La Cour des miracles

Chapitre 30LA CONSIGNE DU ROI

Nous laisserons Diane de Poitiers continuer la chasse avecardeur, sans s’inquiéter d’autre chose que de traquer lecerf : nous laisserons François Ier, escorté de sa petitetroupe de gentilshommes, cheminer en causant bruyamment, et nous leprécéderons à Fontainebleau.

Nous avons vu que Margentine était arrivée devant le château.Une sentinelle lui avait crié :

– Au large, ou je fais feu !…

La folle s’était arrêtée.

La duchesse lui avait recommandé la patience. Et Margentineavait promis. Elle se souvenait très bien.

Si bien, même, qu’elle demanda à un soldat quipassait :

– Est-ce que le roi doit aller à la chasse ?

– À la chasse ? Il y est, la belle blonde.

– Ah ! Il y est… Et savez-Vous si Gillette est aveclui ?

Le soldat demeura stupéfait. Il savait que Gillette était le nomde la duchesse de Fontainebleau, et il fut émerveillé que cettesorte de pauvresse parlât d’une personne qui passait aux yeux desuns pour la maîtresse de François Ier, aux yeux desautres pour sa fille.

Il bredouilla quelques mots et se hâta vers le château, decrainte d’être vu avec une personne aussi dénuée de respect pources êtres à demi fabuleux qui évoluaient dans le monde de lacour.

Tout à coup, derrière elle, elle entendit crier :« Vive le roi ! »

Elle se retourna soudain, pâlie et tremblante.

– Le roi ! murmura-t-elle. Le roi !… Lui !François !

Un groupe de cavaliers s’avançait vers les grilles du château.Celui qui venait en tête, en avant de tous les autres de quelquespas, était un seigneur de haute mine, dont le pourpoint de velourscramoisi faisait valoir la taille.

Et les yeux de Margentine buvaient, pour ainsi dire, cettevision, avec un étonnement infini, tandis qu’il lui semblait quetout craquait en elle et qu’un prodigieux travail s’accomplissaitdans sa tête !

…  …  …  …  … … .

Depuis les temps lointains où Margentine avait été abandonnéepar son amant, depuis l’affreuse scène où, toute sanglante encorede ses couches, à demi morte, elle était apparue dans la salle dedébauche où François riait et chantait près de la fille-mèreagonisante, depuis cette heure maudite, jamais Margentine n’avaitrevu l’homme qu’elle avait tant aimé.

Que le roi eût changé, vieilli, il n’en demeurait pas moins lecavalier si fier, avec son sourire un peu ironique et ses yeuxfroids, qu’elle voyait venir jadis avec extase, quand, sur le seuilde la maison de Blois, elle interrogeait avidement la route.

Et elle le revit tel qu’elle le voyait alors.

Nous ne pouvons dire qu’elle le reconnut : deBlois à Fontainebleau, il n’y avait pas dans son esprit de solutionde continuité.

Margentine, en se trouvant ramenée en une seconde à près devingt ans en arrière, subit-elle une transformation qui atteignitjusqu’aux fibres les plus profondes de son être ?

Le roi passa à dix pas d’elle. Il ne la vit pas.

Mais elle le vit, elle !

Ses mains se joignirent avec force. Elle voulut crier. Ellecomprit qu’elle n’arrivait qu’à bégayer…

Déjà il était passé…

Et alors, parmi quelques gentilshommes formant escorte, elle vitdeux femmes…

Deux femmes qui cheminaient côte à côte…

L’une lui jeta un regard brûlant, puis ce regard se reporta sursa compagne comme pour la lui désigner.

C’était la duchesse d’Étampes.

Et l’autre, c’était Gillette ! Gillette que Margentine nereconnut pas…

Tout à coup, le cheval de la duchesse d’Étampes fit un écart, eten quelques bonds se trouva près de Margentine.

La duchesse, en se penchant comme pour flatter l’encolure de labête et la calmer, laissa tomber quelques mots. Puis elle rejoigniten souriant, sans que personne se fût douté de sa manœuvre.

– Ta fille, ta Gillette, la voilà !…

Ces paroles tombèrent dans la pensée de Margentine comme desgouttes de plomb fondu.

Et ces paroles la galvanisèrent, la fouettèrent, la jetèrent,délirante, vers le groupe qui, à ce moment, franchissait lesgrilles du château.

