La Cour des miracles

Chapitre 27LA MÈRE EN MARCHE

C’est dans le taudis de Margentine la folle que nous ramenonsnos lecteurs.

Ceci se passait le lendemain du jour où Manfred, retrouvé parCocardère, quittait brusquement Margentine pour essayer de sauverLanthenay.

Margentine, après le départ de Manfred, avait été prise d’une deces crises aiguës qui la jetaient à la rue échevelée,dépoitraillée, parcourant des quartiers entiers en appelant safille.

Elle était rentrée en son triste logis vers minuit, écrasée defatigue, et s’était endormie jusqu’au jour.

Au moment où nous la retrouvons, elle était accroupie dans unangle, le regard vaguement fixé sur la porte, essayant derassembler des bribes éparses de pensée et de souvenir.

– La bohémienne, grondait-elle, la bohémienne m’a dit queManfred me fera retrouver ma petite fille ! Mais Manfred estparti… Me voilà encore sans enfant… Pauvre Margentine, tout lemonde est acharné contre toi !…

Comme elle grommelait de sourdes imprécations, elle vit la portes’ouvrir. Une femme entra.

Margentine qui, comme certains fous, avait la mémoire desphysionomies très sûre, la reconnut aussitôt.

– La belle dame ! murmura-t-elle.

Celle qu’elle appelait « la belle dame » était laduchesse d’Étampes.

La duchesse était seule. Elle entra, souriante, endisant :

– Eh bien, ma chère Margentine, es-tu contente de mevoir ? Me reconnais-tu ?

– Je vous reconnais, dit la folie.

– Tu me reconnais, reprit la duchesse en dissimulant ungeste de contrariété ; tu sais donc en ce cas que je t’aimebien, et que je me suis toujours intéressée à tonbonheur ?

– Personne ne m’aime, dit Margentine d’une voix morne, etje ne tiens pas à ce qu’on m’aime. Je veux qu’on me laisse dans montrou penser à mon aise. Je ne suis heureuse que lorsque je puispenser.

– À quoi penses-tu alors ?

– À des choses…

– Veux-tu que je te le dise, à quoi tu penses, pauvrefemme, lorsque triste, seule, abandonnée du monde entier excepté demoi, tu rêves dans ton coin ?… Tu penses à ta jeunesse… tusonges au temps où tu étais plus belle encore que maintenant, cartu es toujours belle, sais-tu ?… Tu penses à la ville où tu asaimé, à l’homme à qui tu donnas ton cœur pour toujours. La villes’appelle Blois, l’homme s’appelle François…

Margentine hocha la tête.

– Vous parlez bien, murmura-t-elle. Vous dites justement ceque je n’aurais pu dire moi-même…

– Et puis, continua la duchesse, tu penses aussi à l’angeperdu, au chérubin à la tête blonde dont les caresses te fontencore sourire et pleurer quand tu les évoques…

– Elle mettait là ses deux petites menottes, fit Margentineravie en montrant son cou. Si je m’en souviens, seigneur, douxJésus ! Mais je ne vis que de cela, moi !… Et elle meserrait en riant. Je vois encore les deux petites fossettes de sesjoues quand elle riait si gentiment, et ses dents… des petitesperles, si vous saviez !…

La duchesse, maintenant, laissait parler Margentine.

Elle l’avait amenée au point où elle voulait.

Un à un les souvenirs de la pauvre folle s’éveillaient.

Et, comme toujours, cela se termina par une crise desanglots.

– Je ne la verrai plus… c’est fini !… Vous m’aviezpromis… la bohémienne aussi m’avait promis… mais je sens bien quec’est fini, et que plus jamais je ne reverrai ma Gillette…

La duchesse attendait cette explosion.

– Et moi, s’écria-t-elle, je t’affirme que tu reverras tafille quand tu voudras !

– C’est pour me faire encore souffrir que vous me ditescela…

– Te faire souffrir, malheureuse ! À quoi cela meservirai-t-il ? Non… tu sais bien que je m’intéresse àtoi ; j’ai eu pitié de ta douleur de mère… Ta fille, je l’aicherchée, et je l’ai trouvée…

Margentine bondit.

