La Cour des miracles

Chapitre 19NOUVELLE APPARITION DE FRÈRE THIBAULT ET FRÈRE LUBIN

Nous prierons le lecteur de bien vouloir se reporter au momentoù les truands, ayant franchi la Seine à la nage, essayaient desauver Étienne Dolet.

On sait qu’ils furent accueillis par une forte arquebusade.

Au moment de la décharge, Cocardère vit tomber Fanfare qui étaitprès de lui.

Fanfare gémissait sourdement.

Donc il n’était pas mort.

Cocardère le chargea sur ses épaules, car pour rien au monde iln’eût abandonné son compagnon. D’autre part, il ne voulait pas nonplus abandonner Lanthenay et Manfred dans leur audacieusetentative.

Le truand se proposait donc de mettre son ami à l’abri, puis derejoindre aussitôt les assaillants.

Ayant chargé Fanfare sur ses épaules, il regarda autour de luiet aperçut quelques ribaudes qui lui faisaient signe d’un air trèsapitoyé.

Cocardère, sourit, attribuant à sa bonne mine et à sesmoustaches conquérantes la pitié de ces femmes. Il se hâta d’entrerdans la pauvre maison où elles l’appelaient.

La porte refermée, Cocardère déposa le blessé sur un matelas ets’agenouilla près de lui pour juger de la gravité de son état.

Fanfare, qui revenait à lui, porta la main à sa tête. Cocardèrese hâta de défaire le casque de fer de son ami.

Délivré de cette armure gênante, Fanfare respira plus librement,et ne tarda pas à se mettre sûr ses pieds. On s’aperçut alors qu’iln’avait d’autre mal qu’une contusion au crâne et qu il avait étésimplement étourdi par le choc de la balle sur le fer.

– Courons ! dit alors Cocardère.

– Inutile ! fit l’une des ribaudes qui, penchée à lafenêtre, regardait ce qui se passait.

Cocardère se précipita à la fenêtre.

En effet, toute intervention était inutile !…

Il vit la rue jonchée de cadavres et de blessés ; desfemmes enlevaient les blessés au risque de recevoir quelque balle.Là-bas, au bout de la rue, il vit Lanthenay entouré de gardes… Toutétait fini !…

Cocardère tomba sur un escabeau en pleurant.

– Que veux-tu ? lui dit Fanfare qui, par nature, étaitplus philosophe, c’est son tour aujourd’hui… ce sera demain lenôtre !…

Mais Cocardère ne l’écoutait pas.

Il s’était remis à la fenêtre et examinait ce qui se passaitvers le bûcher. Une heure, deux heures s’écoulèrent.

Peu à peu, il vit la foule, revenue de son alerte, se ramasser ànouveau autour du bûcher.

– Allons voir ! dit-il à Fanfare. Peut-êtreapprendrons-nous du nouveau !

Fanfare, ayant échangé son casque contre une toque qui lui futprêtée par l’une des ribaudes, suivit son ami, et tous deux, étantdescendus, allèrent se mêler à la foule.

C’est ainsi qu’ils assistèrent à toutes les péripéties de cetaffreux spectacle.

– Allons nous-en ! dit Fanfare épouvanté.

– Attends…

C’était le moment où Loyola, répondant au cri pitoyable d’unefemme, criait que les cendres du supplicié seraient jetées au vent.Des moines avaient saisi des pelles, et les ossements del’infortuné Dolet avaient été placés dans une caisse pour êtreemportés.

Tout était fini, les moines s’étaient dispersés, chaque grouperegagnant son couvent…

– Allons ! dit Cocardère.

– Où cela ?…

Cocardère désigna à son ami deux moines qui emportaient lafunèbre caisse.

– Suivons-les ! dit-il.

– Pourquoi faire ?… demanda Fanfare étonné…

– N’as-tu pas entendu que les ossements du malheureux vontêtre jetés en terrain perdu ?

– Oui ! Et après ?…

– Après ?… Tu ne trouves pas cela épouvantable, toi,cœur de bronze ! Tu ne trouves pas abominable cettepersécution qui s’acharne sur les os du mort ! Tu ne trouvespas que les moines qui consentent à ce sinistre métier de bourreauxdes morts méritent une correction !

– Ma foi, dit Fanfare, je n’y pensais pas, mais puisque tule juges ainsi…

Tous les deux s’élancèrent, suivant les moines qui emportaientla caisse.

En route, lorsqu’ils furent assez loin du lieu du supplice, lesmoines se défirent de leurs cagoules. Cocardère et Fanfarereconnurent les deux porteurs.