– Au large ! hurla la sentinelle.

– Ma fille ! ma Gillette ! hurla la mère enbondissant.

Un coup de feu éclata.

Margentine, ensanglantée, tomba sur ses genoux, les bras tendusvers Gillette, puis se renversa inanimée.

…  …  …  …  … … .

Un cri d’horreur avait retenti dans le groupe des gentilshommesdu roi. L’un d’eux avait couru à la sentinelle.

– Qui t’a dit de tirer, misérable ?

– C’est la consigne du roi, répondit le soldat.

Le gentilhomme s’écarta prudemment, déjà inquiet de sonmouvement d’indignation.

Mais le roi ne faisait pas attention à lui.

Il suivait des yeux Gillette qui, sautant à bas de sa monture,s’était élancée vers Margentine, et il disait à la duchessed’Étampes :

– Chère amie, ramenez donc cette petite écervelée qui va secommettre…

Le roi avait-il reconnu Margentine ?

Pas encore !

…  …  …  …  … … .

Gillette, disons-nous, se mit à courir vers Margentine,s’agenouilla près d’elle, et souleva sa tête pâle qui avait en cemoment un étrange caractère de beauté.

Alors, elle reconnut la folle du taudis de la rue desMauvais-Garçons.

Elle se souvint de la terreur que cette femme lui avaitinspirée, elle se rappela le masque empoisonné…

Une larme tomba de ses yeux, et elle murmura :

– Ce n’est pas ma mère !…

Au cri de Margentine, à cet appel puissant et vibrant, Gilletteavait eu un instant cette précise et palpitante sensation quec’était sa mère qui l’appelait…

Et maintenant, sa déception était si amère que cela luiarrachait des larmes.

– Allons, venez, mon enfant… ce n’est pas là votreplace.

Gillette leva les yeux et reconnut la duchesse d’Étampes. Enmême temps, elle vit qu’un certain nombre de gentilshommess’étaient approchés et la regardaient avec étonnement. Le roin’était pas parmi eux.

– Voici le chirurgien ! dit l’un des assistants.

Gillette se releva, laissant la place au chirurgien.

Une pitié émue, une pitié profonde lui venait pour cette pauvrefemme qui l’avait appelée « sa fille ».

– Il faut transporter la blessée, nasilla doctoralement lechirurgien. Quelqu’un sait-il où elle habite ?

– Elle habite au château, dans mon appartement ! ditGillette.

Ces paroles lui échappaient pour ainsi dire malgré elle ;elle les prononça avec impétuosité et, dès lors, il lui semblaqu’elle avait un énorme intérêt à faire transporter Margentine chezelle ; l’instant d’avant, elle n’eût pas compris cetintérêt.

Cependant, des soldats avaient apporté un brancard sur lequel ondéposa Margentine.

– Que décidez-vous, madame ? demanda le chirurgien àla duchesse d’Étampes.

– Obéissez à Mlle de Fontainebleau, dit Anneavec un sourire.

Quelques minutes plus tard, Margentine reposait sur le lit deGillette.

…  …  …  …  … … .

Le roi, sans attendre la fin de cet incident, s’était retirédans son appartement. Il était furieux, et une fois qu’il fût seul,sa rage put se donner libre cours.

– Elle me le payera cher ! grondait-il parmoments.

La menace allait à la duchesse d’Étampes.

Tout à coup, il s’assit à sa table, saisit une plume etécrivit :

« Ordre à la dame Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, dese retirer, dès les présentes reçues, dans ses terres, d’où elle nepourra sortir sans notre congé et d’où elle ne reviendra quelorsqu’il nous plaira de l’appeler à notre cour. »

Il signa et appela Bassignac.

Le valet de chambre apparut.

– Fais-moi venir mon capitaine des gardes, dit le roi.

– M. de Montgomery est justement dans l’antichambre,sire ; mais Votre Majesté veut-elle recevoir Mme laduchesse d’Étampes ?

Le roi tressaillit.

– Elle ! fit-il rageusement. Qu’elle aille audiable ! Ou plutôt, non, fais-la entrer…

Un instant plus tard, la duchesse entra, souriante.

En même temps qu’elle, entrait Montgomery, mandé par FrançoisIer.

Celui-ci tendit au capitaine le parchemin sur lequel il venaitd’apposer son sceau.

– Montgomery, dit-il, lisez ce papier et chargez-vous d’enassurer l’exécution.

L’officier parcourut le parchemin d’un regard.

– Est-ce tout de suite, sire ? demanda-t-il.

– Tout à l’heure, répondit le roi, calmé par l’exécutionqu’il venait de faire. Allez, et attendez le moment dans lesantichambres.

Montgomery comprit, salua et sortit.

Anne avait jeté un coup d’œil perçant sur le parchemin. Et sielle ne parvint pas à le lire, du moins l’attitude du roi et leregard surpris de Montgomery lui laissèrent entrevoir lavérité.

Elle s’approcha du roi, et posant la main sur sonbras :

– Vous m’en voulez donc bien, François ?

– Madame, dit froidement le roi, vous avez voulu me parler.J’ai consenti à vous donner audience… Mais hâtez-vous…

– Hâtez-vous ! s’écria la duchesse, car Montgomeryattend avec impatience, n’est-ce pas, sire ? Est-ce pour mejeter en quelque oubliette ? Est-ce pour me conduire enexil ? Parlez donc, sire ! Parlez haut, comme je parle,afin qu’on sache bien qu’à la cour de France, le dévouement est àla merci d’un caprice royal, et que tel qui risque sa vie pour leroi sera peut-être demain proscrit ou exécuté !… Ah !François ! Est-ce donc là le prix de ma fidèle et constanteamitié ? Que me reprochez-vous ? De n’être plus belle,peut-être ! C’est là un grand malheur, en effet ; maistout de même j’avais le droit d’espérer que mon affection, je n’oseplus dire mon amour, serait un jour récompensée autrement que parl’entremise d’un Montgomery ! Et cela à l’instant même où jevenais rendre à mon roi un service… un nouveau service,sire !

Elle lança ces dernières paroles au roi comme une amorce, etfeignit aussitôt une prompte retraite, – stratégie d’ailleurscommune à toutes les femmes.

– Adieu, sire, dit-elle d’une voix brisée comme si elle eûtfait effort pour ne pas sangloter… Adieu, François !

Le roi la saisit par la main. Le mot de « nouveauservice » lui avait fait dresser l’oreille, car jamais Anne nes’était vantée à faux de lui être utile.

– Laissez-moi, sire ! dit-elle.

– Eh ! mort-dieu, madame, quelle mouche vouspique ? Où prenez-vous que vous soyez menacée ?

– sire… oseriez-vous reprendre à Montgomery le parcheminque vous lui avez remis, et me le faire lire ?

Tout en se débattant, la duchesse s’arrangeait de façon à tomberdans les bras du roi.

Anne était d’une remarquable beauté, et Diane seule pouvaitrivaliser avec elle.

Un parfum grisant s’échappait de sa chevelure.

Elle offrait à ce moment, et dans sa perfection, le type de lafemme capiteuse.

Il n’en fallait pas tant à François Ier.

– Voyons, bégaya-t-il, ne fais donc pas la méchante…

C’était l’aveu de la défaite !

– Ce parchemin, sire ! murmura la duchesse.

– Montgomery ! appela le roi.

Le capitaine des gardes entra.

– L’ordre que je vous ai remis… fit le roi.

– Le voilà, sire.

– Eh bien, détruisez-le. Je le révoque.

La duchesse allongea la main pour s’emparer du parchemin, maisdéjà Montgomery l’avait jeté dans la cheminée, feignant de ne pasapercevoir le geste de la duchesse.

– Vous pouvez vous retirer, Montgomery, dit alors le roi,qui adressa à son capitaine un sourire qui eût fait pâlir d’envieles favoris du roi s’ils l’eussent pu voir.

– M. de Montgomery est vraiment un homme d’esprit, fit laduchesse.

– C’est un soldat dévoué, dit le roi ; je lui ferai unsort… Ce parchemin ne contenait rien d’intéressant pour vous ;mais puisqu’il vous inquiétait, je suis content qu’il n’en resteplus trace… Mais ne disiez-vous pas…

– Que je venais vous rendre un service ? Oui, sire, unservice d’affection…

– Je n’ai jamais douté de votre affection, ma chèreAnne…

– Sire, cette femme, cette pauvresse sur laquelle a tiréune de vos sentinelles…

Le roi fronça le sourcil.

– Eh bien, demanda-t-il, cette femme ?

– Elle a été transportée au château, sire…

– Au château ! s’écria le roi surpris.

– Dans l’appartement de la duchesse de Fontainebleau, sire.Et c’est là justement ce que je voulais vous apprendre ; lajeune duchesse a demandé, exigé que cette mendiante soittransportée chez elle. Or, je crois, sire, qu’elles seconnaissent ; je crois… oui, je suis sûre que vous feriez biend’aller voir cette femme…

– J’y vais à l’instant, s’écria FrançoisIer.

– Allez donc, sire, et souvenez-vous au moins que c’est moiqui ai poussé le dévouement jusqu’à vous servir contre les intérêtsmême de mon cœur !

François Ier eut un moment d’émotion bien rare chezlui. Il saisit les deux mains de la duchesse et murmura :

– Au fond, je n’aime que vous !

Et il se hâta de courir vers l’appartement de Gillette.

C’était un maître coup d’audace et d’astuce féminines que venaitd’exécuter la duchesse d’Étampes. Non seulement elle n’avait pasdit un mot de sa jalousie contre Gillette – jalousie que redoutaitle roi, – mais encore, elle prenait position comme protectrice desamours de François et de Gillette.

Dès lors, plus d’inquiétude à son sujet dans l’esprit du roi.Dès lors elle devenait la maîtresse légitime, la maîtresseindulgente qui ferme les yeux sur un caprice parce qu’elle estassez forte pour cela !

…  …  …  …  … … .

Margentine avait été transportée dans cette petite chambreretirée que Gillette avait adoptée.

Le chirurgien du château, ayant découvert le buste de lablessée, examina la plaie qui se trouvait au-dessus du seindroit.

Les dames d’honneur s’étaient sauvées avec des mines de pudeuroffensée. Gillette était restée.

Et même elle avait voulu aider le chirurgien.

– Soulevez un peu la tête… là… restez ainsi.

Gillette, obéissante, avait placé ses deux mains sous la tête deMargentine et la soutenait, tandis que le chirurgien lavait etpansait la blessure.

Ce fut à ce moment que Margentine rouvrit les yeux.

Son premier regard, avec un mélange de doute, d’étonnementinfini et de ravissement, se fixa sur Gillette.

– Pauvre femme, dit celle-ci, comment voussentez-vous ?

– Bien… très bien… dit Margentine. Jamais je n’ai été aussibien…

Et elle continuait à dévorer Gillette du regard.

– Voilà qui est fait ! dit le chirurgien. Si on esttranquille, si on ne touche pas au pansement, je réponds d’uneprompte guérison.

Il se retira.

Gillette, alors, regarda autour d’elle et vit qu’il n’y avaitplus personne dans sa chambre.

Elle ferma la porte et vint s’asseoir près de Margentine.

– Où suis-je ici ? demanda Margentine.

– Dans le château de Fontainebleau.

Un frisson agita Margentine.

– Le château, murmura-t-elle. Ah ! oui… le château duroi de France, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

On eût dit que le coup de feu de la sentinelle avait tué lafolie de Margentine.

Avec un émerveillement presque terrifié, elle constatait qu’elleraisonnait ; elle percevait la clarté, l’ordre et la logiquede ses pensées ; elle comprenait qu’elle redevenait ladirectrice de sa mémoire.

Elle refit comme en un rêve rapide, son voyage de Paris àFontainebleau ; elle se revit attendant le passage du roi – deson amant ! – et se répéta les paroles de la duchessed’Étampes :

– Ta fille ! ta Gillette ! la voilà…

Mais par une sorte d’ombre portée, une partie des événements quis’étaient passés pendant sa folie, lui demeuraient interceptés.

C’est ainsi qu’elle ne se rappelait nullement pourquoi elleavait eu l’idée de venir à Fontainebleau ; elle ne serappelait pas davantage que cette belle jeune fille qui luisouriait était venue dans son taudis.

Elle reprit avec une timidité angoissée :

– Voulez-vous me dire votre nom ?

– Je m’appelle Gillette…

Les doigts de Margentine se crispèrent sur les couvertures dulit ; mais elle se contint.

– Gillette ! fit-elle avec une profonde douceur ;c’est un bien joli nom…

Gillette sourit.

