La Cour des miracles

Chapitre 15LE COMTE DE MONCLAR

Le grand prévôt fut sur pied de bonne heure, selon sonhabitude.

Il s’employa donc, dès son lever, à ses occupations ordinaires,c’est-à-dire qu’il reçut les rapports de ses agents, donna desordres, dicta des lettres.

Vers neuf heures du matin, il reçut la visite du bourreau.

– Demain, à huit heures du matin, à la Croix-du-Trahoir,vous pendrez par le col le truand Lanthenay, détenu dans lescachots de mon hôtel… Allez !

Le bourreau s’inclina et sortit sans mot dire.

Alors, le grand prévôt regarda autour de lui. Il était seul. Unsombre ennui le dévorait de mélancolie. Il se leva, fit quelquespas, et s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur la rue. Sur unvitrail, il appuya son front fiévreux.

– Cet homme va mourir, murmura-t-il. Je n’éprouve même plusde joie à la pensée de tuer un de ceux qui m’ont tué mon enfant… etelle ! Jadis, lorsque je pouvais faire pendre un de cestruands, une de ces Égyptiennes maudites, je ressentais une sorted’affreux plaisir qui me déchirait et me délectait…

Maintenant, cette ressource m’échappe…

Et comme il n’arrivait pas à rafraîchir son front, ilentr’ouvrit la fenêtre.

De l’autre côté de la rue, une femme, sous un auvent, causaitavec un homme.

Monclar les reconnut tous les deux :

– La Gypsie ! Que fait-elle ici ? Et pourquoiparle-t-elle au bourreau ?

– A-t-elle essayé de corrompre le bourreau ?songea-t-il… Mais cet homme est incorruptible presque autant quemoi-même. Il est de pierre. Rien ne le toucherait. Je lui auraistout à l’heure donné l’ordre de pendre son frère, s’il en a un,qu’il se serait incliné avec la même indifférence, et demain, ilaurait pendu son frère… Que fait là cette femme ?Qu’attend-elle ?

Cette insistance de la bohémienne le frappait. Il n’était paséloigné de penser qu’elle avait un secret motif de haine contreLanthenay.

– Mais alors, pourquoi est-elle venue me demander sagrâce ?

Dans le cabinet du grand prévôt, il y avait un crucifix suspenduà l’un des panneaux : un grand crucifix sur lequel un Christd’argent massif penchait sa tête couronnée d’épines.

Au pied du crucifix, il y avait un prie-Dieu.

Monclar s’y jeta à genoux, enfouit son visage dans ses deuxmains et pria.

On gratta à la porte. Monclar n’entendit pas.

– Dieu puissant ! murmurait-il, Dieu juste, Dieu bon,n’ai-je pas assez prié, n’ai-je pas assez souffert ?

La porte s’ouvrit. Loyola parut. Le moine, d’un geste, renvoyale laquais qui venait de lui ouvrir, puis referma doucement laporte et s’approcha de l’homme agenouillé.

– Seigneur ! Seigneur ! disait Monclar,n’aurez-vous donc pas pitié de moi ? Oh ! si je pouvaisoublier ! Pourtant, Seigneur, j’ai tout fait pour vous êtreagréable… J’ai poursuivi d’une haine sans miséricorde lesblasphémateurs et les hérétiques… J’ai été jusqu’à aliéner maliberté et ma pensée en holocauste… Je ne suis plus que l’humbleserviteur de la compagnie de Jésus… et pourtant, je ne retrouve pasla paix !

– Parce que vous ne croyez pas avec assez de ferveur !dit durement Loyola.

D’un bond, le grand prévôt fut debout, les sourcils froncés… Ilreconnut Loyola.

– Vous, mon père ! s’écria-t-il.

– Oui, mon fils. J’ai forcé vos gens à m’ouvrir cetteporte ; la vérité m’oblige à confesser que j’ai dû employer lamenace…

– Mon père, pour avoir introduit, fût-ce le roi, sans monordre, je les chasserais ; mais pour vous, mon père…attendez…

Il frappa. L’huissier et le laquais d’antichambre apparurenttremblants. Monclar leur jeta une bourse.

– Voici pour avoir obéi au révérend père qui me faitl’insigne honneur de me visiter ; quelque ordre qu’il donne,il est ici le maître ; entendez-vous !

Les deux valets se courbèrent, jetant sur Loyola un regard decrainte et d’admiration ; puis ils se retirèrent.

Loyola ne remercia pas le grand prévôt.

Il s’assit, tandis que le comte de Monclar demeurait debout,comme il eût fait devant le roi.

