La Cour des miracles

Chapitre 11OÙ FUT ÉDIFIÉ LE BÛCHER

Nous revenons maintenant à Manfred et à Lanthenay que nous avonslaissés arrêtés près du pont Saint-Michel.

Ce pont avait une porte à chacune de ses extrémités.

Ces deux portes n’étaient d’ailleurs que rarement fermées,excepté les jours où il y avait sédition en l’Université, et où onvoulait empêcher les écoliers de se répandre par la ville.

Le jour se leva, blafard et sinistre.

Il était environ six heures.

Dolet devait sortir à sept heures de la Conciergerie pour êtreamené au lieu de son supplice, c’est-à-dire en place de Grève,comme cela avait été annoncé.

À six heures et demie deux cents cavaliers débouchèrent sous laporte et se rangèrent en bataille.

Derrière eux s’avancèrent trois petits canons de campagne.

– Le moment approche ! dit sourdement Lanthenay.

Cependant, des soldats, ostensiblement, chargèrent les canons etles pointèrent en trois directions différentes sur la foule.

Cette menaçante démonstration fut remarquée de tout le monde etaccueillie par des cris de terreur. Seuls, les truands nemanifestèrent aucune surprise.

Seulement, ayant jeté un regard sur l’enfilade du pont, Manfredet Lanthenay constatèrent plusieurs choses qui leur donnèrent unevague inquiétude.

D’abord, toutes les boutiques du pont étaient fermées, ce quin’arrivait jamais en pareille occurrence, les boutiquiers de Parisétant au contraire friands de ces spectacles.

En outre, Manfred et Lanthenay remarquèrent que le pont étaitcouvert de soldats ; il y avait peut-être deux régimentsmassés dans l’étroit passage libre entre les deux rangées deboutiques.

Six autres canons parfaitement visibles achevaient de donner aupont l’aspect d’une forteresse qui se prépare à soutenir unassaut.

Le beffroi du Palais de Justice sonna sept heures.

À ce moment, la porte du pont fut fermée.

– Que se passe-t-il ? murmura Lanthenay devenulivide.

– Je viens de la place de Grève, haleta une voix près delui.

Manfred et Lanthenay se retournèrent vivement.

L’homme qui venait de parler ainsi était Cocardère.

Et ces paroles pourtant si simples avaient résonné comme unglas.

À ce même instant précis, le glas se mit justement à tinter àSaint-Germain-l’Auxerrois et à Notre-Dame, puis à Saint-Eustache,puis aux autres églises, gagnant de proche en proche comme une voixde malheur qui se serait répercutée en échos de deuil…

Au loin, de l’autre côté de la Seine, on entendit le chant descentaines de moines qui, couverts de cagoules et le cierge à lamain – cierges bientôt torches d’incendie !… – formaient lecortège du condamné.

– J’arrive de la place de Grève ! reprenait Cocardère,et savez-vous ce qui s’y passe ? Il y a un bûcher, mais autourdu bûcher, ni le bourreau ni ses aides ! Ce n’est pas en Grèvequ’on va le brûler.

Lanthenay jeta un cri déchirant.

Manfred rugit un terrible juron.

Il y eut parmi les truands un violent remous.

Et cette clameur, soudain, répétée par des voix furieuses,éclata, tonna :

– À la place Maubert ! À la place Maubert !

…  …  …  …  … … .

Des cris, des imprécations, se heurtèrent, se croisèrent…

Un millier de truands se ruèrent sur la porte du pont, et là,une effroyable mêlée commença, tandis que, de toutes parts,s’enfuyait une foule terrifiée.

Comment passer ?

Comment courir à son secours ?

La tête en feu, les cheveux hérissés, Lanthenay rugissait cesquestions hachées de jurons où se déchaînait son désespoir.

Et, tout à coup, une idée traversa sa cervelle affolée.

– En avant ! hurla-t-il.

En quelques bonds, il avait dévalé la berge.

Il y avait des barques attachées par des cordas à des pieuxfichés dans le sable. Il est sûr qu’il ne les vit pas.

Il entra dans l’eau !

Lanthenay perdit pied presque aussitôt et se mit à nager avecune telle furie qu’il coupait le courant presque en droiteligne.

Alors, ce fut un spectacle inouï, un spectacle de rêve ou decauchemar.

Derrière Lanthenay, Manfred ; derrière Manfred, Cocardèreet Fanfare, dix, vingt, cent, mille truands se jetèrent à l’eau,hurlant, vociférant, se poussant, se soutenant ; la Seine futnoire de toques, hérissée de fêtes furieuses, de poings quibrandissaient des poignards…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer