La Cour des miracles

Chapitre 28LA FILLE DE MARGENTINE

Nous avons laissé François Ier au moment où, ayant visité lesdivers postes du château, il rentrait dans ses appartements.

La rencontre de Manfred et de Lanthenay avait fait oublier auroi la nuit extraordinaire qu’il avait passée chez MadeleineFerron, nuit d’amour et de haine, de terreur et de passion, quis’est terminée sur la tragique vision de cet homme tombant, lagorge ouverte.

Tous ces souvenirs revinrent frapper naturellement l’esprit deFrançois au moment où il crut avoir pris de suffisantes précautionscontre les deux truands.

– La Châtaigneraie, es-tu fatigué ? demanda-t-il.

– Oui, sire, s’il s’agit de moi-même ; non, s’ils’agit du service de Votre Majesté.

– Eh bien, puisque tu n’es pas fatigué, dit le roi quin’avait voulu entendre que la deuxième partie de la réponse, tu vaste faire donner une escorte et aller fouiller la maison à la portede laquelle tu m’as laissé cette nuit. Tu arrêteras toute personnequi se trouvera dans cette maison.

– Même si c’est une femme, sire ?

– Surtout si c’est une femme.

La Châtaigneraie s’éloigna en pestant fort contre la corvée quelui imposait son maître.

Quant à François Ier, il ordonna à son valet dechambre de faire prévenir la jeune duchesse de Fontainebleau qu’ilcomptait aller la voir, et commanda qu’on le laissât seul.

Selon son habitude, toutes les fois qu’il avait un grave sujetd’ennui, il se mit à se promener avec agitation.

Puis, brusquement, il s’arrêta devant un grand miroir où ilpouvait se voir de la tête aux pieds.

Le miroir lui renvoya l’image d’un homme vigoureux, d’un athlèteaux larges épaules massives, aux jambes fortement musclées, et ilsourit.

Ayant constaté d’un coup d’œil qu’il pouvait encore, par laprestance, passer pour le premier gentilhomme du royaume, FrançoisIer continua son inspection par l’examen du visage.Alors son sourire disparut.

Là, en effet, se multipliaient les signes d’une vieillesseprématurée. De grosses rides profondes traçaient des rigoles surson front ; ses joues s’étaient alourdies ; il constataavec effroi que, depuis un mois environ, ses cheveux avaientblanchi, et que sa barbe grisonnait. Ses paupières se bordaient derouge, et le regard devenait terne. Et enfin, parmi les signesimpitoyables de la fatigue physique, se montraient les signeshonteux du mal qui le rongeait.

– Je suis perdu ! murmura François Ier ense laissant tomber dans un fauteuil. Je suis perdu… et rien ne peutme sauver. Rabelais m’avait juré de me trouver un remède… maisRabelais a disparu… Lâche comme tous ses pareils, il m’abandonnetraîtreusement… il se parjure…

Le roi ne se disait pas qu’il avait, lui, parjuré sa parole enlaissant supplicier Dolet qu’il avait juré de sauver. Il estd’ailleurs certain que si Rabelais avait connu la vérité, il seraitaccouru du fond de l’Italie où il s’était réfugié.

Mais Rabelais ne savait pas que Diane de Poitiers s’étaitemparée de la lettre qu’il avait écrite à François Ieret du médicament qu’il avait préparé.

– Quant à ces chirurgiens qui m’entourent, continua le roi,me livrer à eux serait hâter ma mort. Il n’y avait dans mon royaumequ’un homme capable de me sauver, et il s’est enfui ! Je suisbien perdu… Oh ! être roi et être terrassé par unefemme !

Il s’arrêta sur ce mot, évoquant la nuit qu’il venait de passerdans les bras de Madeleine Ferron, et une bouffée de sang monta àson visage.

Mais aussitôt la haine parla en lui plus fort que le désir, etil murmura :

– Pourvu que La Châtaigneraie la trouve ! Par tous lesdiables, je veux qu’elle me précède en enfer !…

Ce dernier mot, encore, le fit tressaillir.

– L’enfer ! songea-t-il ; c’est bien là ce quim’attend !

Il reprit sa promenade furieuse et gronda :

– Perdu et damné, soit ! Damné pour damné, il faut queje le sois à bon droit… Ces scrupules qui m’étourdissaient, cesvoix qui faisaient vacarme en mon cœur, je les étoufferai… Il mereste peut-être un an… six mois à vivre… Je veux vivre cesjournées, ces heures, ces minutes… je veux vivre ardemment, sans enperdre une seule… je veux mourir rassasié de volupté, dans unedernière convulsion de plaisir… Et, par la mort-dieu, ce seraencore une belle mort, digne de moi !

Maintenant, il allait et venait comme un fauve.

– Des scrupules ? continua-t-il en haussant ses largesépaules… Est-il sûr qu’elle est ma fille, d’abord ?Parce que cette folle a jeté par hasard un mot… Est-ce que je lesais, moi, si elle est ma fille !… Et puis… et puis, quandelle le serait ! L’infernale drôlesse de cette nuit, enachevant de m’empoisonner, n’a-t-elle pas dit que l’enferm’attend !… À quoi bon hésiter, alors ?… Damné,soit !… Oh ! cette pureté immaculée, cette blancheur delys, cette suave innocence… tout cela promis au délire de monagonie ! Mourir ! Sentir peu à peu ce robuste corpstomber à la hideuse pourriture, voir l’abominable gangrène gagnermes jambes, mes bras, ma poitrine… sentir mon cœur s’effriterjusqu’à ce qu’il cesse de battre… Oui, oui ! tout cela vadevenir une réalité… Que dis-je ? C’est déjà l’horribleréalité… Mais puisque je meurs, périsse avec moi le lys immaculé,et que mon agonie, brûlante au moins, se rafraîchisse au contact decette pureté… Mourir… oh ! mourir, désespéré, dévoré parl’infâme lupus… mais mourir dans les bras de Gillette !…

Ainsi toute la pensée du roi mourant se concentrait sur troisobjets qui se tenaient étroitement :

Madeleine, cause du mal ; le mal lui-même ;Gillette.

Pour la maladie, il n’y avait rien à faire ; il se savaitcondamné.

Pour Madeleine Ferron, il rêvait le supplice.

Pour Gillette, il rêvait de la sacrifier à son dernierdélire.

…  …  …  …  … … .

François Ier sortit de sa chambre et entra dans unvaste salon rempli de courtisans, comme la Châtaigneraiearrivait.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Nous avons fait buisson creux, sire.

– Oh ! la maudite ! gronda le roi.

– Nous avons fouillé la maison de fond en comble et n’avonstrouvé… que le cadavre d’un homme, un fort vilain cadavre avec unegorge béante…

Le roi frissonna au souvenir de la scène qu’évoquaient cesparoles.

– C’est bien, dit-il. Montgomery ?

– Me voilà, sire ! dit le capitaine des gardes.

– Écoutez…

François Ier entraîna le capitaine dans l’embrasured’une fenêtre, et lui donna ses ordres :

– Prenez cent hommes intelligents et sûrs, divisez-les enautant de compagnies qu’il y a d’auberges à Fontainebleau. Àchacune de ces compagnies, désignez une auberge ; attendez lanuit ; et ce soir, vers dix heures, faites fouiller toutes leshôtelleries de la ville ; arrêtez sans explications toutepersonne étrangère à la ville, qui y sera arrivée depuis que j’ysuis moi-même – vous entendez toute personne, homme ou femme…

– Je comprends, sire…

– Surtout les femmes ! ajouta le roi. En attendant,faites monter à cheval cinquante de vos meilleurs cavaliers etenvoyez-les sur toutes les routes, et principalement celle deParis. Donnez-leur mission d’arrêter tout homme ou toute femmes’éloignant de Fontainebleau… Avez-vous tout compris…

– Oui, sire. Mais si cependant Votre Majesté voulait medésigner avec plus de précision la personne qu’elle vise, peut-êtrepourrais-je agir plus sûrement.

François Ier hésita un instant.

– Connaissez-vous la dame Ferron ? dit-il.

– Je l’ai vue deux ou trois fois, sire.

– Il s’agit d’elle – d’elle surtout ! Mais il s’agitaussi de deux truands de Paris.

– Manfred et Lanthenay, sire ?

– C’est cela même. Vous êtes un bon serviteur, Montgomery.Allez, faites diligence… je compte sur vous…

– L’impossible sera fait, sire ! s’écria le capitainedes gardes qui s’élança rayonnant.

Les ordres que venait de donner le roi l’avaient quelque peurasséréné. Il tourna vers ses gentilshommes silencieux un visagesouriant.

Aussitôt, les mines inquiètes et assombries se changèrent enmines joyeuses, les conversations reprirent leur train, et le roitraversa les groupes en distribuant des paroles aimables.

Mais la joie devint de l’enthousiasme, lorsque FrançoisIer, se tournant vers les gentilshommes avant de sortir,dit à haute voix :

– Messieurs, notre grand veneur nous annonce un dix-cors.Nous le courrons demain, s’il plaît à Dieu. Ainsi donc, que chacuns’apprête, car l’animal a déjà mis en défaut plus d’une meute, etce sera une véritable victoire que de le forcer.

Des acclamations accueillirent cette nouvelle, tandis que le roise dirigeait lentement vers les appartements de la duchesse deFontainebleau.

Ces appartements, placés à l’aile gauche, du château,consistaient en une douzaine de vastes pièces très somptueuses.

Il y avait une belle antichambre, où douze hallebardiers, encostume d’apparat, montaient la garde pour faire honneur à lapetite duchesse.

Il y avait un immense salon où se tenaient les damesd’honneur.

Il y avait une salle à manger d’un luxe grandiose, avec seshauts dressoirs chargés de vaisselles précieuses, ses aiguièresd’or, ses candélabres monstrueux.

Il y avait enfin une chambre à coucher dont le lit carré, élevésur une estrade comme un trône, était un véritable monument et unchef-d’œuvre de sculpture.

Mais Gillette n’entrait jamais dans le beau salon d’honneur.

Mais elle mangeait, seule, dans une petite pièce du fond del’appartement.

Et c’est dans cette pièce qu’elle dormait.

Elle avait exigé qu’on plaçât un fort verrou à la porte,menaçant de sauter par la fenêtre si on ne lui donnait passatisfaction.

Chacune de ces exigences avait révolutionné le petit monde desdames d’honneur qui s’en étaient montrées fort scandalisées.

Gillette avait donc vécu dans cette chambre qui donnait sur leparc par une fenêtre unique.

Elle était en somme assez protégée contre les périls inconnusque devinait son instinct de jeune fille. Elle y avait faitapporter un rouet et filait pour se distraire.

Sa triste existence de recluse avait été des plus uniformes.

Le matin, au jour, elle se levait, s’habillait elle-même, et netirait le verrou qu’assez tard dans la matinée. Alors la premièredame d’honneur venait lui demander ses ordres « pour selever », paraissant ne pas vouloir remarquer qu’elleétait déjà habillée. À quoi Gillette répondait également endemandant s’il s’agissait du lever du lendemain, auquel cas,ajoutait-elle, elle réfléchirait à la chose pendant la nuit.

À midi, nouvelle apparition de la dame d’honneur venant annoncerque « les viandes de Mme la duchesse étaientservies dans la salle à manger ». À quoi Gilletterépondait en interpellant sa servante et en lui ordonnant de luiapporter son dîner.

Le soir, répétition de la même scène.

Dans la journée, la dame d’honneur venait régulièrement à lamême heure demander à Mme la duchesse si elle désiraitla lecture ou la conversation de ces dames.

Mme la duchesse répondait non moins régulièrementqu’elle avait des yeux pour lire, si l’envie lui en prenait, etque, quant à la conversation des dames de la cour, elle s’yennuyait fort, parce qu’elle ne comprenait pas toujours.

La seule distraction de Gillette était de descendre dans leparc ; encore attendait-elle que le soir fût tombé.

Mais elle ne pouvait faire un pas sans être suivie, sousprétexte de la distraire ou de lui faire honneur.

Un soir, comme elle se promenait lentement dans une allée quilongeait la haute muraille du parc, l’un des factionnaires placésde distance en distance, la regarda si fixement que Gillettes’approcha de lui.

Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé d’adresser quelquesparoles à quelques-uns de ces soldats, et cela se terminaittoujours par l’offrande d’une pièce d’argent.

Ce soir-là, donc, Gillette, ayant vu ce factionnaire qui laregardait et croyant qu’il avait peut-être quelque grâce à luidemander, s’approcha de lui.

– Vous désirez me parler, n’est-ce pas ?demanda-t-elle avec douceur.

Le factionnaire regarda rapidement autour de lui.

– M. Triboulet est à Fontainebleau, dit-il.

Gillette poussa un cri, et ses femmes s’élancèrent auprès d’elleau moment où le soldat allait peut-être ajouter quelque nouvellerévélation.

Gillette vit bien qu’il avait encore à parler.

Mais il était trop tard !

– Est-ce que cet homme s’est montré insolent ? s’écriala première dame d’honneur ; je vais faire appelerl’officier…

– Mais non, dit vivement Gillette, un faux mouvement quej’ai fait m’a fait craindre de tomber, voilà tout !

– Au reste, ajouta la duègne d’un air pincé, lorsqu’unegrande dame condescend à converser familièrement, contre touteétiquette, avec de pareilles espèces, il faut s’attendre àtout…

Gillette s’était éloignée en jetant au soldat un regardd’intelligence.

Le lendemain, redescendue dans le parc, elle chercha vainementle factionnaire.

Les jours suivants, il en fut de même.

Gillette imagina qu’on s’était peut-être défié de ce soldat, et,pour endormir les soupçons, elle cessa de descendre au parc.

Il faut se représenter tout ce qui se cachait de désespoir soussa feinte indifférence pour imaginer sa joie à apprendre qu’ellen’était pas abandonnée, qu’on la cherchait, qu’on s’occupait de sadélivrance…

Elle était dans cette situation d’esprit lorsqu’on vint luiannoncer la visite de Sa Majesté.

Gillette fut prise d’une mortelle angoisse et se sentit pâlir.Pour la première fois, elle se rendit dans le grand salon où setenaient les dames d’honneur, qui, à son arrivée, se levèrent etfirent la révérence.

Là, elle se rassura quelque peu.

Et elle s’assit près d’une fenêtre, laissant errer son regardsur cette ville de Fontainebleau, reportant sa pensée de Tribouletà Manfred, puis songeant à ce roi qui se prétendait son père etqu’elle redoutait comme un larron.

– Messieurs, le roi ! cria une voix dansl’antichambre.

François Ier entra.

Gillette avait jeté autour d’elle un regard de terreur enconstatant que les femmes quittaient la salle, et que les portes sefermaient.

– Sire ! dit-elle d’une voix qui tremblaitd’indignation plus encore que de crainte, faites ouvrir les portes,ou je crie et je fais un scandale tel que vous n’oserez plus jamaisvenir ici.

– Rassurez-vous, dit François Ier.

Il frappa sur une table. Un gentilhomme apparut.

– Pourquoi ferme-t-on les portes ? dit le roi. C’estinutile. Je n’ai que peu d’instants à passer auprès deMme la duchesse.

Et, se tournant vers Gillette :

– Vous voyez, je vous obéis, Gillette. Mais pourquoi vousdéfier ainsi de moi ?

C’était la première fois que le roi l’appelait de ce nom de« Gillette ». Jusqu’ici, en lui parlant, il avait affectéde dire « mon enfant ».

Il reprit :

– Vous serez donc toujours mon ennemie ? Que vousai-je fait, méchante ?

Gillette tressaillit d’horreur.

Le ton de François Ier était changé. Ellereconnaissait maintenant la voix de l’homme qui avait pénétré parviolence dans la petite maison de l’enclos du Trahoir et avaitessayé de l’enlever.

– Je venais, continua le roi, je venais m’enquérir de votresanté… Vous pâlissez, Gillette, vous maigrissez… Vous vousrenfermez dans vos pensées… Quand vous me connaîtrez mieux, vousregretterez votre injustice à mon égard… En attendant, je voudraisvous distraire… Demain, il y aura chasse… Voulez-vous enêtre ?

– Je veux bien, sire ! dit Gillette.

François Ier demeura stupéfait.

– Vous acceptez ?

– Oui, sire. Je n’ai jamais vu de chasse, et cela me feraplaisir…

– Par Notre-Dame ! voilà le premier moment de joie quej’éprouve depuis bien longtemps ! Ainsi, pour tout de bon,vous acceptez ?

– Oui, sire !…

– Ah ! Gillette, murmura ardemment le roi en faisantun pas vers la jeune fille… si vous vouliez… si j’osais espérer… sicette acceptation inespérée était le début d’un revirement chezvous…

– Sire, dit Gillette à bout de forces, j’irai à votrechasse demain… Mais je vous en prie, d’ici là… laissez-moi…

– Soyez obéie, fit le roi qui tremblait autant qu’elle,mais non de la même émotion.

Il se retira, et Gillette courut se réfugier dans sachambre.

Le roi, en rentrant chez lui, était rayonnant.

– Elle cède ! grondait-il. Jour de Dieu, la chose aété longue, mais enfin…

Le plan de François Ier était des plus simples.

Une fois en forêt, il s’arrangerait pour être seul avecGillette. L’idée d’un viol brutal n’était pas pour l’effrayer.

Une seule chose, dans cette affaire, étonnait le roi etl’inquiétait presque. C’était la facilité avec laquelle Gillette,jusqu’alors si farouche, avait accepté la proposition d’assister àcette chasse.

Oui, Gillette avait accepté, – et même avec joie.

D’abord, il ne venait pas à la pensée de la pauvrette qu’ellepût avoir un danger quelconque à redouter ; un tête-à-têteavec le roi lui paraissait chose impossible dans une chasse àlaquelle assisteraient peut-être deux ou trois cents personnes.

Ensuite, elle espérait, en traversant la ville, être aperçue deTriboulet, échanger un signe avec lui, peut-être pouvoir luiparler.

Il faut dire que si Gillette était libre dans son appartement,si elle pouvait descendre au parc, il lui était interdit de sortirdes limites du château.

Donc, traverser Fontainebleau, même en nombreuse compagnie,était une chance dont il fallait profiter.

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