– Je vous disais donc, mon fils, que Dieu jusqu’ici n’a pasentendu vos prières, parce que vous manquez de foi… Jésus veut lesacrifice absolu, de notre chair et de notre pensée. Or, que luioffrez-vous ? Votre pensée va tout entière à ceux qu’autrefoisvous avez chéris… Ce sont des affections humaines qui n’ont rien àvoir avec l’amour de Jésus. Vous pleurez, mon fils, mais ce n’estpas sur l’iniquité des hommes qui blasphèment le nom du sacré cœur…Ce qui est en vous, c’est une douleur qui ne saurait être agréableà Dieu… Il faut vous donner tout entier. Jésus n’admet pas lepartage. Il faut, dis-je, arracher de votre cœur toute pensée quin’est pas à la gloire de la Société dont vous avez maintenant lebonheur d’être…

– J’y tâche, mon père… mais j’y tâche vainement.

– Rassurez-vous, la foi viendra, et avec la foi, laforce ! Alors vous serez invincible. Alors, comme moi, vousdétournerez votre âme de toute affection, de toute douleur, detoute joie, de toute émotion humaine… Alors, comme moi, vousjetterez sur ce pays de blasphème un regard de colère, et vous nesongerez qu’à venger Jésus… À propos… cet homme qui m’a frappé…

– Il est dans mes cachots, mon père ; demain, au pointdu jour, il expiera son crime.

– Il le faut ! Quiconque frappe un soldat de Jésusdoit périr. Ainsi donc, rien ne peut sauver cet homme ?

– Rien, mon père… rien au monde !

– Je venais m’assurer de ce point important. Je venaisaussi, mon fils, vous apporter mes félicitations. Vous serez unedes colonnes les plus solides de notre ordre. Grâce à vous, l’impiequi corrompait ce pays a vécu… Demain, mon fils, je quitterai laFrance… N’oubliez pas que vous avez une mission de la plus hauteimportance… Je vais essayer de trouver dans les autres pays del’Europe d’autres serviteurs de Dieu aussi fidèles que vous… maisj’en doute… Enfin, si déjà, par vous, nous tenons le roi de France,c’est déjà essentiel, car la France, mon fils, est notre paysd’élection. C’est ce pays que nous voulons conquérir…

– Je vous fais donc mes adieux, vénéré père…

– Non… pas encore, mon fils. Je veux, avant de partir,assister au supplice de ce misérable que vous avez si heureusementcapturé. C’est une légère satisfaction que je m’accorde… un peu derepos dans ma vie de lutte sans trêves… Je tâcherai de voir cethomme avant qu’il n’aille au gibet. Peut-être pourrai-je en obtenirdes renseignements précieux sur certains de ses compagnons.

Loyola se leva.

– À demain matin, en ce cas, mon père. Le supplice auralieu à la Croix-du-Trahoir, à huit heures du matin.

Loyola fit un geste d’adieu et se retira, escorté jusqu’à laporte de l’hôtel par le grand prévôt.

Au moment où cette porte se refermait, Monclar constata que laGypsie était toujours à la même place.

Et la même question, à nouveau, se posa dans sonesprit :

– Que fait là cette femme ? Quelle secrète pensée laguide ? Ah çà ! Qu’est-ce que cela peut me faire, aprèstout ? Cette bohémienne veut absolument assister au supplicede ce truand… Pourquoi ? Peu m’importe… N’y pensons plus.

Plus la journée avançait, plus cela lui pesait de savoir que laGypsie était là, immobile, les yeux fixés sur la porte de sonhôtel. De temps à autre, il allait à la fenêtre pour voir si ellen’était point partie.

Il la voyait toujours à la même place.

Il eût pu la faire chasser.

Pour ne pas recourir à ce moyen, il se donna comme prétextequ’en somme cette pauvre vieille lui avait sauvé la vie. Quel malfaisait-elle, d’ailleurs ?

Dans l’obscurité, Monclar cessa de la voir… mais il eut laperception nette qu’elle était toujours là…

Monclar s’installa comme pour passer la nuit à travailler. Celalui arrivait souvent.

Et il se retrouva plusieurs heures après, n’ayant rien fait quede songer à la Gypsie.

Pas un instant, devant cette rêverie qui fut profonde, il nepensa à Lanthenay.

Lanthenay ne comptait pas, n’existait pas. Mais la Gypsieprenait dans son esprit une importance énorme.

Minutieusement, il se retraçait les rares incidents où ils’était trouvé en contact avec elle et il cherchait à se rappeleravec précision ses paroles, ses gestes, sa physionomie, lasignification de son regard.

Or, toutes ces choses se rattachaient, s’enchaînaient à deuxfaits :

Le premier… la bohémienne venant lui demander la grâce de sonfils.

Le deuxième… la bohémienne le suppliant pour Lanthenay.

Quant au mystérieux rapport qui pouvait exister entre ces deuxévénements, il ne le saisissait pas.

Il se leva plein de colère et se mit à se promener avecagitation. Longtemps après, il se retrouva à sa table,réfléchissant toujours à la bohémienne.

Quatre heures du matin sonnèrent.

Il tressaillit et se leva en disant :

– Il faut que je descende voir cet homme dans soncachot…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer