La Cour des miracles

Chapitre 25LA BELLE FERRONNIÈRE

Nous nous transportons maintenant à Fontainebleau, dans cettemaison que Jean le Piètre avait si hâtivement aménagée pourMadeleine Ferron.

Nous y arrivons à la nuit tombante.

Et nous pénétrons dans une chambre du premier étage.

Cette chambre est la reproduction exacte de la chambre où, audébut de ce récit, nous avons introduit le lecteur, dans la petitemaison d’amour de l’enclos des Tuileries.

Ce sont les mêmes tentures. Ce sont les mêmes meubles. La mêmeimmense glace se dresse, prête à refléter quelque douce scène depassion comme celles que vit jadis l’enclos des Tuileries… oupeut-être quelque terrible scène de meurtre, comme le meurtre deFerron !

La Belle Ferronnière est là…

Et elle a revêtu le costume de soie, la robe lâche et flottantequi plaisait autrefois à son royal amant.

Au fond de la chambre, c’est comme là-bas, comme à Paris… un litlarge, profond et bas… le lit des étreintes délirantes…

À demi renversée dans un vaste fauteuil, la Belle Ferronnièrefixe, à travers ses paupières à demi closes, un regard incisif surJean le Piètre, qui, debout devant elle, la contemple avec uneadmiration furieuse.

L’infortuné tremble et grelotte.

Le mal qui l’a atteint a ravagé son organisme… Peut-êtren’a-t-il plus que quelques jours à vivre. Mais l’indomptablepassion qui brûle sa poitrine le soutient.

– Jean, mon cher Jean, murmura l’enchanteresse.

– Maîtresse ? interrogea-t-il.

– Racontez-moi bien comment les choses se sont passées…

Une expression de sombre souffrance s’étendit sur le visageblêmi du malheureux.

– Je vous ai tout dit !…

– Qu’importe !… Peut-être, d’ailleurs, as-tu oubliéquelque détail qui m’intéressera…

– Je n’ai rien oublié, fit-il sourdement.

– Je le veux ! reprit-elle avec impatience. N’es-tudonc pas mon fidèle ?…

– Fidèle jusqu’à la mort ! haleta Jean le Piètre.

– Eh bien, obéis donc !…

– À quoi bon revenir sur ces choses qui me font souffrircruellement !… Je n’aurai donc pas à souffrir assez tout àl’heure !…

– Je te dis, Jean, que cette nuit tes souffrances vontfinir d’un coup !…

– Oh ! si cela était ! gronda-t-il, les dentsserrées par l’angoisse…

– Tu disais donc, reprit Madeleine Ferron, que tu avais étédans la forêt ?

– Puisque vous l’ordonnez !… Oui, maîtresse, j’ai euce courage… j’ai fait ce que vous me disiez… mais je vous jure quej’aimerais mieux mourir mille morts que de recommencer à souffrirainsi…

– Mon bon Jean !…

Elle lui sourit avec cette suprême coquetterie dont elle avaitl’art. Bouleversé par ce sourire, le malheureux continua :

– Oui, j’ai été dans la forêt… Oui, j’ai attendu le passagede la chasse royale… Oui, j’ai vu le roi… Oui, je lui ai remis lebillet que vous m’aviez donné…

– Et qu’a-t-il dit ?… L’a-t-il lu tout desuite ?…

– Oui !… fit Jean le Piètre en crispant lespoings.

C’était vraiment une abominable torture de jalousie queMadeleine infligeait à cet homme. Mais elle ne s’en apercevait mêmepas. Toute à sa pensée, attentive, à la fois caressante, féline etdure, elle arrachait à Jean le Piètre des paroles qui lui brûlaientla gorge.

– Il a lu, reprit-elle. Mais quel air avait-il ?A-t-il souri ?…

– Oui !… il a souri…

– Je connais bien ce sourire, rêva tout haut la BelleFerronnière ; sourire de roi qui croit que tout est à lui,sourire d’homme las de ses bonnes fortunes, et qui s’imagine fairel’aumône quand une femme s’offre à lui… Et qu’a-t-il dit ?

