La Cour des miracles

Chapitre 12LA PLACE MAUBERT

Oui ! c’était en place Maubert que les deux mille gardes dela prévôté, accompagnés de plus de cinq cents moines, conduisaientÉtienne Dolet. C’est une pensée de génie qu’avait eue Loyola.

Le terrible moine s’était fait expliquer minutieusementl’attaque de la Cour des Miracles, et la résistance des truands, etleur victoire extraordinaire !

Et il avait résolu de prendre ses précautions pour que Dolet nelui fût pas arraché au meilleur moment.

On a vu qu’il avait été trouver Monclar.

Il lui donna des conseils, ou plutôt ses ordres, qui serésumèrent en ces opérations très simples :

Répandre le bruit que Dolet serait brûlé en place de Grève, yfaire édifier un bûcher pour mieux tromper Paris ; puis verscinq heures du matin, édifier rapidement un bûcher place Maubert,et faire fermer les ponts en les gardant par des forcesimposantes.

Tel avait été le plan de Loyola.

Nul ne fut mis dans le secret, et jusqu’au dernier moment Doletlui-même crut qu’il serait conduit en Grève.

…  …  …  …  … … .

Aussitôt après la sentence de condamnation lue par l’officialFaye, Dolet avait été saisi par les gardes qui l’entouraient etramené dans son cachot par le passage souterrain qui faisaitcommuniquer la Conciergerie avec la maison de justice.

Vers sept heures du soir, Gilles Le Mahu pénétra dans le cachotet dit à Dolet qu’il serait fait droit à toutes ses demandes etrequêtes.

– Voulez-vous, ajouta-t-il, que je vous fasse servirquelque bon repas, que vous arroserez d’une bouteille sortie de mespropres caves ?

Toute l’âme de Gilles Le Mahu tenait dans cette proposition. Ilne concevait pas qu’un homme sur le point de mourir pût souhaiterautre chose qu’un bon pâté et un flacon de bon vin d’Anjou.

Aussi fût ce avec une sincère surprise qu’il entendit Dolet luirépondre :

– Merci maître Le Mahu, mon pain me suffira.

– Que désirez-vous donc ?

– Que vous me laissiez dormir tranquille, car je suisfatigué.

Gilles Le Mahu se retira très étonné.

Étienne Dolet se jeta en effet sur sa botte de paille et fermales yeux.

Dolet ne dormit pas.

Mais à cinq heures du matin, lorsque s’ouvrit la porte de soncachot et que reparut Gilles Le Mahu, Étienne Dolet, aussitôt surpied, montra un visage serein.

Un prêtre accompagnait Gilles Le Mahu.

– Mon fils, dit cet homme, je viens vous apporter lesconsolations que notre religion de pardon, de douceur et derésignation réserve à tous ses enfants, même les plus pervers.

Il avait dit cela d’une voix glaciale.

– Monsieur, répondit Dolet, vous me voyez toutconsolé ; je n’ai donc pas besoin de vos secours, dontpourtant je vous remercie en toute sincérité.

– Quoi, mon fils ! Vous ne voulez pas, au moment deparaître devant Dieu, confesser vos fautes, erreurs etpéchés ?… Je vous apportais l’absolution.

– Je me suis absous moi-même, dit Dolet.

– Sacrilège !… Vous entendrez pourtant le divinsacrifice de la messe !

– Il faudra donc qu’on m’y porte !

Le prêtre fit le signe de la croix, qui était sans doute unsignal convenu, car au même instant les gardes et les geôliers sejetèrent sur Dolet, le terrassèrent, le ligotèrent de cordeletteset l’emportèrent.

Dans la chapelle, où le condamné fut déposé, la messe funèbrecommença…

Dies irae ! Dies illa !

Les moines, rangés autour de la chapelle, reprenaient le chœurmenaçant que Dolet, enchaîné, entouré de gardes, entendait ettraduisait en lui-même.

De profundis ad te clamavi !

Ce fut avec une sorte de sombre furie que l’officiant attaqua lechant des morts.

Près du condamné, un moine ne chantait pas.

Il regardait Dolet.

Et à travers les deux trous de la cagoule, le condamné voyaitbriller deux yeux noirs, – un regard spécial, un regard d’ironie,de force et de victoire.

Le supplice de cette messe funéraire prit fin.

On délia les jambes de Dolet.

Mais on resserra les liens qui attachaient ses mains.

Le cortège se forma.

Des confréries de pénitents noirs et blancs, en tête, portant delourds crucifix, puis des théories de nonnes, puis des prêtrespsalmodiant les prières des agonisants, puis des moines enquantité, tous couverts de cagoules et tous porteurs de groscierges en cire.

Venait alors Dolet, entouré des moines.

Dolet marchait d’un pas très ferme.

Près de lui s’avançait le moine dont il avait remarqué le regardétrange.

À peine le cortège se fut-il mis en route que toutes les églisescommencèrent à sonner le glas.

Dolet s’aperçut à peine qu’on se dirigeait vers la place Maubertet non vers la place de Grève.

Au loin, de l’autre côté du pont Saint-Michel, une sourde rumeurs’élevait.

Les gens de la Cité et de l’Université, à défaut de ceux de laville, accouraient et se rangeaient le long des rues.

Le sentiment qui dominait cette foule était celui de la pitié.Mais d’imperceptibles mouvements de colère et d’indignation semanifestèrent.

Des hommes crièrent à voix haute qu’il était abominable de tuerun innocent et que son supplice retomberait sur l’official Faye, àqui on s’en prenait surtout de l’inique condamnation.

Le moine qui marchait près de Dolet vit ces larmes de la foule,et d’une voix pleine de cinglante ironie, murmura :

– Dolet pia turba dolet[2] !

Le condamné tressaillit ; il venait de reconnaître la voixde Loyola ! Il redressa la tête et répondit sanstrembler :

– Sed Dolet ipse non dolet[3] .Ah ! c’est vous, monsieur de Loyola ? Eh bien, vous allezvoir comment sait mourir un homme qui ne craint rien ; pasmême vous en ce moment !

Bientôt on déboucha sur une étroite place autour de laquelle semassèrent les cavaliers, les soldats et les moines.

Ceux qui portaient des cierges entourèrent aussitôt le bûcher.On avait dressé une échelle pour arriver sur la plate-forme.

Le bourreau et ses aides s’approchèrent et voulurent saisir lecondamné pour lui faire monter l’échelle.

– Arrête, bourreau, dit Dolet. Je ne veux pas êtreaidé.

En même temps Dolet monta les échelons, bien qu’il ne pûts’aider de ses mains attachées.

Arrivé sur la plate-forme, il se plaça contre le poteau.

Aussitôt, le bourreau l’y attacha solidement par une corde quifaisait plusieurs fois le tour du corps.

Dolet voulut commencer à parler.

Mais, sur un signe de Loyola, les moines entonnèrent le DeProfundis d’une voix sauvage ; on ne peut entendre un motde ce que disait l’infortuné savant.

Au même instant, le bourreau saisit une torche qu’un de sesaides venait d’allumer.

Mais Loyola la lui arracha des mains.

– Ainsi périssent les ennemis de Jésus ! cria-t-ilfurieusement.

Et il inclina sa torche vers les fagots secs qui formaient labase du bûcher.

En un clin d’œil, tous les cierges s’étaient baissés vers lesfagots. Une fumée grise et odorante, comme la fumée qui s’élève desfours de boulanger, monta alors et enveloppa Dolet de sestourbillons.

Quelques secondes encore, sa figure sereine apparut.

Soudain, les flammes montèrent, déchirèrent la fumée deszébrures écarlates : de larges flammes onduleuses, souples, sebalançant au vent comme des drapeaux funestes et dardant vers lecondamné des pointes qui semblaient siffler…

Une clameur, une immense et déchirante clameur de pitié monta dela foule…

Puis, tout à coup, ce fut une rumeur d’effroi ; deshurlements éclatèrent ; il y eut une fuite éperdue, et deux outrois cents êtres hagards, échevelés, dégouttants d’eau, se ruèrentsur les cavaliers qui entouraient le bûcher, et, à leur tête,Lanthenay, Manfred, livides, forcenés !…

– Feu ! feu de toutes armes ! tonna Loyola.

Un homme à cheval commanda :

– Visez bien ! Feu !…

C’était Monclar.

Le tonnerre de deux cents arquebuses déchargées d’un coup roulasur ce quartier de Paris en même temps que le tonnerre des clameursde la foule ; une cinquantaine de truands tombèrent ;parmi eux, Manfred, le bras fracassé.

– En avant ! hurla Lanthenay.

Une nouvelle décharge retentit lugubrement.

Des morts culbutèrent, des blessés se roulèrent avec d’énormesimprécations.

Cocardère et Fanfare toujours ensemble étaient tombés l’un prèsde l’autre.

– En avant ! hurlait Lanthenay sans s’apercevoirqu’ils n’étaient plus qu’une dizaine.

Ses yeux exorbités, fous, sanglants, s’étaient rivés àl’effroyable vision… là, à quelques pas de lui, par-dessus lestêtes des moines et des soldats, la vision rouge, noire et grise,les flammes qui montaient, montaient en se tordant et en sifflant,montaient plus haut que le faîte des maisons voisines, le poteaucalciné, l’immense brasier ardent qui s’écroulait en tisonsécarlates, la fournaise monstrueuse au centre de laquelle un pauvrecorps atroce à voir, convulsé, contourné sur lui-même, tordu,ratatiné, aminci, n’ayant plus figure d’homme, figure de quoi quece soit de déjà vu, achevait de se consumer engrésillant !…

Tout à coup, la vision disparut…

Le bûcher s’écroula. Le poteau s’abattit…

C’était fini.

…  …  …  …  … … .

Lanthenay, son poignard à la main, s’était rué.

Il allait droit devant lui, insensé, terrible, surhumain…

À chacun de ses pas, son bras se levait et s’abaissait dans ungeste foudroyant, et un soldat tombait.

Il se frayait ainsi un chemin de sang vers Monclar qui, immobilesur son cheval, les yeux fixes, le voyait venir comme dans lescauchemars on voit venir la bête de l’Apocalypse.

Mais à chacun de ses gestes mortels, une sorte de grognementfurieux déchirait sa gorge.

Il marchait à Monclar. Il le tenait.

Lanthenay atteignit le cheval de Monclar.

Il se ramassa sur lui-même.

Il prépara le bond prodigieux par lequel il allait se trouverpoitrine à poitrine avec Monclar…

À ce moment, par derrière, une main sèche, violente et nerveuses’appesantit sur sa nuque.

Cette main était celle d’une femme !

Et cette femme, c’était la Gypsie !

En un instant, vingt gardes furent sur Lanthenay.

La seconde d’après, il se trouva lié solidement.

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