– Frère Thibaut !…

– Et Frère Lubin !…

– La besogne convient à ces drôles ! repritCocardère.

– N’en dis pas de mal : nous avons mangé leursécus.

Les deux truands suivirent de loin les moines, qui se dirigèrentnon vers leur couvent, situé du côté de la Bastille, mais vers lamontagne Sainte-Geneviève. Ils les virent entrer dans un monastèred’augustins.

– Attendons-les ! dit Cocardère.

– Attendons ! dit Fanfare avec résignation. L’attentefut longue. La journée se passa sans que les moines furent[5] ressortis. La nuit vint.

Vers dix heures, cependant, ils virent arriver un moine quifrappa à la porte du couvent et disparut à l’intérieur.

Ce moine, que Cocardère et Fanfare ne reconnurent pas, c’étaitLoyola : il sortait de chez le grand prévôt.

Fanfare pestait fort contre la faction que lui imposait sonami.

– Attendons jusqu’à minuit, dit Cocardère. Alors nous nousen irons, mais vraiment, je n’eusse pas été fâché de donner uneleçon à ces misérables.

La persévérance de Cocardère devait avoir sa récompense.

Vers onze heures, la porte du couvent se rouvrait, et deuxmoines portant une caisse en sortirent. Cocardère et Fanfare lesreconnurent sur-le-champ : c’étaient frère Thibaut et frèreLubin.

…  …  …  …  … … .

Loyola, poussant jusqu’au bout la sinistre comédie qu’il avaitimaginé, avait en effet donné l’ordre aux deux moines – sescréatures – de porter les cendres de Dolet dans le couvent où ils’était logé depuis qu’il avait quitté le Trou-Punais.

Par son ordre aussi, des chants liturgiques furent psalmodiéstoute la journée sur ces pauvres restes du supplicié.

Enfin, lorsque Loyola rentra au couvent, il fit venir Lubin etThibaut et leur dit que l’heure était venue de faire subir àl’hérétique l’injure posthume qu’il avait méditée.

– Quoi, mon révérend, en pleine nuit !… s’écria frèreThibaut, toujours prudent.

– Aimez-vous mieux besogner au jour et risquer d’ameutercontre vous quelque populace ? Car on ne respecte plus riendans ce maudit Paris !

Les deux moines furent vivement frappés par cet argument et sedéclarèrent prêts à obéir.

– Allez donc, mes frères, dit Loyola, et que Dieu vousconduise !

Frère Thibaut s’empara donc de la caisse et, suivi de frèreLubin, sortit du couvent.

Ils se dirigèrent vers un pré situé sur l’autre versant de laMontagne-Sainte-Geneviève, à peu près à l’endroit où fut bâti plustard un couvent qui devait devenir la prison de Sainte-Pélagie.

Il y avait là alors une sorte de terrain vague, c’est-à-dire unpré banal non enclos de murs ou de palissades.

C’est dans ce terrain que Loyola avait donné l’ordre de jeterles cendres de Dolet.

Tant que les moines se trouvèrent en l’Université, ilsmarchèrent assez bravement. L’Université, en effet, pullulait decouvents et d’églises, et aussi de cabarets dont un certain nombre,par privilège, avaient permission de donner à boire aux écoliersjusqu’à une heure assez avancée de la nuit.

Quelques-uns de ces cabarets étant encore ouverts, les deuxmoines ne manquèrent pas d’aller y puiser le courage qui leurfaisait défaut. Il va sans dire qu’ils furent accueillis par lesquolibets des écoliers.

– Ohé, Thibaut de malheur ! que portes-tu dans cettecaisse ?

– C’est son âme qu’il va vendre à Lucifer !

– Non ! c’est un trésor qu’il va enterrer !

Les moines ne répondaient rien, vidaient hâtivement un verre devin et reprenaient leurs pérégrinations.

Ce fut ainsi que les cendres d’Étienne Dolet furent portées aulieu de leur éternel repos…

Après la dernière station des moines dans le dernier cabaretouvert, la caisse était maculée de taches de vin, un écolier ivreayant jugé à propos d’envoyer le contenu de son gobelet, à toutevolée, sur frère Thibaut.

Les deux fossoyeurs improvisés titubaient légèrement en sedirigeant vers le pré, après avoir dépassé les dernières maisons del’Université.

Les libations des deux moines leur avaient rendu quelquecourage, courage tout relatif d’ailleurs et qui leur permettaittout juste de ne pas jeter leur caisse en un coin et de s’enfuir àtoutes jambes.