– Il a dit : C’est bien, j’y serai…

– L’heure approche, Jean !

L’homme frémit.

Elle se leva, alla à la cheminée, attisa le feu, comme si elleeût eu froid. Jean la regardait aller et venir avec des yeuxhagards, et, en réalité, elle ne cherchait qu’à prendre lesattitudes dignes d’affoler cet homme.

Alors, elle ouvrit un coffret sur une table et en tira un solidepoignard.

– Tu vois ce joujou ? dit-elle.

Il fit un signe de tête.

– Eh bien, c’est lui qui me l’a donné… oui, un soir, j’aivu ce poignard suspendu à sa ceinture, je le lui ai pris parcaprice, et lui me dit de le garder et ajouta ensouriant :

– « Peut-être vous servira-t-il unjour ! »

Elle se mit à rire doucement.

– Et voici que le poignard va servir ! dit-elle.

Elle alla à Jean le Piètre, lui mit l’arme dans la main, etdevenue grave :

– Tu ne trembleras pas ?

– Non ! dit-il avec un accent de haine incurable, – lapire des haines, celle que fait naître la jalousie.

– Rappelle-toi que tu ne dois frapper que sij’appelle !… Obéiras-tu à cela ?

Il hésita une seconde et répondit :

– Je ne frapperai que si vous appelez…

Mais son hésitation avait suffi pour donner à Madeleine Ferronla certitude que Jean le Piètre frapperait, même si elle n’appelaitpas.

…  …  …  …  … … .

Quelle était donc la pensée intime de la BelleFerronnière ? Si nous voulions obéir aux règles ordinaires dece qu’on appelle un roman, il nous faudrait montrer ce personnagetout d’une pièce, poursuivant François Ier d’une hainemortelle jusqu’à ce que cette haine soit assouvie. Mais la vien’est point si absolue.

Force nous est donc de déclarer que Madeleine Ferron haïssaitbien le roi, mais qu’elle l’aimait peut-être plus encore qu’elle nele haïssait, ou plutôt que sa haine n’était guère, au fond, que del’amour aigri.

Qu’on ne se hâte pas d’en conclure qu’elle ne tenait pas à savengeance…

Elle voulait réellement tuer le roi. Elle souhaitait réellementle voir mourir de la mort terrible qu’elle avait imaginée.

Mais peut-être cherchait-elle, dans une dernière entrevue avecl’amant condamné, une volupté suprême.

Peut-être, aussi, voulait-elle s’assurer que FrançoisIer était bien réellement atteint par l’affreusemaladie… par le poison mortel.

Elle s’était posé à elle-même ce dilemme :

Ou François est atteint par le mal, et il en mourra ; ou iln’est pas atteint, et je le ferai poignarder.

En réalité, elle ne s’avouait pas qu’elle avait un ardent désirde revoir son amant.

Quant au danger qu’elle pouvait courir, quant à la probabilitéd’être tuée par l’amant ou d’être arrêtée et jetée en quelqueoubliette, elle n’y avait pas songé.

…  …  …  …  … … .

Le roi François Ier avait bien reçu le billet de laBelle Ferronnière, et Jean le Piètre n’avait menti sur aucunpoint.

Le billet contenait ces mots :

« Une femme jeune et belle vous aime. Depuis votre arrivéeà Fontainebleau, elle rêve du baiser que vous daignerez peut-êtrelui accorder. Ce soir, à dix heures, vous serez attendu. »

François Ier était dans toute l’acception du terme un« homme à femmes ». Il avait eu mille aventures de cegenre, et eût pu faire relier un volume in-folio de tous lesbillets doux qu’il avait reçus.

Celui-ci ne le surprit donc en aucune manière.

Il s’était contenté de caresser sa barbe grisonnante et avaitmurmuré :

– Quelque petite bourgeoise, sans doute…

Puis il avait demandé à Jean le Piètre des renseignements sur lamaison où on l’attendait, et, finalement, avait répondu :

– Dis que j’irai…

Vers neuf heures, le roi avait revêtu le costume à demibourgeois qu’il revêtait pour ces sortes d’équipées.

Puis il avait donné l’ordre à Bassignac, son valet de chambre,de lui aller chercher l’une des femmes de la duchesse deFontainebleau.

C’était son habitude, depuis son arrivée à Fontainebleau.Bientôt l’une des dames d’honneur de la « petiteduchesse » arriva.

– Que fait Mme la duchesse deFontainebleau ? demanda le roi.

– Elle dort, sire.

– Depuis longtemps ?

– Mme la duchesse vient de se coucher il y a unquart d’heure…

– Qu’a-t-elle fait aujourd’hui ?

– Mme la duchesse n’a pas voulu quitter sonappartement de la journée.

– Il faut pourtant qu’elle sorte, qu’elle se récrée…

– Nous avons vainement insisté, sire.

– Et qu’a-t-elle fait dans son appartement ?

– Rien, sire. Elle n’a voulu ni écouter la lecture, nipermettre qu’on lui parle…

– Et son rouet ?

– Ah ! j’oubliais, sire, dit la dame d’honneur d’unair pincé. Mme la duchesse a, en effet, filé du lintoute la sainte journée…

– Et qu’a-t-elle dit ?…

– Rien, sire.

– Elle n’a pas parlé de moi ?

– Non, sire ; ni de Votre Majesté ni de personne.

– Et vous dites qu’elle dort ?

– Ou du moins, sire, elle est dans son lit et a les yeuxfermés.

– C’est bien, vous pouvez vous retirer…

La dame d’honneur fit la révérence et disparut.

Le roi, très sombre, demeura rêveur pendant quelques minutes. Àquoi songeait-il ?

Il y eut dans ses yeux un éclair ; puis il haussa lesépaules, et transformant tout à coup la physionomie de son visageavec cette facilité qui faisait de lui un comédien achevé, passa desa chambre, où avait eu lieu cette conversation, dans son cabinetoù l’attendaient quelques gentilshommes.

Il apparut souriant.

Et les gentilshommes se dirent entre eux :

– Sa Majesté est en bonne fortune…

Le roi fit signe à deux ou trois d’entre eux, honneur dont lesautres se montrèrent fort jaloux, et, en cette compagnie, sortit dupalais.

Il allait être dix heures.

Il faut rendre cette justice à François Ier querarement il avait fait attendre une femme.

Commettre quelque bonne petite infamie dans le genre de cellequ’il avait commise envers Ferron, cela oui. Faire jeter dans uncachot quelque mari récalcitrant, oui encore ; écraser d’unmot de mépris la femme dont il avait assez, oui encore. Mais faireattendre la femme qui s’offrait… non !

Donc, il allait être dix heures, et le roi pressa le pas.

Parvenu devant la maison dont Jean le Piètre lui avaitsoigneusement indiqué l’emplacement, le roi renvoya sonescorte.

Il n’avait pas peur. L’idée ne lui venait pas qu’on pûtl’attirer un jour dans un guet-apens.

Il frappa à la porte, en caressant d’un geste qui lui étaitfamilier sa barbe où des fils d’argent se montraient.

La porte s’ouvrit à l’instant même, et François Iersourit de cet empressement qui lui prouvait qu’on l’attendait avecimpatience.

– Entrez, dit une voix féminine que le roi prit pour lavoix de quelque soubrette.

En réalité, c’était Madeleine Ferron. Sans doute, elle avaitcraint que Jean le Piètre ne le frappât aussitôt ; elle avaitvu arriver le roi, et était descendue aussitôt se poster derrièrela porte.

Une fois le roi dans la maison, la porte se referma lourdement.François Ier se trouva plongé dans l’obscurité ettressaillit, pris d’une vague inquiétude. Madeleine Ferron, quivenait de lui prendre la main, perçut ce tressaillement.

– Auriez-vous peur ? dit-elle. Il est encore temps dereculer…

– Peur ! Quand on tient une main douce et parfuméecomme celle-ci ! Par Notre-Dame, ma belle enfant, ce mystèreme plaît, au contraire… Hâte-toi de me conduire auprès de tamaîtresse…

Madeleine Ferron ne dit plus rien, et entraînant doucement leroi, lui fit monter marche à marche un escalier plongé dans la pluscomplète obscurité.

– Si c’est le chemin du ciel, il est bien noir !plaisanta le roi.

– Nous y voici… murmura Madeleine, vous n’avez qu’à ouvrircette porte… tenez, voici le loquet.

Elle plaça la main de François Ier sur le loquet desa chambre, et disparut silencieusement.

Le roi demeura un instant le cœur battant devant cette porte.Non qu’il eût peur… Au contraire, comme il l’avait dit, il adoraitces mystères qui donnaient du « montant » et un charmespécial à ces expéditions amoureuses. Et il songea :

– À en juger par ces précautions, je dois être tombé surquelque bourgeoise bien timide qui en est à son premierrendez-vous. Jour de Dieu, la bonne aubaine !

Alors il ouvrit doucement la porte et entra.

La chambre était solitaire Elle était faiblement éclairée par lalueur d’un flambeau de cire odorante.

D’un coup d’œil circulaire, le roi embrassa l’élégant décor demeubles et de tentures où il se trouvait transporté.

– Décidément, songea-t-il en admirant en connaisseur, ladame de céans est peut-être plus experte que je ne croyais…

Mais, peu à peu, ses sourcils se froncèrent.

Lentement, pièce à pièce, il reconnaissait le décor.

Les parfums, tout d’abord, le frappèrent… les parfums favoris decelle qu’il avait aimée, puis le lit qu’il reconnut… puis lessièges… tous les détails d’ameublement… Il se crut le jouet d’unehallucination et pâlit.

Machinalement, il voulut rouvrir la porte par laquelle il étaitentré… et cette fois, il frissonna de terreur : cette porteétait fermée !

François Ier avait la bravoure physique d’un reître.Mais ce silence profond, cette lueur triste du flambeau, cettereconstitution exacte de la chambre d’amour qu’il connaissait bien,tout cela produisit sur lui la sensation d’un cauchemar. Ses yeuxhagards se fixèrent sur une tenture du fond de la chambre.

– C’est par là qu’elle entrait ! murmura-t-ilen essuyant la sueur d’angoisse qui perlait à son front… Elleentrait toute blanche et rose dans sa robe flottante de soielégère… de soie bleue d’où ses bras de marbre sortaient nus… Elleentrait en disant : « Me voici, monseigneur », et venait se suspendre à mon cou…Oh ! cette vision d’enfer ! Ah ! ça… oùsuis-je ? Est-ce elle qui va entrer ? Oh ! pourvuque ce ne soit pas elle ! pourvu que tout ceci ne soit qu’unrêve !

Au même moment, la tenture du fond se souleva et MadeleineFerron parut. Instinctivement, le roi porta là main à sonpoignard.

Elle était vêtue de la robe même qu’il venait de décrire, ets’avançait, souriante, en disant de cette voix charmeuse quibouleversait les sens des hommes :

– Me voici, mon cher seigneur !

François Ier, très pâle, recula d’un pas.

Mais une seconde plus tard, elle était contre lui. Elle nouaitautour de son cou ses bras nus, ses beaux bras d’une impeccablepureté de ligne, et elle tendait vers lui ses lèvres humides,tandis que ses yeux pâmés d’amour plongeaient dans les yeux du roi.Et elle se collait à lui, l’enlaçait, l’échauffait de son haleinetiède.

