La Cour des miracles

Chapitre 41RAMBOUILLET

Les voyageurs que leur caprice, leurs affaires ou simplement lehasard amènent à Rambouillet vont presque tous visiter le vieuxchâteau classé parmi les monuments historiques de France.

Là, comme dans tous les « monuments historiques », ily a un gardien, qui commence par promener ses clients depassage à travers les vastes salons qui évoquent des visions defêtes où des marquises poudrées font vis-à-vis à des marquisgalants en des pavanes à révérences ; il n’a garde de vousfaire grâce d’un trumeau, d’un feston, d’une astragale. Puis enfin,il vous conduit à un couloir écarté qui aboutit à une cour isoléeet on se croit tout à coup transporté bien loin du château.

La pièce où nous venons d’entrer est de médiocre dimension. Elledonne sur le parc. Elle est nue.

Elle est triste, d’une pesante tristesse qu’on cherche vainementà secouer.

Et le gardien vous dit :

– C’est là qu’est mort le roi François Ier

Puis, quand son petit effet est produit, quand il voit sesauditeurs impressionnés à son gré, le brave gardienajoute :

– Chose étrange, François Ier voulutêtre transporté dans cette pièce écartée pour y mourir… ilne voulut pas rester dans sa chambre, il ne voulut pas que sonagonie fût entourée de soins et de sympathies : on ne saitpourquoi, mais il se fit transporter ici… et il voulut y êtreseul !

Et dans l’imagination du visiteur s’éveille cette funèbre visiondu vieux roi qui veut mourir seul, loin de son appartement, loin deson fils, loin de ses amis, loin de tout.

Pourquoi !…

C’est cette curieuse et mystérieuse particularité que nousallons éclairer et qui servira d’épilogue à notre récit.

Ceci se passait environ vingt jours après la mort tragique deTriboulet.

Dans la chambre de la tour mystérieuse et lointaine où personnene pénètre, deux femmes causaient à voix basse.

C’étaient Madeleine Ferron et Diane de Poitiers.

Madeleine a suivi la cour à Rambouillet. Elle suit sansdéviation la ligne qu’elle s’est tracée. Elle est comme l’ombrefunèbre qui marche dans le sillon du roi… Comment a-t-elle pus’introduire au château ? Par quel effort d’imagination, parquelle patiente étude a-t-elle pu deviner la pensée secrète deDiane de Poitiers ?

Peu importe !… Ce qui importe, c’est qu’elle est apparue unsoir à Diane, qu’elle lui a longuement parlé, et que de cette femmesupérieure en intrigue politique, elle a fait sa comparse, – disonsmieux : sa complice.

La chambre de la tour mystérieuse, Madeleine l’a transforméecomme elle avait transformé la chambre où elle avait attiré le roidans la maison de Fontainebleau. Là aussi, on retrouve le même litlarge et profond, la même glace immense, les mêmes tentures desoie, les mêmes fauteuils qui, pendant si longtemps, avaient étéfamiliers au roi de France. Quiconque entre là se trouve transportécomme par magie dans la maison de l’enclos des Tuileries, dans lachambre d’amour qui fut le témoin des caresses prodiguées àFrançois Ier par la prestigieuse magicienne depassion.

L’entretien entre Madeleine Ferron et Diane de Poitiers a duréplus d’une heure.

Enfin, Madeleine remet à Diane une lettre ; puis les deuxfemmes, debout, échangent un dernier regard de curiosité etd’horreur. C’est qu’à ce moment elles se font peur ; c’estqu’elles frissonnent de s’être si bien et si complètementdevinées ; c’est qu’elles incarnent deux fantômes aussiterribles et sinistres l’un que l’autre : Diane incarnel’Ambition, et Madeleine incarne la Mort… Et elles se touchent, etil semble tout naturel qu’elles aient fini par prendre contact…Est-ce que la Mort ne trouve pas dans l’Ambition sa plus fidèleservante ? Est-ce que l’Ambition peut faire un pas qui ne soitguidé par la Mort ?…

Il y a entre elles une minute de silence effrayant… puis ellesse séparèrent.

…  …  …  …  … … .

Ce jour-là, donc, Diane de Poitiers, en quittant MadeleineFerron, se rendit dans l’appartement du dauphin et luidit :

– C’est pour bientôt !…

Henri, fils de François Ier, tressaillit et devintblafard… il s’appuya au bras de Montgomery que Triboulet n’avaitpas, paraît-il, tout à fait étranglé, puisque le capitaine desgardes était là, plus en faveur que jamais, auprès du dauphin, nequittant plus ses appartements et cherchant à assurer sa fortunesous le futur roi, servant la mortelle intrigue qui donnait lacouronne au dauphin, avant de servir lui-même d’instrument à ladestinée justicière qui devait faire de lui le meurtrier d’HenriII.

Diane de Poitiers ne s’arrêta pas chez le dauphin.

Elle parvint jusqu’aux appartements du roi. Bassignac, – dernierfidèle de François Ier, – montait la faction dans lavaste antichambre déserte et désolée. À ce moment, le chirurgiensortit de la chambre du roi.

– Eh bien ? lui demanda Diane.

– Madame, il y a encore de l’espoir… mais…

– Mais ?… interrogea-t-elle, palpitante.

– Une nuit d’amour, une seule… et le roi mourra !

Le chirurgien se retira en hâte, blême d’avoir dit ce qu’ilvenait de dire.

– Bassignac, dit Diane, je veux voir le roi.

– Mais Sa Majesté dort, madame. Le chirurgien vient de mel’assurer.

– Affaire d’État ! dit rudement Diane, qui doucementouvrit la porte, tandis que le serviteur reculait épouvanté.

Diane s’arrêta sur le seuil, le roi dormait d’un sommeil, agité.Lentement, comme une ombre, elle se glissa jusqu’à son lit… Sur ledrap, elle plaça, la lettre que venait de lui remettre MadeleineFerron… puis recula, silencieuse, comme doivent reculer les grandscriminels devant leur victime, regagna la porte, s’effaça,disparut…

…  …  …  …  … … .

Le roi dort…

Un léger râle sort de ses lèvres tuméfiées, presque noires,crevées de fièvre. Son front et ses pommettes sont d’un rose vif,tandis que les replis au nez et au menton sont d’une pâleur decire. Sa poitrine découverte est plaquée de taches livides, et auxdeux coins de la bouche, il semble que des mouches vénéneuses aientlaissé la trace purulente de leur passage ; des érosionshumides autour des paupières achèvent de donner à ce masque on nesait quelle apparence putride.

Des songes funestes traversent le sommeil de FrançoisIer. Il murmure des lambeaux de phrases où reviennentles noms d’Étienne Dolet, de Triboulet et de Gillette. Et un longfrisson le secoue tout entier lorsqu’il prononce ce derniernom…

…  …  …  …  … … .

Vers six heures, le roi s’éveilla.

Sa main, à son premier mouvement, toucha la lettre… Il l’ouvritprécipitamment et lut :

« François… ô François… ô mon bien-aimé François…« celle qui a vécu d’amour pour toi, celle qui se meurt« d’amour… celle qui veut mourir d’amour sous tes derniers« baisers t’attend dans la tour… Viens, ô mon bien-aimé, viens« m’aimer une fois encore… puis, tu me tueras si tuveux… »

Le roi passa sa main sur ses yeux, puis relut.

– Cette lettre ! gronda-t-il, d’où vient cettelettre ?… Est-ce la suite de mes abominables cauchemars ?Oh ! ces rêves affreux où des femmes nues s’offrent,impudiques, au délire de mes baisers !… Et quand je veux lesétreindre, il n’y a plus rien !… Oui… je dois rêver… Etpourtant non… Cette lettre !… je la touche, je la vois, je lalis ! Enfer ! Je reconnais ton écriture, ribaudedamnée ! Et tes paroles versent en moi des laves depassion !… Ah ! tu es venue ! Ah ! tu t’esglissée jusqu’ici !… Ah ! tu veux… Eh bien, oui, j’irai…je saisirai le monstre et je l’étranglerai… je déchirerai de mesdents sa gorge palpitante… oui… je veux… attends, Madeleine…attends… je viens te tuer.

En même temps, le roi rejeta violemment ses couvertures etcommença à s’habiller, – seul, pour la première fois de sa vie. Sesyeux maintenant flamboyaient ; un double délire s’emparait delui, et, malgré son épuisement, lui permettait de se tenir debout…délire érotique, délire de haine, – amour et fureur fermentaientensemble dans sa tête surchauffée. Il grognait des choses sansnom.

– Gillette, attends-moi… enfin ! tu es à moi…Oh ! cette lettre !… C’est toi qui l’as apportée,Satan !… Ribaude, meurs donc, empoisonneuse !

En quelques minutes, il fut prêt, et, à sa ceinture, il passa unpoignard solide, la lame nue.

Au bruit qu’il fit, Bassignac entra et leva les bras auciel.

– Sire ! Sire ! supplia-t-il…

– Tais-toi ! je veux aller à la tour.

Il voulut se mettre en marche, mais il tomba épuisé sur unfauteuil…

Un juron de fureur fit trembler le vieux valet de chambre.

– Que se passe-t-il ? demandèrent plusieurs voix… Entête des nouveaux arrivants, Diane de Poitiers, attentive, l’esprittendu.

– À la tour ! grondait le roi. Qu’on me porte à latour !…

– Il faut satisfaire Sa Majesté ! s’écria Diane.

Sur un signe d’elle, quatre vigoureux laquais soulevèrent lefauteuil et emportèrent le roi soudain apaisé.

Quand il fut devant la porte, il put se soulever, se mit deboutet se tourna vers ceux qui l’avaient suivi :

– Que personne n’entre !… sous peine de mort ! Cequi va se passer là ne regarde que moi…

Courtisans et laquais reculèrent…

Le roi entra et ferma la porte à clef…

…  …  …  …  … … .

Alors Diane de Poitiers, ayant vu entrer François Ierdans la chambre de la tour, courut à l’appartement du dauphinHenri, noir de monde, et, par un coup d’audace extraordinaire,remplaçant la formule consacrée, elle s’écria d’une voixtriomphale :

– Messieurs, le roi va mourir… Vive leroi !

Et la foule énorme des courtisans, courbés autour du dauphinblafard, cria frénétiquement :

– Vive le roi !

…  …  …  …  … … .

Là-bas, François Ier avait tout de suite saisi sonpoignard. Il s’avança en grondant. Il la cherchait dans lademi-obscurité. Cela dura une minute… et déjà les parfums d’amourdéchaînaient en lui une tempête de volupté… Puis, hagard, délirant,comme emporté par le vertige d’un songe d’agonie, il reconnut legrand lit, le large lit, l’autel d’amour… Et alors, il lavit !… Elle était nue… elle était splendide, elle vibrait,palpitait, les bras tendus vers lui…

Et il jeta son poignard… Il arracha ses vêtements…

Elle avait sauté près de lui, elle l’aidait… et ils roulèrentsur le lit, dans une étreinte furieuse, reconquis tout entiers l’unpar l’autre, oubliant leur haine, oubliant qu’ils étaientempoisonnés, ne voyant pas les pustules qui s’ouvraient, hideusesfleurs du mal, sur leurs lèvres et leurs seins !…

Leurs rauques soupirs emplirent la chambre d’un balbutiement demort et de délices… leurs haleines fétides se confondirent…

…  …  …  …  … … .

Les heures sonnèrent… les heures passèrent… La nuit étaitprofonde… Ils n’avaient pas allumé de flambeau…

François Ier, dans un dernier spasme, râlait…hoquetait…

Madeleine le toucha : ses extrémités étaient glacées…

Elle comprit qu’il allait mourir…

Et alors, leur passion à tous deux s’évanouit, balayée par lesouffle glacial de la mort… Et il n’y eut plus de vivant en eux queleur haine insondable…

Elle se coucha tout entière sur lui comme pour l’étouffer sousune caresse effroyable…

Sa gorge pantelante s’offrit au baiser de l’amant en agonie…

– Ô mon bien-aimé, gronda-t-elle, aime-moi encore !encore !…

Alors, lui, dans l’infernale vision de son agonie, entrevit lafemme couchée sur lui… cette gorge s’offrant à ses lèvres…

Dans l’effort énorme de son agonie, il ouvrit la bouche toutegrande, et férocement, avec une déchirante clameur de volupté, derage et de mort, planta ses dents dans la gorge de neige, d’un coupde croc formidable.

Un jet de sang les inonda.

Elle poussa un faible soupir et se raidit dans la mort.

Les yeux fous de François Ier contemplèrent lecadavre. Un éclat de rire grinça sur sa bouche rouge de sang, il lasaisit à pleins bras… Cela dura une seconde, et ce fut dansl’effort de ce rire et de cette étreinte funèbres qu’il se raidit àson tour en la paix éternelle de la mort consolatrice.

FIN

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