– Pourquoi m’a-t-on transportée en ce beauchâteau ?

– C’est moi qui l’ai voulu ainsi…

– C’est vous ? Ah ! au fait… cela ne m’étonnepas…

– Pourquoi cela ? fit Gillette en souriant.

– Parce que vous êtes bonne… et puis… parce qu’il fallaitpeut-être que les choses fussent ainsi…

Gillette ne comprit pas cette phrase obscure, qui, chezMargentine, traduisait des sentiments plus obscurs encore.D’ailleurs tout l’étonnait dans l’attitude et les paroles de lablessée.

Était-ce bien là cette même femme qui l’avait si durementtraitée à Paris ? Quel revirement s’était opéré enelle ?

Et pourquoi, aussi, Margentine, tout à l’heure, avant le coup defeu, s’était-elle élancée vers elle, en criant :

– Ma fille ! Ma Gillette !

Cette femme lui apparaissait enveloppée de mystère.

Cependant Margentine lui demandait :

– On dit que le roi a une fille… comprenez-moi… une filledont on ne connaît pas la mère… Est-ce vrai ?

La question fit pâlir Gillette. Ses yeux se voilèrent. Ellebaissa la tête… Margentine la regardait avidement.

Elle reprit d’une voix haletante :

– Répondez-moi… oh ! croyez-le… soyez-en sûre… si jevous demande ces choses… Répondez-moi comme vous répondriez à uneagonisante que vos paroles peuvent faire vivre ou tuer…

– Il est vrai, madame, dit alors Gillette… le roi a unefille ou, du moins, j’ai pu le croire puisque lui-même me l’adit…

– Cette fille… c’est vous, n’est-ce pas ? c’estvous…

Un douloureux soupir échappa à la jeune fille qui dit :

– C’est moi, en effet… Fille de roi… hélas ! fillesans mère !

Margentine fut agitée d’un tremblement convulsif.

Et de ses yeux, des larmes lentes coulèrent.

– Madame ! Madame ! s’écria la jeune filleeffrayée, vous sentez-vous plus mal ?

Margentine fit non de la tête.

Et d’une voix oppressée, elle murmura :

– Attendez… j’ai des choses à vous dire… il faut que jepuisse parler…

Frémissante, Gillette attendit.

– Écoutez dit enfin Margentine… il faut que je vous dise…Il y a dans ma vie une longue période pleine de ténèbres, et jesens que j’essaierais en vain d’y jeter quelque lueur… Que s’est-ilpassé dans cette période ? Je ne sais… Combien de jours oud’années cela a-t-il duré, je ne sais pas non plus… Il me sembleque j’ai dormi longtemps… longtemps… et que je viens seulement deme réveiller… C’est à peine si je garde un souvenir vague dequelques événements… C’est ainsi qu’il me semble vous avoir vue…mais c’est une illusion, sans doute…

– Oui, une illusion ! dit Gillette aveccompréhension.

Margentine continua :

– Mais, par exemple, tout ce qui s’est passé avant cettepériode obscure, je me le rappelle dans les moindres détails… Mesdouleurs d’alors m’étreignent d’angoisse, comme si je venais de leséprouver… et mes joies sont si présentes à mon esprit que je medemande si des années se sont bien passées… Et tout cela se mêledans ma tête…

– Reposez-vous, je vous en prie, interrompit Gilletteeffrayée par l’exaltation qu’elle devinait dans la pensée deMargentine.

– Me reposer ! s’écria ardemment celle-ci. Mereposer ! Mais cela me repose infiniment de vous parler… Etpuis… vous ne savez pas… Oh ! si cela était possible !Écoutez-moi… Vous êtes une pure jeune fille, et je ne devraispeut-être pas vous dire… peut-être allez-vous me blâmer… Si voussaviez comme mon cœur se serre à l’idée d’avoir honte devantvous ! Pourtant, il faut que je vous dise… J’étais jeune,alors ; j’étais belle ; et j’aimai de toute mon âme cejeune cavalier qui me jurait de m’aimer toujours… Vous rougissez…Ah ! voilà ce que je redoutais… comment faire ?

– Non, non ! s’écria vivement Gillette bouleverséed’émotion. Parlez… ne faites pas attention…

– Eh bien, je devins mère… J’eus un enfant… et ce mêmejour… jour de malheur, jour de joie, j’appris l’infamie de l’hommeque j’aimais…, je faillis mourir… puis je revins à la vie quim’aurait paru radieuse si j’avais conservé mon enfant…

– Cet enfant mourut donc ? interrogea Gillette.

Margentine ne répondit pas. Elle n’entendit peut-être pas. Ellereprit avec une exaltation croissante :

– Savez-vous comment s’appelait cet homme ?

– Dites ! oh ! dites !

– Il s’appelait François et est devenu roi de France…

– Mon père ! murmura Gillette défaillante.

– Quant à mon enfant… vous ai-je dit que c’était unefille ? Vous ai-je dit que je me mis à l’adorer avecemportement, avec frénésie ? Écoutez… écoutez… ces choses sepassaient à Blois…

– Blois ! s’exclama sourdement la jeune fille.

– Un jour… elle disparut… Comment ? Je ne sais… Plustard, bien plus tard, je sus qu’on l’avait vue à Mantes…

– Mantes ! râla Gillette, pâle comme une morte…

– On me dit qu’un homme l’avait emmenée… un homme… unmonstre difforme et contrefait… puis, je ne me souviens plus…

Un sourd gémissement de joie ineffable échappa à Gillette.

Elle voulut crier : Mère ! mère ! c’est moi tafille ! et sa gorge ne rendit aucun son ; elle vouluttendre ses bras… mais elle sentit que la vie se dérobait d’elle etqu’elle tombait…

– Anges du ciel ! c’est elle ! c’estelle !

Avec un rugissement, Margentine avait bondi de sa couche etsaisit sa fille dans ses bras.

La double exclamation de la jeune fille, son émotion croissantedevant son récit, son attitude à ses derniers mots lui révélèrentque Gillette s’était reconnue dans ce récit entrecoupé.

Sous les caresses délirantes de sa mère Gillette rouvrit lesyeux.

– Ma mère ! murmura-t-elle faiblement.

– C’est toi ! râlait Margentine en sanglotant et enriant, c’est donc toi ! Je n’étais pas sûre ! Faut-il queje sois mauvaise mère ! Comme tu es belle ! etgrandie ! Seigneur ! Il y a donc bien longtemps !Figure-toi, quand je songeais que je te retrouvais, je me disaisque je te prendrais dans mes bras pour te bercer…

La scène qui suivit est de celles qui échappent à toutedescription.

Mais enfin, après tant d’effusions, Margentine voulut savoircomment et pourquoi Gillette connaissait son père, et comment ellese trouvait au château de Fontainebleau.

– Le roi… commença-t-elle.

Gillette frissonna :

– Oh ! mère, mère chérie, ne parlons pas de cet homme…il m’épouvante…

– Ainsi, gronda-t-elle, le mal qu’il a fait à la mère nelui suffit pas… il faut encore…

À ce moment, à l’entrée de la chambre, plusieurs personnages,hommes et femmes apparurent.

Et l’un d’eux, s’avançant jusqu’au milieu de la chambre, s’écriarudement :

– Or ça, que signifie cette comédie ? que fait icicette mendiante ?… Qu’on la saisisse et qu’on la jette hors dupalais, sans autre châtiment, en raison de son état… Quant à vous,Gillette…

Il étendit la main, comme pour saisir Gillette.

Mais il s’arrêta tout à coup, blêmi, et se mit à reculer commes’il eût vu un spectre.

Margentine s’était redressée.

D’un geste violent et doux, un geste de mère, elle avaitrepoussé sa fille derrière elle et elle grondait :

– Touche-la donc un peu… touche-la… et nous allonsrire…

– La mère ! bégaya le roi.

Et ce mot, sur ses lèvres retroussées par un rictus d’épouvante,prenait une signification formidable. La mère !… cela voulaitdire : le châtiment…

Parmi les gentilshommes que le roi avait amenés pour ne paseffaroucher Gillette en venant seul, plusieurs voulurent s’élancersur l’insolente.

Le roi les arrêta d’un geste et dit – murmura plutôt :

– Retirez-vous, messieurs… Cette femme est ici à sa place…retirez-vous…

Étonnés, effarés, ils obéirent… ils reculèrent, s’en allèrent,suivis par le roi, écoutant avec stupéfaction les grondements de lamère pantelante et furieuse.

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