La Cour des miracles

Chapitre 40UN JOUR D’ÉTÉ

On a vu que Manfred, emportant Gillette sur ses épaules,descendit l’escalier, entouré de Ragastens, Lanthenay, Spadacape etMadeleine Ferron qui, dans une épique ruée, s’étaient frayé unpassage à travers les courtisans réveillés et accourus au bruit dela lutte dans l’antichambre.

Ils atteignirent donc le parc qu’ils traversèrent de biais encourant, conduits par Madeleine Ferron…

Celle-ci, au bout d’une vingtaine de pas, s’arrêta.

– Adieu ! dit-elle à Ragastens. Adieu àjamais !…

– Venez ! venez ! supplia le chevalier.

– Partez ! Si vous vous arrêtez, vous vous perdez,vous et vos compagnons : ma destinée est liée à celle du roi.Je reste, quand bien même je devrais être foudroyée à l’instant.Partez ! Adieu !

Le chevalier comprit que rien au monde ne pourrait ébranler unetelle résolution.

– Écoutez, dit-il rapidement. Je comprends votre projet. Sivous réussissez, si vous êtes saine et sauve, venez vous réfugieren Italie, à Monteforte… Maintenant, adieu, pauvre femme !Victime de votre haine… de votre amour !

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent tous la chaise duvoyage. Manfred jetait Gillette évanouie dans les bras deMargentine, et Spadacape prenait place sur le siège. Ilss’apprêtaient à sauter sur leurs chevaux et à fuir.

À ce moment, Ragastens saisit le bras de Manfred.

– Fleurial ! dit-il.

Triboulet n’était pas avec eux !

L’abandonner ? Fuir sans lui ?… La pensée ne leur envint pas. Haletants et hagards, tous les trois rentrèrent dans leparc.

Spadacape était resté sur le siège de la voiture.

Ivre de joie, Margentine ranimait Gillette de ses caresses.

…  …  …  …  … … .

Madeleine Ferron, ayant dit adieu à Ragastens, s’était glisséevers le château. Elle avait vu, elle, que Triboulet s’était arrêtéet elle avait deviné son projet.

Qu’allait-elle faire elle-même ? Elle ne savait pas aujuste.

Elle voulait surtout, avant tout, voir la figure du roi à qui onvenait d’arracher Gillette…

Elle se glissa d’arbre en arbre et arriva ainsi, guidée par letumulte, devant l’escalier qu’elle venait de descendre avec Manfredet ses compagnons. Elle y arriva au moment où se levait la mainsanglante de Triboulet pour retomber sur le visage de FrançoisIer.

Dans une vision d’horreur, elle eut ce spectacle inouï dubouffon souffletant le roi de son mot énorme, le souffletant de samain, et tombant ensuite sous les coups, de poignard…

Alors, elle entendit la voix de François Ierhurler :

– Dans le parc ! Ils sont dans le parc !Cherchez !

Madeleine alors se jeta en courant du côté de la porte dérobée.Elle eut l’intuition que Ragastens et ses amis voudraient attendreFleurial, et elle voulait les prévenir.

À quelques pas de la porte, elle les rencontra qui entraientdans le parc.

– C’est inutile, dit-elle froidement : Ilest mort !

– Fleurial… firent les trois hommes dans une mêmeexclamation douloureuse.

– Il est mort, vous dis-je ! Je l’ai vu tomber sousdix poignards… Fuyez !

Des cris retentissaient dans le parc.

Les sentinelles se répondaient l’une à l’autre.

Des lumières couraient…

– Mort ! sanglota Manfred. Mort pour elle ! Mortpour nous ! Pauvre Triboulet… Habit de bouffon, cœur dehéros…

– Alerte ! dit Lanthenay.

– Fuyez ! fuyez ! répétait Madeleine.

Ragastens et Lanthenay entraînèrent Manfred.

Une minute plus tard, ils étaient à cheval, autour de la voiturequi partait à fond de train et bientôt roulait sur la route deParis.

Quant à Madeleine Ferron, elle était restée dans le parc.

…  …  …  …  … … .

Comment échappa-t-elle à la battue qui fut organisée ?

Tous les pavillons qui s’élevaient dans le parc furentsoigneusement fouillés de fond en comble, y compris le pavillon desgardes.

Mais enfin, on finit par s’apercevoir au bout de deux heures quela petite porte dérobée était ouverte.

Les sentinelles voisines, interrogées, ne surent que répondre.Ces deux malheureux furent jetés en prison.

On retrouva alors le cadavre de la sentinelle que MadeleineFerron avait poignardée.

La conclusion générale fut que les truands – car nul ne songeaità la Belle Ferronnière – avaient fui par la porte trouvée ouverte.Ils étaient sans doute déjà bien loin.

Le roi, d’ailleurs, ne donna aucun ordre à ce sujet.

Lorsqu’il avait vu tomber Triboulet, il était lentement remontéà son appartement.

Les personnes qui virent François Ier à ce moment-làcertifièrent plus tard que le roi, en ces quelques minutes, avaitvieilli de dix ans.

La foudroyante excitation produite par le philtre d’amour étaiten effet tombée tout d’un coup. Les forces qu’avait avivées lebreuvage, le roi les avait pour ainsi dire gaspillées dans cesquelques minutes de rage poussée à son paroxysme.

Il apparut à tous que le soufflet de Triboulet avait tué le roiaussi sûrement que les poignards avaient tué le bouffon.

Lorsqu’on vint annoncer à François Ier que touterecherche avait été vaine et que les truands avaient probablementfui par la petite porte dérobée, il ne dit rien ; mais unprofond soupir gonfla sa poitrine, il rentra dans sonappartement.

Au moment où il franchissait l’antichambre, deux femmes leregardèrent passer ; l’une avec une sombre joie, l’autre avecun désespoir intense.

La première était Diane de Poitiers ; l’autre la duchessed’Étampes. Le roi disparu, elles échangèrent un long regard. Puisla duchesse d’Étampes fit un mouvement pour se retirer.

– Où allez-vous, ma chère Anne ? demanda Diane dePoitiers avec un sourire de triomphe.

– Je vais, ma chère Diane, donner l’ordre à mes gens depréparer mon départ pour ma terre…

– J’allais vous donner ce conseil, fit Diane…

Une larme de désespoir monta aux yeux de la duchessed’Étampes.

Quant au roi, il fit venir le premier officier de sa maison etlui dit :

– Monsieur, je m’ennuie à Fontainebleau. Prenez vos mesurespour que dès demain nous puissions partir pour Rambouillet.

…  …  …  …  … … .

Nous ne suivrons pas le chevalier de Ragastens et ses compagnonsdans leur voyage à Paris où ils ne séjournèrent que quelques heurespour repartir aussitôt dans la direction de l’Italie.

Nous dirons seulement que la mort de Fleurial fut cachée àGillette le plus longtemps possible.

Le jour vint cependant où la princesse Béatrix dut lui avouer lavérité. Gillette faillit mourir de douleur.

Mais elle était bien jeune…

Mais elle voyait Manfred si désespéré de son désespoir, sitriste de sa tristesse, que, peu à peu, elle essaya tout au moinsde dissimuler sa désolation…

Puis cette grande douleur s’effaça lentement – comme s’effacenttoutes les grandes douleurs humaines – le temps et l’amour, cesdeux grands consolateurs, apaisèrent l’âme endeuillée deGillette.

Dans Monteforte, jolie ville d’Italie où ils s’étaient réfugiés,le chevalier de Ragastens avait fait élever au milieu d’un jardinun monument de marbre blanc à la mémoire de Triboulet et d’ÉtienneDolet.

Deux familles nouvelles s’étaient fondées dans ce coin paisibleet riant.

Le 15 juin de l’année où se passèrent les derniers événementsque nous avons racontés, un double mariage unit Manfred etGillette, Lanthenay et Avette.

Cette cérémonie de joie, dans la radieuse journée d’été où elles’accomplit, fut comme voilée de mélancolie… Les deux jeunesfemmes, chacune de son côté, murmurèrent :

– Oh ! mon père, que n’es-tu là !…

Quant au comte de Monclar, il ne recouvra jamais la raison. Lesterribles événements qu’avait inspirés et dirigés Ignace de Loyolaavaient pour toujours jeté sur ce cerveau la nuit de la folie. Maiscette folie était douce.

Il s’était épris d’une singulière affection pour Avette, quil’entourait de soins touchants.

Et pour qui eût su quelle part l’ancien grand prévôt avait priseau supplice d’Étienne Dolet, c’eût été un spectacle d’une indicibleémotion que de voir la fille du supplicié sourire avec une si belletendresse au bourreau de son père…

Il est vrai que ce bourreau était le père de son mari !

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