– Comme tu as tardé à venir, méchant ! soupira-t-elle.Il y a si longtemps que je ne t’ai eu tout à moi comme en cemoment… Ah ! mon François, comme je t’aime !… Et toi…m’aimes-tu ?

Une étrange folie avait d’abord envahi l’esprit du roi…

Mais maintenant, la folie qui faisait battre ses tempes, c’étaitla folie d’amour. Madeleine l’avait reconquis de sa caresseenveloppante…

– Femme ou spectre, songea-t-il en frémissant, elle estadorable… et dût-elle m’entraîner en enfer, je suis àelle !

Pourtant les dernières paroles de la Belle Ferronnière brisèrentun peu le charme d’épouvante et de passion…

– C’est vous ! prononça-t-il sourdement. C’est bienvous ! Avez-vous donc oublié l’affreuse scène de la maison dela Maladre ?

Il fit un effort pour se dégager. Mais plus souple, plus féline,plus robuste encore, elle s’enlaça à lui plus étroitement.

– Tais-toi ! murmura-t-elle ; ce que j’ai fait,je l’ai fait par amour, ô mon François ! ce rêve me hante demourir dans tes bras, d’expirer sous un de tes baisers… Écoutecomme mon cœur palpite…

Il voulut lutter encore, fit appel à ce qu’il pouvait éveilleren lui-même de haine et de fureur…

– Vous m’avez tué ! gronda-t-il… Vous avez été pourmoi la hideuse ribaude dont le baiser est mortel…

– Tais-toi ! Je t’aimais trop !

Cependant, elle l’étudiait attentivement ; elle détaillaitson visage, ses yeux, sa bouche ; avide, elle cherchait àsurprendre les traces visibles du poison… Oui, oui… il n’y avaitpas de doute possible… le roi était empoisonné, le roi étaitcondamné… le poignard de Jean le Piètre devenait inutile !

Ces marques affreuses, ces honteux stigmates d’un mal contrelequel on ne connaissait pas de remède, elle les voyait,délirante !

François Ier surprit dans ses yeux l’éclair dejoie…

– Damnation ! rugit-il, tu as voulu t’assurer que tonœuvre était parfaite ! Tu as voulu voir si je suis biencondamné à la plus effroyable des morts ! Eh bien, ribaude, tumourras avant moi !

Il fit un violent effort pour la repousser, pour saisir sonpoignard.

Mais déjà la passion le brûlait et le paralysait.

Il voulait tuer cette femme, et un furieux désir lui venait del’étreindre une fois encore… Il leva le bras… le poignard jeta unéclair…

– Meurs ! râla-t-il, meurs comme une gueuse !

– Oui, bégaya-t-elle, tue-moi, mon François ! Tiens,tue-moi !

En même temps, elle se détacha de lui, et d’un geste rapide fittomber sa robe ; elle apparut dans son éclatante nudité, lesein soulevé, les lèvres frémissantes, les bras tendus.

– Tue-moi donc, acheva-t-elle, mais tue-moi d’amour !François Ier poussa un rauque soupir, jeta violemment lepoignard qu’il tenait à la main, et tomba sur ses genoux, délirantlui-même, la tête en feu, brisé de désirs et de volupté.

Elle eut un léger cri de triomphe ; elle le saisit, lereleva, sa bouche se colla à la sienne, et balbutia :

– Nous sommes damnés, soit ! Mais damnée avec toi,c’est le paradis… Ô mon François, avant de descendre à l’enfer… unenuit d’amour… une nuit de délices et de voluptésurhumaine !

Et ce furent vraiment des heures d’ivresse insensée. FrançoisIer et Madeleine Ferron éprouvèrent cette sensationqu’ils en étaient à leur premier rendez-vous. Mortellement atteintstous deux, frappés d’un mal dont le nom seul est un poison, ilseurent la nuit d’amour de deux nouveaux épousés…

Mais lorsque vers trois heures du matin, François s’apprêta à seretirer, ni l’un ni l’autre ne prononça la parole du charmant« revoir », si douce aux amoureux.

Ils demeurèrent pâles, sombres et glacés, vraiment pareils àdeux damnés qui n’osent se regarder… Une étrange pudeur lui étaitvenue à elle. Se voyant nue, elle rougit ! Et elle se hâta dese vêtir.

Alors, pendant cinq mortelles minutes, ils restèrent en présencel’un de l’autre, silencieux, absorbés par l’idée que la mort avaitprésidé à leurs violentes amours…

Une sorte de rage rétrospective montait en FrançoisIer. En acceptant cette nuit d’amour, il s’étaitinterdit toute représaille contre la Belle Ferronnière… ou dumoins, toute représaille immédiate…

– Adieu ! fit-il tout à coup d’une voix sourde.

Ce fut là la fin des amours de François Ier et de laBelle Ferronnière.

Elle ne répondit pas, mais prit le flambeau pour accompagner leroi.

Elle ouvrit la porte. L’escalier fut vaguement éclairé.

Et dans le bas de l’escalier, enfoncé en une sombre encoignure,Jean le Piètre attendait, secoué de frissons de fureur, sonpoignard à la main.

…  …  …  …  … … .

Au moment où François Ier, renvoyant son escorte,s’était approché de la maison, Jean le Piètre, posté près deMadeleine Ferron, l’avait vu venir.

Il tenait encore à la main l’arme que la Belle Ferronnièrevenait de lui remettre.

À la vue du roi, Jean le Piètre parut reconquérir soudainementtout son calme.

Il se contenta de toucher du bout du doigt la pointe dupoignard, comme pour l’éprouver.

Puis, d’une voix qui ne tremblait plus, il dit :

– Je vais ouvrir au roi…

Madeleine eut la perception très nette que FrançoisIer allait être poignardé.

– Non, non, fit-elle vivement, je vais ouvrir moi-même.

L’homme eut un geste de contrariété, mais n’émit pasd’objections.

– Où attendrai-je ? demanda-t-il d’un ton bref.

– Viens !

Elle l’entraîna, le fit entrer dans une pièce voisine de lachambre, mais sans communication avec elle.

– D’ici, tu peux m’entendre crier, dit-elle à voix basse,et alors…

– Bien, interrompit Jean le Piètre d’un ton rude.

Alors elle descendit rapidement et se trouva contre la ported’entrée à l’instant même où le roi frappait…

Jean le Piètre, l’oreille aux aguets, les entendit monter.

Il entendit la voix du roi qui plaisantait.

Lorsqu’ils arrivèrent au haut de l’escalier, il fut sur le pointd’apparaître.

Il se contint.

– Tout à l’heure ! gronda-t-il.

Quelques minutes se passèrent.

Un profond silence régnait dans la maison.

Certain que Madeleine Ferron lui livrerait FrançoisIer, il se disait :

– Plus que deux minutes à souffrir… une peut-être…

Et cependant, ces quelques instants qu’il passa là, lui parurentd’une longueur effroyable… Au bout d’une minute, il eut lasensation qu’il attendait depuis une heure.

– Sur le palier, je serai plus près, murmura-t-il.

Il s’y transporta aussitôt sans bruit, et se trouva devant laporte de la chambre.

Mais là, il comprit qu’il ne pouvait attendre plus longtemps… Ilallongea la main vers le loquet.

À ce même instant, le loquet fit entendre un bruit sec, comme side l’intérieur on essayait d’ouvrir.

Jean le Piètre demeura immobile, sa main étendue, sansrespiration, comme foudroyé… puis son bras se leva…

Mais la porte ne s’ouvrit pas !

On a vu que le roi avait constaté qu’elle était fermée, et c’estlui qui venait d’agiter inutilement le loquet.

Une sueur froide inonda Jean le Piètre.

– Elle a fermé la porte à clef ! murmura-t-il.

Et tout aussitôt il reprit :

– Mais alors, comment vais-je entrer moi !…

Il demeura d’abord stupéfait, comme lorsqu’on constate unetrahison à laquelle on ne s’attendait pas.

– Par l’autre porte, dit-il tout à coup. Doucement, Jean lePiètre essaya de l’ouvrir… Il étouffa un grondement de fureur.

Cette porte là aussi était fermée !… Alors, il revint surle palier.

Il se mordait le poing jusqu’au sang pour ne pas crier.

Dans les hallucinations rapides qui se succédaient dans soncerveau, il se vit frappant d’abord Madeleine avant de frapper leroi.

Il colla son oreille à la porte…

Puis, peu à peu, il se laissa tomber sur les genoux, et ce futainsi, à genoux, l’oreille contre la porte, qu’il passa ces heures,qui, par un singulier phénomène inverse, lui parurent durerquelques minutes seulement.

Il n’entendit pas toutes leurs paroles…

Mais il les devina, il comprit les intonations, nota lessoupirs… Ce fut horrible.

Tout à coup il comprit que c’était fini… que le roi allaitsortir… En deux bonds, il fut au bas de l’escalier, et se blottitdans l’encoignure de la cage, redevenu très maître de lui.

…  …  …  …  … … .

Le roi sortit le premier.

Madeleine suivit, son flambeau à la main.

D’un rapide regard elle s’assura que Jean le Piètre n’était passur le palier. Le roi commença à descendre.

Madeleine déposa le flambeau sur la plus haute marche, etdescendant avec rapidité, passa devant le roi enmurmurant :

– Je vais ouvrir.

Comme elle le frôlait, le roi eut, à son contact, un frisson quiétait presque un frisson d’horreur. La fièvre d’amour tombée, ledélire calmé, toute sa haine lui revenait contre la femme quil’avait empoisonné…

Au moment où Madeleine dépassa le roi, elle aperçut Jean lePiètre raidi, dans l’attitude de l’assassinat.

Par un furieux effort de volonté, elle se força à ne pas leregarder, et à continuer de descendre comme si elle ne l’eût pasaperçu…

Maintenant elle était sûre que le roi était atteint par lemal.

Le coup de poignard supprimait sa vengeance. Ou du moins c’estce qu’elle se dit. Et elle conclut : il ne faut pas qu’ilmeure ainsi ! juste au moment où le roi atteignait le basde l’escalier et où Jean le Piètre, avec une sorte de hurlementétranglé, se ruait sur lui.

Le hurlement de rage se termina par un râle épouvantable.

Avant d’avoir pu abaisser son bras, Jean le Piètre était tombé,foudroyé, dans une large flaque de sang qui s’échappait de sa gorgeentr’ouverte…

Madeleine, d’un geste foudroyant, lui avait planté dans la gorgeune petite dague qu’elle tenait à la main, au moment même où lemalheureux s’élançait…

Madeleine Ferron, éclaboussée de sang, livide, regarda uninstant Jean le Piètre qui se débattait dans les soubresauts del’agonie.

Il voulut se soulever, fixa sur elle un regard épouvantable,puis retomba inerte.

La Belle Ferronnière, souriant d’un sinistre sourire, se tournavers François Ier qui, pâle de stupéfaction et deterreur, regardait sans comprendre.

– Sire, dit-elle, vous l’avez échappé belle…

Alors le regard du roi alla du cadavre à Madeleine, tous deuxsanglants et livides…

Et il comprit que cet homme était là pour le tuer !

Il comprit qu’elle l’avait attiré vers l’assassinat et que, s’iléchappait au poignard, c’est qu’elle était bien sûre qu’iln’échapperait pas au poison !

Et comme la Belle Ferronnière venait d’entr’ouvrir la porte, ilse glissa au dehors et s’enfuit, bouleversé d’épouvante, les dentsentre-choquées…

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