enfin ; la rencontre dela nuit dernière n’est qu’un accident ; on ne se méfie derien ; dans deux heures, Gillette sera sauve, et le roiFrançois m’appartient dès lors… Un peu de patience, Majesté, nousmourrons ensemble !

Convaincue que tout était paisible et que rien n’empêcherait lafuite préparée, Madeleine revint au pavillon.

Elle vit la porte ouverte.

– Un malheur est arrivé ! se dit-elle.

En deux bonds, elle fut à l’intérieur et vit Margentineévanouie, étendue à terre. Gillette avait disparu.

Un terrible blasphème monta aux lèvres de Madeleine. En toutehâte, elle se mit à bassiner d’eau fraîche les tempes deMargentine.

– Ma fille ! put-elle murmurer.

– Que s’est-il passé ? interrogea Madeleine.

– Le roi ! répondit Margentine.

– Il l’a enlevée ?

– Oui !

Devant cette catastrophe imprévue, Madeleine Ferron garda cetétrange sang-froid qu’elle avait en toutes circonstances depuis lanuit tragique où son mari l’avait entraînée au gibet deMontfaucon.

Elle se releva lentement et calcula :

– Il est neuf heures et demie. Ils doivent venir à onze.Mais il faut compter avec l’impatience de l’amour et de l’affectionpaternelle réunies en Manfred et en Fleurial. Dans une demi-heure,ils seront au rendez-vous…

Tout en monologuant ainsi, elle préparait une compresse composéede vin sucré et d’huile.

Elle l’appliqua sur la blessure et posa un bandage avec uneadresse qu’un chirurgien eût admirée.

Cette fois, Margentine revint tout à fait à la vie.

– Ce ne sera rien, dit Madeleine… Eh bien ! oùcourez-vous ? ajouta-t-elle en se plaçant devant la pauvremère qui se jetait vers la porte.

– Laissez-moi passer ! gronda Margentine.

– Jamais ! Vous vous feriez tuer inutilement.

– Laissez-moi passer, ou c’est vous que je vaistuer !

– Me tuer ! s’écria Madeleine. Ah ! vous ne savezpas le service que vous me rendriez-là ! Mais il ne s’agit pasde moi. Je vous empêche de faire une folie qui vous perdrait, vouset votre fille… Voulez-vous perdre Gillette ? Qu’allez-vousfaire ? Vous heurter à des hommes armés qui vous saisiront etvous jetteront dans un cachot… Et vous aurez donné l’éveil auravisseur ; vous aurez hâté la perte de votre enfant…Voulez-vous m’écouter ? Voulez-vous sauver Gillette ?

Ces paroles prononcées avec force firent impression sur l’espritde Margentine.

– Écoutez-moi, dit-elle en revenant à Margentine, avez-vousconfiance en moi ?

– Oui ! car j’ai compris la haine que vous avez aucœur, et j’ai compris aussi que pour satisfaire cette haine, vousdevez sauver mon enfant.

– Vous avez raison, dit froidement Madeleine. Ma hainecontre François vous répond du zèle que je mettrai à sauver votrefille, et je n’ai pas besoin d’invoquer l’affection qu’ellecommençait à m’inspirer…

– Pardonnez-moi ! dit Margentine en se jetant dans lesbras de Madeleine, la douleur me rend injuste. Parlez.

– Il est temps que je me sépare de vous, murmura Madeleine,car vous auriez fini, à vous deux, par me réconcilier avec la vie…et il eût été trop tard… N’en parlons plus… Vous savez que lerendez-vous avec Manfred est pour onze heures… Vous sentez-vous laforce de marcher jusqu’à la petite porte ?

– Jusqu’à Paris, s’il le faut !

– Nous allons sortir toutes les deux et nous rendre aupoint de rendez-vous. Je me charge d’ouvrir la porte dérobée. Voussortirez…

– Pendant que ma fille… oh ! jamais !

– C’est donc que vous voulez tout compromettre ? Jevais introduire cinq hommes braves, énergiques, bien armés. Votreprésence, pauvre femme nerveuse, blessée, qu’il faudrait protéger,serait un gros obstacle…

– C’est vrai ! fit Margentine en se tordant lesmains.

– Attendez-moi ici, dit Madeleine, qui s’élança vers sachambre.

Quelques minutes plus tard, Margentine la vit reparaître vêtueen cavalier.

Elle portait à la ceinture, outre une épée, une dague, – armeredoutable dans ses mains.

C’était la dague que lui avait donnée FrançoisIer.

C’était avec cette arme qu’elle avait poignardé Ferron, puis,plus tard, Jean le Piètre.

– Je vous disais que j’allais introduire cinq hommes bienarmés dans le parc, dit-elle en souriant ; avec moi, cela ferasix. Or, que ne peuvent pas six hommes déterminés, prêts àmourir ! Si vous saviez la force que cela donne, d’être prêt àmourir ! Suivez-moi. Votre blessure ?

– Je ne la sens pas !

Madeleine sortit, suivie de Margentine.

Elle prit aussitôt le chemin de la petite porte dérobée.

Elle tenait son poignard à la main.

Dix heures venaient de sonner lorsqu’elle arriva à ce bouquetd’arbres d’où, la nuit précédente, elle avait examiné les allées etvenues de la sentinelle.

– Ne bougez pas d’ici ! souffla-t-elle àMargentine.

Alors Madeleine marcha droit à la sentinelle, non seulement sansprendre de précaution pour ne pas être vue, mais en exagérant lebruit de ses pas.

– Halte-là ! cria le soldat.

– Officier ! répondit Madeleine, comme elle avaitrépondu la veille.

Et elle continua à marcher sur la sentinelle qui, la prenant eneffet pour un jeune officier chargé de lui transmettre quelqueconsigne, la laissa s’approcher.

Mais comme elle arrivait sur lui, il eut sans doute des doutes,car il essaya de croiser sa hallebarde.

– Mon ami, dit Madeleine en écartant d’un geste la lance del’arme, que diriez-vous si je vous proposais mille livres…

– Je dirais que c’est sans doute pour trahir ma consigne.Passez au large, mon officier…

– Je vous propose mille livres pour vous taire pendant uneheure, quoi qu’il arrive.

– Au large ! répondit le soldat. Ou je vous arrête,tout officier que vous êtes !

– Je voulais employer un autre moyen, gronda Madeleine,mais puisque tu le veux… tiens !

Elle avait bondi sur le soldat et, avant que celui-ci eût pufaire un geste ou pousser un cri, lui avait enfoncé son poignarddans la gorge.

Le soldat tomba lourdement.

– Tant pis ! murmura Madeleine un peu pâle… Au reste,il en reviendra peut-être !

Et elle se dirigea vers la porte.

À ce moment, au loin, elle entrevit une lumière qui se balançaitet s’avançait vers elle.

En même temps, le cri de veille retentit.

– Si le cri de veille n’est pas répété ici, songeaMadeleine avec angoisse, tout est perdu ! Et là-bas… c’est uneronde qui vient ! Si cette ronde ne trouve pas de sentinelledevant la porte…

Quelques secondes se passèrent…

Le cri fut jeté par le factionnaire le plus rapproché de laporte, c’est-à-dire à deux cents pas sur la gauche.

Madeleine n’hésita pas… Elle se tourna vers la sentinelle dedroite, invisible dans l’ombre, et cria :

– Sentinelle, garde à vous !

L’instant d’après, elle entendit le soldat répéter le cri quialla s’éloignant et s’affaiblissant, faisant le tour du parc.

– Et d’un ! murmura Madeleine.

La petite lumière se rapprochait de plus en plus.

C’était évidemment une ronde.

Dans quelques minutes, elle serait là ! Elle verrait lecadavre du soldat tué… L’éveil serait donné…

Tout à coup, Madeleine se pencha vers le corps, le saisit parles pieds, et se mit à le traîner vers le bouquet d’arbres où elleavait laissé Margentine.

Là, en un tour de main, elle enleva le manteau de nuit de lasentinelle et s’en enveloppa.

Puis elle se coiffa de la lourde toque.

Enfin, elle saisit la hallebarde, et, revenant à la porte, semit à se promener lentement, sans s’en écarter trop.

Deux minutes plus tard, la ronde fut sur elle.

– Veillez bien ! cria le sergent en passant. Et nevous éloignez pas de la porte…

Madeleine poussa un grognement quelconque, en même temps qu’unsoupir de soulagement.

Bientôt la lumière de la lanterne disparut dans l’éloignement.Alors Madeleine courut chercher Margentine, l’entraîna vivement parla main et ouvrit la porte.

Du premier coup d’œil, elle vit la voiture.

Au même instant, elle fut entourée par les cinq hommes.

– En voici toujours une ! dit-elle avec une gaîté qui,dans un pareil moment, était presque sinistre. Quant à l’autre, ilfaut la conquérir !

Madeleine avait entraîné Margentine jusqu’à la voiture.

– Gillette ! murmurèrent deux voix anxieuses.

– Silence ! fit Madeleine, ou je ne réponds plus derien.

Et ces hommes stupéfaits, obéirent.

– Entrez là ! dit Madeleine à Margentine enl’entraînant à la voiture. Vous me jurez d’y restertranquille ?

– J’attendrai ici ! dit Margentine avec fermeté.

Et, épuisée par la perte de sang et la souffrance de sablessure, elle se laissa tomber à bout de forces sur l’un descoussins de la voiture.

– Entrons ! dit Madeleine, en se dirigeant vers laporte. Ils entrèrent, le cœur battant d’émotion. Elle,tranquillement, referma la porte.

– Prenez la clef, chevalier, ajouta-t-elle en tendant àRagastens le clef de la petite porte. C’est par là que voussortirez. Moi, comme vous savez, je reste… Maintenant,suivez-moi.

Ils obéirent silencieusement.

– Qu’a-t-elle pu faire de la sentinelle qui devait être enfaction devant la porte ? murmurait Ragastens.

Et comme il se posait cette question, son pied heurta un corps.Il se pencha vivement, toucha quelque chose de tiède etd’humide.

Alors, il se releva en tressaillant et vit que sa main étaitrouge de sang.

– La sentinelle ! murmura-t-il dans un sursautd’horreur.

Comme ils approchaient du pavillon des gardes, Madeleines’arrêta tout à coup et leur fit signe de s’arrêter également. Unhomme s’approchait du pavillon.

Il y entra, Madeleine ayant laissé la porte entr’ouverte ensortant avec Margentine.

Cet homme, c’était Sansac.

…  …  …  …  … … .

Sansac, on l’a vu, avait accompagné le roi lorsque celui-ciétait venu au pavillon. Ils étaient seuls, n’ayant ou ne croyantaffaire qu’à deux femmes.

– Charge-toi de la mère, avait dit François Ier,moi, je me charge de la fille…

L’expédition avait réussi au mieux des désirs du roi. AlorsSansac avait escorté le larron jusqu’au château. En arrivant auchâteau, le roi monta de la même allure à ses appartements.

– Retourne là-bas, dit-il à Sansac. Il est inutile que lamère se mette à réveiller le château avec ses cris…

– Et si elle veut crier, sire ?…

– Eh bien… arrange-toi !

Il eut un geste sinistre.

Sansac partit au pas de course.

Le roi entra dans sa chambre, dont il ouvrit la porte d’unviolent coup de pied. Il jeta la jeune fille sur son lit.

– Bassignac ! appela-t-il d’une voix rauque.

Le valet de chambre apparut à l’instant.

– Sire ?…

– Tout le monde dort, n’est-ce pas ?…

– Oui, sire !

– Je veux que tout le monde dorme, entends-tu ?

Il y avait dans sa voix un commencement de folie et dedélire.

– Oui, sire ! fit Bassignac.

– Préviens Montgomery. Qu’il monte la faction devantl’antichambre ; que personne n’approche de mesappartements…

– Oui, sire !…

…  …  …  …  … … .

Sansac s’était mis à courir vers le pavillon des gardes. Ilcomptait y trouver encore Margentine évanouie, et délibérait aveclui-même s’il se contenterait de la bâillonner, ou s’il latuerait.

– Le roi ne veut pas qu’elle crie, finit-il par dire :il n’y a que les morts qui ne disent plus rien !

Froidement, il tira sa dague et en tâta la pointe sur songenou.

On n’entendait aucun bruit. Sous la porte entr’ouverte, Sansacvoyait le même rais de lumière paisible.

Le gentilhomme entra. Du premier coup d’œil, il vit queMargentine n’était plus là.

– Elle se sera traînée dans la pièce voisine, sedit-il.

Il visita successivement les trois pièces et, ne trouvantpersonne, revint dans la première, et s’avança vers la porte enmaugréant :

– Au diable la donzelle ! Comment la trouver dans leparc ? Il y fait noir comme au four de messer Satanas…Oh ! oh ! serait-ce justement M. Satan ?

En effet, au moment où il arrivait au seuil de la porte, uneombre s’était dressée devant lui, puis une autre… Sansac compta sixhommes qui silencieusement entrèrent et refermèrent la porte.

– Qui êtes-vous ? demanda Sansac d’une voix ferme.

L’un des hommes fit un pas en avant des autres, endisant :

– Cet homme m’appartient. Que nul ne bouge… Monsieur,ajouta-t-il en s’adressant à Sansac, n’êtes-vous pas un de ceslâches qui, certain soir de l’hiver dernier, se mirent à quatrepour enlever une jeune fille près de laCroix-du-Trahoir ?…

– Enfer ! vociféra Sansac, c’est le truand !

– Ah ! ah ! Tu me reconnais ! Moi je t’aireconnu tout de suite au coup dont je t’ai cravaché le visage pourque tu portes à jamais la marque de mon mépris…Défends-toi !…

Et Manfred, laissant glisser son manteau, tomba en garde, l’épéeà la main.

Sansac, livide de fureur, avait dégainé de son côté, engrondant :

– Voilà assez longtemps que je te cherche,truand !…

Les deux fers s’étaient choqués et les adversaires se portaientbotte sur botte.

– Que venais-tu chercher ici ? reprit Manfred ;encore quelque fille à larronner ? Car vous n’êtes bravesqu’avec les femmes, messieurs de la cour, et encore vous vous ymettez à plusieurs !…

– C’est comme vous autres, truands. Vous venez à six pourassassiner un homme. Mais l’homme ne se laissera pas faire sansvous écorcher un peu !…

– Rangez-vous, messieurs ! cria Manfred à sescompagnons. Il ne faut pas que le larron s’imagine qu’on lui a faitl’honneur de venir à six pour lui. Un seul de nous suffit pourquatre des leurs !

– Prends garde, mon enfant ! s’écria anxieusement lechevalier de Ragastens.

En effet, non seulement Sansac se défendait habilement, maisencore il attaquait avec un terrible sang-froid.

Une goutte de sang apparut tout à coup sur la main deManfred ; il venait d’être touché.

– C’est pour te mettre en goût ! ricana Sansac.

D’un geste prompt comme la foudre, Manfred changea son épée demain, prit sa garde à gauche, et soudain, liant la lame de sonadversaire, il le poussa violemment jusqu’au mur, puis se ramassa,puis se détendit, bondit, son épée fila, s’enfonçant dans lapoitrine de son adversaire, et alla se briser contre le mur…

Sansac demeura debout quelques secondes, les yeux exorbités, labouche rouge d’une écume de sang.

Puis, sans un cri, avec seulement un soupir d’une tristesseinfinie, il glissa le long du mur et tomba lourdement sur leflanc : il était mort…

– Causons maintenant, dit Manfred en se tournant vers sescompagnons sans plus s’inquiéter de Sansac.

Il avait seulement échangé son épée brisée contre celle dumort.

– Messieurs, dit Madeleine Ferron, je vous ai amenés iciafin que nous puissions tranquillement prendre nos mesures.Gillette et Margentine sa mère étaient dans ce pavillon, il y adeux heures à peine. Mon plan était de les conduire toutes deuxjusqu’à la porte dérobée. Je suis sortie pour m’assurer que ce planétait réalisable. Lorsque je suis rentrée, Gillette avaitdisparu.

Un rauque juron échappa à Manfred.

– Patience, mon fils, dit le chevalier.

– Messieurs, reprit Madeleine, je trouvai Margentineévanouie. Je la ranimai. Elle me dit qu’en mon absence le roi étaitvenu et avait emporté sa fille. Quant à elle, un coup qu’on luiavait porté à la tête l’avait étendue sur le carreau. Voici donc lasituation. Gillette est en ce moment au château. Mais où ?

Une sorte de gémissement, plus terrible qu’une menace de mort,monta aux lèvres de Manfred.

Avec le calme et le sang-froid d’un chirurgien qui dissèque uncadavre, Madeleine Ferron continua :

– Remarquez, messieurs, que le roi a d’abord donné unappartement à Gillette dans le château. Puis, jugeant qu’il luiserait plus facile de la vaincre dans ce pavillon, il l’y a faitconduire. Et enfin, ce soir, exaspéré sans doute par je ne saisquel délire – je connais le roi, messieurs ! – poussé par unede ces idées qui le bouleversent tout à coup, il vient, il saisitla jeune fille, et l’emporte. Je vous le dis : elle nepeut-être en ce moment que dans l’appartement du roi…

– Marchons ! dit Manfred.

Fleurial s’écria :

– Je passe devant ; je connais l’appartement,moi !

Lorsque la masse du château se dégagea de l’ombre et leurapparut, d’un mouvement instinctif, ils se serrèrent en peloton…Quelques minutes plus tard, ils bondissaient dans lesescaliers.

Soudain, d’un geste, Triboulet les arrêta.

– C’est là ! dit-il à haute voix, comme si touteprécaution eût été désormais inutile.

Il montrait un large couloir au bout duquel se trouvait uneporte fermée, la porte des appartements royaux…

Deux secondes plus tard, ils furent sur la porte, que Ragastensouvrit d’un geste violent. Au-delà c’était l’antichambre.

Dans cette antichambre, Montgomery causait à voix basse avectrois officiers. Au long des banquettes, quatre laquais à demiendormis, et au fond, devant une porte, deux hallebardiersgigantesques.

Ragastens, en ouvrant, vit tout cela d’un coup d’œil. Sescompagnons se ruèrent. Et lui referma la porte devant laquelle ilse plaça.

– Holà ! avait hurlé Montgomery. Alerte !

Les envahisseurs s’étaient arrêtés l’espace d’un éclair,semblables à des sangliers qui choisissent le chien qu’ils vontéventrer.

Madeleine, du premier coup de poignard, avait abattu l’un deshallebardiers géants, et elle attaquait l’autre.

Manfred et Lanthenay avaient bondi sur les trois officiers.

Ceux-ci avaient dégainé. Mais ni Manfred ni Lanthenay netirèrent leurs épées : ils foncèrent furieusement, poignard aupoing. En deux secondes, ils furent tout sanglants des coups depointe qu’ils reçurent, mais trois corps se tordaient dans lesconvulsions de l’agonie.

Madeleine Ferron, au même moment, poussa un terrible rire :elle venait de se glisser sous la hallebarde du géant et elle luiouvrait le ventre, d’un coup de poignard.

Les quatre domestiques, à genoux, ivres de terreur, avaienttendu leurs mains à Spadacape pour être liés.

Quant à Montgomery, à l’instant de la porte ouverte, il avaitcrié « alerte ! » et avait voulu se jeter audehors.

Devant la porte, il trouva Ragastens.

– Place ! grogna-t-il.

À ce moment, il sentit sur son dos un poids étrange :Triboulet sautait sur lui et, livide, le visage en sueur, la bouchetordue par le rire de la bataille, lui disait :

– Monsieur de Montgomery, votre humbleserviteur !…

Il avait incrusté ses dix doigts dans la gorge du capitaine qui,au bout de quelques secondes, s’abattit, peut-être mort, peut-êtreévanoui seulement.

– À moi ! à moi !

Le cri lamentable de la jeune fille aux abois fusa dans la nuit.Ils se jetèrent sur la porte…

– À moi, mère ! à moi !

– Te tairas-tu !

Le cri d’épouvante et le grondement rauque de l’hystérique endélire se succédèrent.

Alors, voyant la place nette, ils se jetèrent sur la portequ’ils ébranlèrent.

Une clameur de rage désespérée :

– Fermée ! Malédiction d’enfer !Fermée !…

– À moi Manfred ! à moi, mon amant !

Le gémissement de Gillette fut quelque chose de tragique, une deces voix comme on en entend dans les rêves, une voix qui venait dequelque empyrée de l’épouvante…

Manfred, comme un bélier, de son épaule, frappait à coupsredoublés…

Et à chaque coup, un halètement sauvage grondait dans sapoitrine en fournaise.

– À moi !… À moi, Manfred !

À cette minute, elle oubliait père, mère, tout ! l’hommeaimé seul la pouvait sauver !…

Le bruit de la lutte atroce allait en s’apaisant, derrière laporte. Le cri était d’agonie. Le grondement du fauve en rut, du roiqui n’entendait rien, retentit victorieux.

– Tu es à moi ! Je t’ai !…

Ragastens poussa un cri :

– La banquette !…

Tous les six se ruèrent sur la longue, lourde et énormebanquette de chêne.

Par quelle non croyable force la soulevèrent-ils,l’emportèrent-ils, catapulte tonnante qui, du premier coup,furieusement assénée, fracassa, émietta la lourde porte ?…

Puis il y eut l’infernal bondissement des six qui, pêle-mêle,sanglants, n’ayant plus face humaine, firent irruption.

Debout derrière des fauteuils entassés, Gillette, en arrêt, sedéfendait encore !

Au même instant, Manfred fut sur elle…

Elle eut un sourire d’extase, d’orgueil, de joie surhumaine, etferma les yeux, évanouie de bonheur d’être si brusquementrassurée.

Il l’empoigna, la jeta sur son épaule, avec le grognement brefde l’homme qui remet à plus tard de s’émouvoir ; d’une main,il la contenait, de l’autre, il brandissait son poignard… Hébété,stupide d’un étonnement sans nom, le roi bégayait des appels qu’ilcroyait déchirants et qui franchissaient à peine le bord de seslèvres.

Manfred s’était élancé vers l’antichambre.

Les cinq l’entouraient en courant…

L’antichambre franchie, ils se jetèrent dans le couloir.

Des cris éclataient maintenant.

– C’est chez Sa Majesté ! criaient des voix.

Cinq, dix, vingt gentilshommes apparurent, la plupart à peinevêtus.

Les six foncèrent.

Ragastens s’était mis en tête.

Sa lourde épée jetait dans le clair-obscur du couloir sesflamboiements.

Il frappait comme avec une cravache, et dans sa main, la rapièresifflait, fouettait, des cris féroces retentissaient.

Et le couloir, sur l’espace d’une douzaine de pas, jusqu’au hautde l’escalier qui conduisait au parc, devint une pistesanglante.

Les six étaient tous blessés.

Mais des cadavres gisaient çà et là…

Derrière eux, le hurlement de délire du roi revenu de sa stupeuréclata :

– Arrête ! Arrête !… Tue !… Tue !…

Livide et rugissant, François Ier accourait, unpoignard à la main.

Et lorsqu’il arriva au haut de l’escalier, une vision d’enferemplit son regard :

Manfred, en bonds frénétiques, descendait l’escalier.

Sur ses épaules, Gillette… Autour de lui, quatre hommes, quatredémons.

Et la foule des courtisans qu’ils avaient franchie, trouée commeun boulet, maintenant, voltigeait, hurlante, autour d’un êtrefabuleux qui sur la première marche, à lui seul, avec un formidablemoulinet d’où giclait un rire plus formidable, contenait lameute !…

– Triboulet !… Triboulet !… Triboulet !…

Le triple cri où il y avait de l’épouvante superstitieuse, del’horreur, de la haine, de la joie féroce, le triple cri écuma surles lèvres de François Ier.

– Triboulet ! répéta le délire hurlant des courtisansqui, à peine réveillés, crurent entendre, à ce nom, la trompette dujugement dernier…

Quoi ! Triboulet n’était pas mort !

Quoi ! Son cadavre sortait de la Bastille où l’on savaitbien que le bouffon avait lentement crevé au fond d’une bassefosse !

Était-ce un vertige ? une hallucination’?…

– Triboulet ! oui, Triboulet ! éclata le bouffon.Triboulet, sire !… Triboulet, messieurs les seigneurs !Bonjour, Majesté ! Bonsoir, pourriture ! Bas les pattes,chiens ! Gare au fouet du bouffon !…

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