– Oh ! si cela était ! fit-elle, les mainsjointes.

– Cela est. Je te dis que ta fille, je l’ai retrouvée. Etje viens te dire où elle est…

– Oh ! madame… Écoutez, dit Margentine d’une voixbrisée, je ne suis qu’une malheureuse ; quelques-uns mêmedisent que je suis folle… Je n’ai que ma vie à donner… mais cettevie, je vous la donne. S’il faut mourir pour vous, je mourrai. S’ilfaut que quelqu’un s’arrache le cœur pour vous éviter un chagrin,je m’arracherai le cœur…

La duchesse d’Étampes n’eut pas un tressaillement de pitié. Soncœur demeura sec.

– Parlez ! s’écria Margentine… Où est-elle ?…

– Assez loin d’ici…

La folle saisit ardemment les mains de la duchesse.

– Que ce soit au bout du monde, et qu’il faille y allerpieds nus… qu’importe, j’arriverai…

– Ta fille est à Fontainebleau, dit la duchesse.

– Fontainebleau ? interrogea la folle.

– Oui, une ville… assez loin de Paris, comme je te l’aidit…

Le cœur de Margentine battait à rompre.

– Par où passe-t-on ? reprit-elle fébrilement.

– Je te le dirai, je te donnerai toutes les indications. Lafolle allait et venait dans le taudis, avec une allure delionne.

– Fontainebleau ! murmurait-elle… Je vais partir àl’instant… Adieu !…

– Et comment feras-tu pour la retrouver, si je ne te donnespas toutes les indications ? s’écria la duchesse.

– Ah ! oui… parlez… je deviens folle à cette idée…Oh ! madame, comment se fait-il que vous soyez sibonne !… Ma fille ! dire que je sais où elle est !…Elle est à Fontainebleau, et je vais aller la retrouver…

– Écoute : voici d’abord un peu d’argent pour faire lechemin.

– Pas besoin d’argent… J’irai sur mes genoux, s’il lefaut.

– Prends… tu arriveras plus vite.

– C’est vrai, en payant, j’arriverai plus vite.

Elle prit les cinq ou six pièces d’or que lui tendait laduchesse d’Étampes.

– En arrivant à Fontainebleau, continua celle-ci, tudemanderas où se trouve le château. Tu m’entends ?

– Si j’entends !… Ah bien, je me jetterais la têtecontre un mur si j’oubliais un seul détail ! Je demanderai lechâteau en arrivant à Fontainebleau… Après ?

– Sais-tu qui habite ce château ?

– Non ! Comment voulez-vous que je le sache,moi ! Mais parlez donc !…

– Eh ! bien, c’est François…

– François !…

– Oui… ton amant, le père de Gillette… Tu ne l’as jamaisrevu ?

– Jamais !

– Le reconnaîtrais-tu ?

– Ah ! oui ! fit-elle avec un accent de haine quiamena un sourire de satisfaction sur les lèvres de la duchesse.

– Même s’il a un peu vieilli ?

– Je le reconnaîtrai, vous dis-je !

– Sais-tu ce qu’il est, ton François ?

– Oh ! un grand personnage, je sais…

– Il est roi ! C’est le roi de France…

À la stupéfaction de la duchesse, la folle éclata de rire etbattit des mains.

– Ah bien, il ne manquait plus que ça à ma Gillette !Fille d’un roi !… Mais ce n’est pas étonnant,voyez-vous ! Elle serait reine elle-même que cela nem’étonnerait pas du tout. Quant à François, ça m’est égal qu’ilsoit roi de France. Il peut bien être ce qu’il veut. Je lui diraice que j’ai à lui dire…

– Eh bien, écoute, ta Gillette est dans le château du roide France. Tu n’as qu’à aller à Fontainebleau, comme je t’ai dit.Tu iras au château. Tu attendras devant les grilles… Sauras-tuattendre, au moins ?…

– Oui, oui ! J’aurai de la patience.

– Le roi sort presque tous les matins pour aller à lachasse… Alors, tu comprends, quand tu le verras sortir au milieu deson escorte, tu t’approcheras de lui, et le reste te regarde !Si tu ne te fais pas rendre ta fille, c’est que tu auras été bienmaladroite…

Margentine avait écouté ces paroles avec une attentionprofonde.

La duchesse lui indiqua alors le chemin qu’elle devait prendre,par quelle porte de Paris elle devait sortir. Puis elle seretira.

En toute hâte, Margentine s’habilla d’une robe de gros drapqu’elle mettait rarement, fit un petit paquet, et sortit à sontour.

La duchesse, postée dans un coin de la rue avec deux hommes quil’avaient accompagnée, assista au départ de Margentine. Celle-ci,d’un bon pas, traversa Paris.

Une fois sur la route de Melun, elle activa sa marche.

Il était environ trois heures de l’après-midi lorsqu’elle étaitsortie de son taudis. Elle marcha d’une traite jusqu’à huit heuresdu soir.

À ce moment, elle entrait dans un village.

Un carrosse attelé de quatre chevaux conduit par deux postillonsarrivait à fond de train, derrière elle, et faillit larenverser.

– Gare ! gare ! hurla le postillon de tête.

Margentine n’eut que le temps de se ranger et regarda un instantce carrosse qui disparaissait dans la direction deFontainebleau.

– Je voudrais bien être là-dedans, songea-t-elle. Je seraistôt arrivée.

Cette voiture était celle de la duchesse d’Étampes qui rentraità Fontainebleau.

Quelle avait été la pensée qui avait poussé Anne, duchessed’Étampes, à faire cette démarche auprès de Margentine ?

Pourquoi envoyait-elle la folle à Fontainebleau ?

Espérait-elle que la scène de cette pauvresse arrivant auchâteau et réclamant pour sa fille celle qu’on appelait la« petite duchesse » rendrait Gillette à jamaisridicule ? Peut-être !

Ou peut-être aussi, avec cette confiance instinctive que toutesles femmes ont dans la force réellement énorme du sentimentmaternel, peut-être espérait-elle que Margentine trouverait lemoyen d’arracher Gillette à François Ier, outout au moins de la protéger contre son amour.

Car pour la duchesse d’Étampes, il n’y avait pas de doutepossible : le roi aimait Gillette.

Tant que la jeune fille résisterait, cela irait encore à peuprès…

Mais du jour où elle serait officiellement la maîtresse du roi,que deviendrait-elle, elle, la puissante favorite qui courbait soussa domination jusqu’à Diane de Poitiers ?

Elle faillit s’arrêter à un parti violent : celuid’empoisonner Gillette.

Mais elle n’avait personne sous la main pour exécuter ceprojet ; son complice Alais Le Mahu était mort ; ellel’avait elle-même assassiné.

Quant à ses gentilshommes ordinaires, elle n’avait en leurdiscrétion qu’une confiance relative.

Ce fut alors qu’elle songea à Margentine et qu’elle se demandasi la folle bien stylée ne pourrait pas jouer un rôle dans lacomédie ou le drame qu’elle préparait.

La pensée lui était venue de dire à Margentine que Gilletteétait justement la fille qu’elle cherchait.

La duchesse d’Étampes n’en savait rien et croyait mentir. Il setrouva que son mensonge était une vérité : la vie a de cesquiproquos.

C’est son carrosse qui avait failli renverser Margentine.

Celle-ci, on l’a vu, s’était mise en route à pied. L’idée ne luiétait pas venue qu’avec l’argent que lui avait laissé « labelle dame » elle pouvait fréter une voiture. Pour elle, pourcet esprit où la vie ne se reflétait qu’en images troubles, il n’yavait qu’un moyen d’aller d’un point à un autre : c’était demarcher tant qu’elle aurait la force de marcher.

Nous avons dit que sa première étape dura cinq heures.

Margentine, tourmentée du besoin d’avancer, traversa le villageoù elle venait d’arriver et essaya de continuer.