Mais si Lubin et Thibaut redoutaient fort quelque diaboliqueapparition ou quelque attaque de maraudeurs, ils redoutaient encoreplus la colère d’Ignace de Loyola.

Ils s’avançaient donc, se soutenant de leurs réflexions,s’encourageant mutuellement, s’arrêtant au moindre bruit pours’arc-bouter l’un contre l’autre.

Enfin, ils arrivèrent au pré, but final de leur sinistreexcursion.

Frère Thibaut déposa la caisse à terre.

Le sol de ce pré, continuellement ravagé par les courses desgamins, était pelé, galeux, et le gazon n’y poussait que parplaces ; c’était tout à fait ce qu’on appelle aujourd’hui unterrain vague.

– Ouf ! dit Thibaut, nous y voilà !

– En somme, nous n’avons pas fait de mauvaise rencontre,reprit Lubin.

– Oui, mon frère, mais il y a le retour !

– Espérons que quelque taverne sera encore ouverte.Avez-vous remarqué, mon digne frère, combien la peur estpoivrée ?

– Hein ? fit Thibaut étonné.

– Je veux dire combien elle donne soif…

– Peuh !… Je vous avouerai que j’ai soif en touttemps… Mais si nous voulons, comme vous en émettiez l’espoir,trouver une taverne ouverte, il faut nous hâter de vider cettecaisse…

– Comme une caisse d’ordures, selon l’expression durévérend Loyola !

Cependant frère Thibaut s’était agenouillé ; Lubins’agenouilla près de lui, et tous deux combinèrent leurs effortspour soulever le couvercle cloué de la caisse.

Ce fut à ce moment précis que les deux moines poussèrentensemble une clameur de détresse, d’épouvante et de douleur.

Un formidable coup d’ils ne savaient quoi de dur et de noueuxs’était abattu sur leurs échines.

Stupéfaits, effarés, terrifiés, Lubin et Thibaut furent deboutd’un bond.

Un nouveau coup tomba sur leurs reins.

– Miséricorde ! vociféra Thibaut.

– Saints anges du ciel ! hurla Lubin.

Ces invocations, malgré toute leur ferveur, demeurèrentinutiles ; aucun ange ne vint leur manifester sa miséricorde.Au contraire, une main de fer avait harponné chacun des deux moinespar un bras, et les coups s’étaient mis à pleuvoir drus commegrêle.

Lorsque Cocardère et Fanfare furent las de frapper, ilslâchèrent leurs victimes.

Retroussant leurs robes, les moines se mirent à courir, tels descerfs aux abois, talonnés de près par leurs agresseurs, etattrapant encore par ci par là quelque coup de matraque.

Ce ne fut qu’au bout du pré et aux premières maisons del’Université que Thibaut et Lubin se sentirent libérés ; maisils n’en continuèrent pas moins à voler en bondissant vers lecouvent où ils arrivèrent exténués, brisés, moulus, et où ilsfurent malades plus de trois mois, tant des coups qu’ils avaientreçus que de la peur qu’ils avaient éprouvée.

Cocardère et Fanfare étaient revenus vers la caisse.

Tous deux se mirent à creuser le sol avec leurs poignards. Aubout d’une heure de travail, ils avaient fait un trou d’unecertaine profondeur, dans lequel ils déposèrent la funèbrecaisse.

Puis, avec leurs mains, ils repoussèrent la terre dans le trouqu’ils comblèrent et piétinèrent de leur mieux.

Alors Cocardère eut une idée.

Il saisit les deux bâtons de cornouiller dont ils venaient defrotter les échines des moines, et, les attachant par unecordelette, il en fit une croix !…

Et cette croix, il la planta sur le pauvre petit tas de terrequi recouvrait les cendres d’Étienne Dolet…

Leur besogne accomplie, les deux truands s’inclinèrent –peut-être avec plus de compassion que de piété – et récitèrent tantbien que mal un Pater.

Puis ils s’en allèrent.

Ce fut ainsi que Dolet, qui n’eût peut-être pas voulu de croixsur sa tombe, en eut une tout de même ; et ce fut ainsi queses restes furent enterrés chrétiennement, malgré la volonté desprêtres.

Quant à la croix, elle demeura longtemps sur le tumulus. Jamaison ne sut ce qu’elle faisait là, solitaire, au milieu de ce prégaleux.

Mais elle passa à l’état d’habitude, et fut respectée par lesgamins, ordinaires habitants de ce terrain où ils prenaient leursébats.

On finit par supposer qu’elle symbolisait l’ex-voto dequelque âme en peine, et comme il faut que toute chose soitétiquetée et cataloguée, on l’appela simplement La Croixdu Pré…

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