Mais elle dut s’arrêter devant la nuit comme devant un mur.

Alors elle rétrograda, rentra dans le village, pénétra dans uneauberge, et montra une pièce d’or.

L’aubergiste s’empressa, dressa la table, servit un dîner commepour une demi-douzaine de gentilshommes. La pièce d’or y passa,mais Margentine mangea un morceau de pain et but un verre d’eau, neparaissant même pas avoir vu les pâtés et le poulet qu’une servanteavait disposés devant elle.

– Où allez-vous comme ça ? lui avait demandél’aubergiste.

– Où je vais ? Cette question ! Je vais retrouverma fille, pardi.

Les gens de l’auberge se regardèrent en hochant la tête. Lavoyageuse, avec ses yeux hagards, ses gestes étranges, ne tarda pasà leur apparaître ce qu’elle était : une folle.

Margentine dut à cette circonstance de ne pas être entièrementdétroussée par le rapace aubergiste : on craignait les fouscomme des êtres spéciaux qui étaient plus ou moins en relationsavec les esprits, les anges ou les démons, toutes sortes depuissances extra-terrestres dont il était mauvais de s’attirer lacolère.

Au soleil levant, Margentine reprit sa route.

À un moment, une mendiante lui demanda l’aumône.

Margentine lui donna une des pièces d’or qu’elle portait. Lamendiante, d’abord stupéfaite, la poursuivit de bénédictionsexorbitantes.

La folle s’en alla en fredonnant sa cantilène favorite, – unevieille berceuse du vieux temps, naïve, enfantine :

Dans le champ du voisin,

J’ai cueilli des lys blancs.

Par moments, elle s’arrêtait et frappait dans ses mains, endisant :

– Qu’est-ce qu’elle va dire, mon Dieu ! qu’est-cequ’elle va dire quand je vais la prendre dans mes bras pour labercer comme je faisais pour l’endormir… Va-t-elle êtreheureuse !… Et moi donc !… Seigneur, qu’il faitbon ! Et qu’il fait beau ! Je n’ai jamais vu une aussibelle journée !…

Une rafale de neige l’enveloppait à cet instant.

Toutes les fois qu’elle rencontrait un paysan ou qu’elle passaitdevant une maison, elle demandait :

– Fontainebleau, est-ce loin, dites ?

On la renseignait.

La première fois qu’elle avait posé cette question, elle avaittremblé qu’on ne lui répondit :

– Fontainebleau ! Mais ça n’existe pas ! Il n’y apas de Fontainebleau !

Maintenant, elle était sûre.

Elle marcha toute la journée ; la nuit venue, elle duts’arrêter encore, et ce ne fut que le lendemain qu’elle arriva.

Un groupe de maisons lui était apparu, et à un homme qu’ellecroisait, elle avait posé sa question habituelle :

– Fontainebleau, est-ce loin ?

L’homme avait allongé le bras vers les maisons, endisant :

– Fontainebleau ? Vous y êtes, c’est ça…

La folle demeura toute saisie. Elle s’était arrêtée, les mainsjointes, les yeux dilatés d’étonnement.

Le long du chemin, elle avait eu cette impression sourde quejamais elle n’arriverait et que les gens se moquaient peut-êtred’elle quand ils lui disaient :

– Dans quatre heures… dans deux heures, vous y êtes. Elle yétait !

Et ce fut avec une sorte de timidité qu’elle entra dans laville, une timidité qui la faisait marcher doucement, comme ellefaisait quand elle entrait dans une église, à Paris, l’hiver, pours’abriter contre le froid ou la pluie.

Quelques instants plus tard, elle arrivait devant lechâteau.

Le château lui apparut comme un palais féerique.

– Dieu, que c’est beau ! murmura-t-elle avec uneprofonde et sincère admiration.

Elle s’approcha lentement des grilles, comme invinciblementattirée, hypnotisée.

– Au large ! cria soudain un arquebusier ; aularge, la femme ! ou je fais feu !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer