La Cour des miracles

Chapitre 18LA MÈRE DE GILLETTE

Pendant que se passaient, à l’hôtel du grand prévôt, les scènesque nous venons d’exposer, d’importants événements se déroulaientdans le taudis de Margentine.

Nous laisserons donc le comte de Monclar à sa folie, nouslaisserons Lanthenay marcher vers la Croix-du-Trahoir oùl’attendait le bourreau, étonné du retard qu’on mettait à luiamener sa proie, et nous conduirons nos lecteurs dans le tristelogis de cette autre folle : Margentine la blonde.

Au moment de la décharge des arquebusiers massés autour dubûcher d’Étienne Dolet, Manfred avait reçu une balle dans lebras.

La blessure était d’autant moins dangereuse que la balle n’avaitfait que traverser les chairs et qu’elle était sortie sans avoiratteint l’os.

Il en résultait que Manfred n’avait nullement le bras cassécomme l’avaient dit les deux compatissantes ribaudes qui, sur leconseil de la Gypsie, avaient amené le blessé chez Margentine.

Mais cette blessure, pour n’être pas dangereuse, n’en faisaitpas moins souffrir le jeune homme, et on a vu qu’une fièvre suiviede délire s’était tout d’abord déclarée.

Heureusement, le blessé était doué d’un tempérament robuste. Sajeunesse et sa vigueur ne tardèrent pas à avoir raison de lafièvre.

Nous le retrouverons la veille même du jour où viennent de sepasser les faits que nous avons racontés.

C’était dans l’après-midi. Toute la journée de la veille ettoute la nuit, Margentine avait soigné le jeune homme avec uneintelligence remarquable chez cette folle.

Tant qu’il n’était pas question de sa fille, elle était capablede raisonner avec une certaine logique, et ses actes s’enchaînaientnaturellement.

C’est ainsi que, dans les soins qu’elle donna à Manfred blessé,elle manifesta un véritable esprit de suite et de sagacité,renouvelant les compresses de vin aromatique en temps voulu,passant de temps à autre un linge mouillé sur les tempes, le frontet les lèvres du jeune homme pour calmer l’accès de fièvre.

Ces soins avaient redoublé d’activité lorsque Margentine avaitentendu Manfred, dans son délire, appeler Gillette à diversesreprises.

Tout d’abord, cette découverte faillit être fatale àManfred.

– Que dit-il ? gronda Margentine. Il parle deGillette ?

Et elle ajouta :

– Encore quelque intrigante qui prend le nom de mafille !

Margentine médita un instant si elle ne punirait pas le jeunehomme de se prêter à l’intrigue qu’elle supposait ourdie contreelle et sa fille.

Mais elle se rappela alors la visite de la Gypsie.

Or, la bohémienne lui avait dit :

– C’est lui qui te fera retrouver ta fille !…

Dès lors, Margentine ne douta plus que le blessé ne fût vivementintéressé à retrouver Gillette.

Après les premières heures de fièvre, Manfred était tombé dansun lourd sommeil ; il ne parlait plus ; si bien queMargentine, accablée de fatigue, finit par s’endormir elle-même surson escabeau.

Vers les deux heures de l’après-midi, Manfred s’éveilla. Il jetaautour de lui ce regard étonné qui suit les crises de fièvre ;il se souvint vaguement qu’il avait déjà entrevu ce qu’il voyaitdans un moment de lucidité. Près de lui, il aperçut Margentineendormie.

– La folle ! murmura-t-il.

Il voulut faire un mouvement comme pour se lever, la violentedouleur qu’il ressentit au bras lui rappela alors tout ce qu’ilvenait de passer.

Comme dans une vision enflammée, il se revit près du pontSaint-Michel, attendant avec Lanthenay l’arrivée du cortèged’Étienne Dolet.

La pensée du violent désespoir qui devait accabler Lanthenay luivint alors.

Qu’était devenu son ami ? Était-il tombé dans la ruelle,parmi les truands ? Vivait-il encore ?

Et en ce cas, quelle devait être sa tristesse !… Manfredimaginait son ami errant autour du bûcher éteint, n’osants’arracher à l’horrible spectacle… puis il le voyait revenir à laCour des Miracles, et il se représentait la scène déchirante :Lanthenay apprenant à Julie et à Avette que le supplice de Doletétait consommé !…

Alors, l’enchaînement des idées conduisit Manfred à se direqu’il n’avait plus rien à faire à Paris. Il était venu pour aiderLanthenay à sauver Dolet… La fortune les avait trahis… Dolet étaitmort sur le bûcher.

Manfred éprouvait une insurmontable horreur à la pensée dedemeurer plus longtemps dans la ville qui avait vu s’accomplir unepareille abomination.

Son plan fut vite fait : il irait trouver Lanthenay etl’arracherait à sa douleur.

Il l’emmènerait avec Avette, avec Julie.

Dès lors, son imagination le transporta à Fontainebleau.

Que se passait-il là-bas ? Le coup de main préparé par levieux Fleurial avait-il réussi ?

Une terrible angoisse l’étreignit, et l’idée de rester enfermédans ce taudis, immobile, impuissant, lui devint insupportable. Ilrassembla toutes ses forces et parvint à se lever et às’habiller.

Une fois debout, il s’aperçut qu’à part la cuisante douleur deson bras, il n’avait d’autre mal qu’une certaine faiblesseprovoquée par la perte de sang.

Il regarda autour de lui pour voir s’il n’apercevait pas quelqueflacon de cordial ou de vin.

Margentine dormait profondément.

– Pauvre femme ! murmura-t-il en contemplant uninstant les traits tirés de la folle.

Et comme il ne trouvait pas ce qu’il cherchait, il aperçut dansune encoignure un trou, une sorte de petite armoire pratiquée dansle mur.

– Là, peut-être… pensa-t-il.

Il alla doucement à l’armoire et y plongea la main.

Cette main rencontra et froissa un papier.

Manfred saisit le papier et le considéra distraitement.

Tout à coup il tressaillit. Ce papier, parchemin plié et scelléen forme de lettre, portait une suscription.

Et cette suscription, c’était :

– Pour Manfred.

De quel Manfred s’agissait-il ? Lui, peut-être !

Manfred se décida alors à réveiller Margentine, qu’il touchalégèrement au bras.

La folle poussa un cri de surprise, puis se mit à rire.

– Te voilà donc guéri ? dit-elle.

– Oui, ma bonne Margentine. Mais, dis-moi, cettelettre ?…

– C’est pour toi.

– Qui te l’a remise ?

– La Gypsie, donc ! Elle m’a dit : « Tu luidonneras la lettre quand il sera guéri, dans huit jours, mais pasavant. »

– Ah ! Elle t’a dit cela, la Gypsie ?… Oui, maisje suis guéri.

Dès les premiers mots il pâlit et rougit coup sur coup, etMargentine remarqua que ses mains tremblaient.

Voici cette curieuse lettre que nous reproduisons tout entière,même en certains détails qui ne sont pas absolument utiles à notrerécit.

Lettre de la Gypsie àManfred

Maintenant que la chose ne peut plus me nuire, je vais terévéler en quel pays tu es né et comment s’appelle ton père. J’aihésité avant de m’y décider, parce que j’avais juré sur Aldebaran,la grande étoile de ma destinée, de ne jamais te parler decela.

Mais que veux-tu ? Peut-être bien que ma croyance àAldebaran est morte dans mon cœur, comme y sont mortes biend’autres croyances. Enfin, peut-être t’aurais-je révélé depuislongtemps ta naissance, – car je m’étais attachée à toi, et je teportais une sorte d’affection, – mais je craignais quelque choseque je n’ai pas besoin de t’expliquer.

Aujourd’hui cette crainte n’a plus raison d’être.

Aussi, lis-moi bien attentivement, car tu ne me reverras plusjamais, et les explications que je te donne ici contiennent desdétails qui seront utiles pour te faire reconnaître de tesparents.

Voici donc, Manfred :

Il y aura bientôt vingt-deux ans, je traversais l’Italie du sudau nord avec une partie de ma tribu. Nous venions des lointainspays de l’Asie, de contrées dont je ne me souviens plus, et oùhabitaient les plus vieux de notre peuple. Et nous avions traversél’Arabie, puis l’Égypte où nous avons longtemps séjourné, et où jeme suis instruite en diverses sciences.

Toute notre tribu s’était embarquée à Alexandrie ; maistandis qu’une partie montait sur un vaisseau qui se dirigeait versl’Hellespont pour aller au pays des Turcs, l’autre, dont je faisaispartie, voguait vers la Sicile.

De la Sicile, nous passâmes en Italie, et là, notre tribu separtagea en divers groupes qui prirent chacun une routedifférente.

Avec l’homme que j’avais choisi pour époux et mon fils, jeremontai l’Italie dans toute sa longueur. Nous allâmes à Naples, deNaples à Rome, puis à Florence et à Mantoue. Je disais la bonneaventure. Mon homme tressait des ouvrages d’osier qu’il vendaitbien. Moi-même, je gagnais beaucoup ; j’aimais mon filsjusqu’à l’adoration ; j’étais heureuse… oui,heureuse !

Je te raconte tout cela, Manfred, parce qu’en ce momentj’éprouve un triste plaisir à me reporter à cette époque où vivaitmon fils.

Ce fils, Manfred, avait alors environ seize ans.

Il était fier et beau comme tu peux l’être toi-même.

Nous étions alors à Mantoue, comme je te l’ai dit. Nous y étionsdepuis un mois, et nous nous disposions à pousser plus loin notredestinée vagabonde, lorsque je fus frappée par un terriblemalheur.

Mon fils, insulté, raillé dans la rue par un jeune seigneur,avait souffleté son insulteur. Aussitôt on l’avait arrêté. C’était,pour ce crime, au moins la prison perpétuelle, sinon la mort.

Affolée, je m’informai.

– Qui règne à Mantoue ? demandai-je.

On me répondit en riant :

– Le duc règne sur Mantoue, mais la signora Lucrèce Borgiarègne sur le duc !

Je courus au palais ducal.

Ce ne fut qu’au bout de deux jours que je parvins à y entrer età me faire conduire en présence de Lucrèce Borgia, cette célèbrefemme dont tu as sans doute entendu parler.

Je me jetai aux pieds de la signora Lucrèce, et lui racontai cequi venait d’arriver à mon fils. Je lui dis que si mon fils nem’était pas rendu, je mourrais de chagrin ; enfin, je pleuraiet suppliai à genoux pendant longtemps.

La signora Lucrèce m’avait d’abord écouté avec une indifférencehautaine.

Puis, peu à peu, elle avait paru s’intéresser à mon récit et àma douleur. Elle m’avait examinée attentivement.

Elle renvoya les femmes qui l’entouraient, et mon cœur battitd’espoir.

– Tu aimes donc bien ton fils ?… medemanda-t-elle.

– C’est toute ma vie ! m’écriai-je en sanglotant.

– Tu sais qu’il sera sans doute condamné à mort ; unmisérable bohémien qui se permet de souffleter un fils de noblesse…Oui, c’est la mort… mais si tu veux… tu peux le sauver.

J’écoutais, haletante d’angoisse.

– Si tu aimes ton fils, reprit-elle d’un air sombre, tudois être disposée à tout pour le sauver ?

– À tout ! à tout ! signora…

Elle garda quelque temps le silence, m’étudiant avec attention,et sans doute elle reconnut ma sincérité et la passion maternellequi me transportait, car elle finit par me dire :

– Eh bien, peut-être pourrons-nous nous entendre…Écoute-moi…

– J’écoute, signora, m’écriai-je, suspendue à seslèvres.

La signora Lucrèce Borgia reprit :

– Connais-tu la ville de Monteforte ?

– Je ne la connais pas, mais je la connaîtrai s’il lefaut.

– Je te donnerai d’ailleurs toutes les indicationsnécessaires. Tu vas donc te rendre à Monteforte… Il y a à peu prèsdix jours de voyage… autant pour revenir… dix jours pour séjournerlà-bas… cela fait en tout trente jours… Il faut t’apprêter à partirau plus tôt…

– Je suis prête, signora ; je puis partir à l’instantmême…

– Bien… as-tu quelqu’un qui puisse t’aider à une certaineaction… où il faut d’ailleurs plus d’habileté que deforce ?…

– J’ai ce qu’il faut, signora…

– En ce cas, tu peux partir dès aujourd’hui ; tu irasà pied, parce qu’il est nécessaire qu’en arrivant à Monteforte tupasses inaperçue…

– Et que ferai-je à Monteforte, signora ?

Lucrèce Borgia eut une dernière hésitation.

– Fiez-vous à moi, lui dis-je d’un ton ferme, j’accompliraivotre mission quelle qu’elle soit, car pour sauver mon fils, jesuis capable de tout, même d’un crime !

Je prononçai à dessein ces paroles, car j’avais tout de suitedeviné que c’était un crime qu’on allait me proposer.

En effet, ces paroles rassurèrent la signora.

Elle se rapprocha de moi et me dit à voix basse :

– Il y a à Monteforte un homme que je hais autant que tupeux aimer ton fils ; il y a à Monteforte une femme que jehais comme tu pourrais haïr le bourreau qui se saisirait de tonfils… C’est cet homme et cette femme que je veux frapper… Es-tudisposée à me seconder ?

– Disposée à tout, signora !

En parlant ainsi, Manfred, mes yeux s’attachaient sur la signoraLucrèce. Elle avait les traits réellement bouleversés par lahaine…

Pourtant, je n’eus pas peur.

Au contraire, je me dis que cette femme si forte saurait tenirsa parole, et que si je l’aidais, elle sauverait mon fils. Elleparut contente de mon ardeur et me dit alors :

– Cet homme dont je te parle, c’est…

Elle hésita encore, et me dit :

– Si jamais tu me trahis…

– Si je vous trahis, signora, faites mourir mon fils, et cesera ma propre mort !

– Bien… Cet homme, donc, c’est le chevalier de Ragastens,devenu comte Alma et seigneur de Monteforte. Cette femme, c’est safemme, la princesse Béatrix. Ils habitent le palais comtal deMonteforte. Ils sont heureux, et je veux les frapper…

– Que faut-il faire ?… m’écriai-je. Je suis experte enl’art des poisons… et si vous voulez…

Elle haussa les épaules, et, d’une voix qui me fit frissonner,me répondit :

– Le poison ! Je crois aussi en connaître tous lessecrets… mais le poison… c’est trop peu pour Béatrix ! troppeu pour Ragastens !

Alors, elle me dit :

– Écoute… Ce Ragastens a eu deux enfants… tous deux sontmorts… Un troisième lui est né… C’est un fils… Et celui-là vivra,car il a hérité de toute la force de son père… Or, cet enfant,c’est leur adoration à tous deux ; ils ne vivent plus que pourlui… il est leur dieu.

– Je crois vous comprendre, signora… il faut tuerl’enfant ?

Je dis cela froidement, Manfred, et je te jure que pour sauvermon fils j’eusse tué l’enfant du comte Alma, si la signora Lucrècem’en avait donné l’ordre.

Mais ce n’est pas cela qu’elle voulait.

– Ne m’interromps pas, me dit-elle. Tuer l’enfant, ceserait certes leur infliger une violente douleur… mais cettedouleur, avec le temps, s’atténuerait… Ce qui est mort est bienmort, et on finit par l’oublier… Au contraire, si l’enfant estperdu pour eux, et si pourtant ils savent qu’il vit, conçois-tu dèslors l’existence infernale qu’ils mèneront ! La certitude queleur enfant emporté par des bohémiens, parcourt le monde,malheureux, battu, et qu’il meurt lentement… cette certitude peutles rendre fous…

Les vois-tu, le soir, s’asseyant à leur foyer désert et sedisant : « En ce moment, notre enfant estmartyrisé ! En quel endroit du monde ? Sous quelciel ?… Voilà ce que nous ne saurons jamais ! » Oui,c’est là la punition que j’ai rêvée pour eux !

– Alors, il faut voler l’enfant ? demandai-je.

– Oui ; le voler, l’emporter, en faire un bohémien, unbandit qui finira un jour sur un échafaud !

– Je me charge de tout cela ! dis-je alors.

– Il faudra que tu me montres l’enfant.

– Comment saurez-vous que c’est bien lui ? Qui vousprouvera que je ne vous présente pas un autre enfant que j’auraiacheté…

– Ta question me plaît et me prouve que tu réussiras. Quantà reconnaître l’enfant de Ragastens, sois tranquille : je leconnais. Je l’ai vu assez pour être sûre que tu ne pourras metromper… Tu viendras donc me montrer l’enfant.

– Ici même ?

– Non : à Ferrare ; car je n’habite Mantoue quepour quelques jours. Si tu réussis, tu auras cinq cents ducats.

– L’or est une bonne chose, signora, mais si vous me rendezmon fils, je ne vous en demande pas davantage.

Ce fut sur ces mots que je pris congé de la signora Lucrèce.

Aussitôt je me mis en route, seule.

Car, pour une affaire de ce genre, je ne m’en fiais qu’àmoi-même. Je donnai rendez-vous à mon homme à Marseille, enProvence, grande ville où nous devions facilement passer inaperçusdans la foule de gens que débarquent des navires venus de tous lespoints de l’horizon.

Je partis donc, et, au bout de huit jours, j’arrivai àMonteforte, ville magnifique par ses jardins et par son palaiscomtal. Elle est située dans les montagnes et d’un aborddifficile.

Dès le soir même de mon arrivée, Manfred, j’avais réussi àpénétrer, secrètement dans les jardins du palais.

Et c’est là que je vis l’enfant que je devais voler.

Cet enfant, Manfred, c’était toi ! Tu avais trois ans ou àpeu près…

Peut-être, sûrement même, tu vas me haïr pour la révélation queje te fais. Oui, tu vas me haïr. Mais ta haine, Manfred, m’estindifférente. Rien ne m’est plus dans ce monde, puisque j’ai perdule fils pour lequel je consentis à me faire criminelle. À tout ceque j’ai souffert, je puis juger de ce qu’ont souffert tesparents.

Hais-moi donc, Manfred. Je le mérite…

Et pourtant, considère que rien ne m’oblige à t’écrire cettelettre et, que si je le voulais, jamais, tu ne saurais.

C’est, comme je te le disais, que j’ai fini par te prendre enaffection, bien que tu ne t’en sois jamais aperçu. Aussi bien netenais-je pas à te montrer cette sorte de tendresse qui peu à peuentrait dans mon cœur. Est-ce que les femmes, peut-être, ne peuventse passer d’aimer, et qu’il leur faut toujours un enfant àchérir ? Cela se peut bien. Toujours est-il qu’il y a desjours où j’en arrivais à me demander si tu n’étais pas monfils…

C’est pourquoi je souhaite que tu sois désormais heureux. Mapunition, à moi, sera de songer que tu me hais !

Mais voilà que je m’attendris… Non, non… j’ai bien autre chose àfaire.

Donc, comme je te l’ai dit, je parvins dès le premier jour àvoir l’enfant, son père et sa mère, sans avoir été remarquéemoi-même.

Le père et la mère adoraient réellement leur fils ! Je nepus m’y tromper ; je savais cela, moi ! Mais je n’hésitaipas.

Maintenant, te dire comment je m’y suis prise pour enleverl’enfant, ce serait trop long ; il te suffira de savoir que jedus, pour arriver à mes fins, demander l’aide d’un jeune Napolitainqui se trouvait à Monteforte, et que, grâce à cette aide, le soirdu cinquième jour, je sortis de Monteforte en t’emportant dans mesbras.

À peine arrivée à Ferrare, je te conduisis auprès de LucrèceBorgia. Elle te contempla d’un œil rêveur et sombre, puis ellemurmura :

– C’est bien lui !

Alors, elle me compta 800 ducats d’or et non pas 500 qu’ellem’avait promis. Deux heures plus tard, je serrais dans mes bras monfils qu’elle avait fait transporter de Mantoue à Ferrare.

Il fut convenu que je t’emmènerai à Paris et que jamais plus jene reviendrai en Italie. Lucrèce Borgia me dit qu’elle viendrait àParis s’assurer que j’avais bien suivi ses instructions.

Je partis donc avec mon fils et toi ; j’arrivai à Marseilleoù je retrouvai mon homme ; puis, avec toutes sortes dedétours, nous finîmes par arriver à Paris où nous nous installâmesdans la Cour des Miracles…

Quant à toi, Manfred, te dire que tu pleuras d’abord beaucoup endemandant ta mère, puis que tu finis par oublier complètementl’Italie, serait inutile.

Le reste, tu le sais…

Quant à ton père, le chevalier de Ragastens, et à ta mère, laprincesse Béatrix, tu les as vus ces jours-ci, tu leur as parlé. Tudois savoir où ils sont.

Manfred, je n’ai plus rien à te dire…

Je te fais mes adieux pour toujours. Si tu songes quelquefois àmoi, hais-moi si tu veux, mais pense aussi que je n’exécutai jamaisma promesse de te martyriser… Jamais je ne consentis à te tairemal… et puis, songe aussi que la vieille femme qui t’écrit abeaucoup souffert… oui, beaucoup !

Adieu, Manfred !

…  …  …  …  … … .

Telle fut l’étrange lettre dont Manfred, en tremblant,recommença plusieurs fois la lecture.

Elle prouvait que si la Gypsie avait commis un crime abominable,elle n’était peut-être pas pour cela entièrement pervertie. Lesromanciers ont l’habitude de présenter des personnages qui sonttout à fait mauvais. En cela, ils se trompent : il n’y a riend’absolu, pas plus dans l’esprit que dans le cœur des humains, etla vie se compose d’oppositions souvent incompréhensibles.N’avons-nous pas vu le grand prévôt se transformer sous nosyeux ?…

Manfred, en faisant cette lecture, était trop agité pourremarquer que pas une fois la Gypsie n’avait parlé de Lanthenay quecependant elle avait toujours semblé préférer à lui-même.

L’état d’esprit où se trouva le jeune homme après avoir lu etrelu cette lettre fut une sorte de ravissement.

Il cherchait à se représenter la princesse Béatrix qu’il n’avaitfait qu’entrevoir dans la maison de la rue Saint-Denis, mais dontla beauté et la dignité l’avaient vivement frappé.

Puis son imagination le ramenait auprès du chevalier deRagastens, et il serrait ses mains avec force, tandis que ses yeuxse mouillaient de larmes.

– Voilà donc, songeait-il, le sens des questions qu’il meposait dans la Cour des Miracles, la nuit de l’attaque ! Ilcherchait son fils… Et ton fils était devant toi, ô monpère !…

À ce moment, la folle s’approcha de lui.

– Écoute-moi, dit-elle.

Manfred, arraché soudain à sa rêverie, tressaillit.

– Que me veux-tu ? demanda-t-il doucement.

– La Gypsie m’a dit que tu me ferais retrouver ma fille.Oh ! je n’ai pas oublié, c’est bien cela qu’elle a dit…

– Ta fille, pauvre femme !

– Oui, une petite fille, six ans à peu près, des cheveuxblonds… tu l’as donc vue ?

Et Manfred, ému, se trouvait assez embarrassé lorsque des pasprécipités retentirent, la porte s’ouvrit. Cocardère et Fanfare,toujours inséparables, apparurent.

– Enfin, on te retrouve ! s’écria Cocardère. Sais-tuce qui se passe ?

– Comment le saurais-je ? Depuis hier, je me débatscontre la fièvre…

– Eh bien, il se passe que Lanthenay va être pendu !Es-tu en état de marcher ?…

– Allons ! gronda Manfred qui, à cet instant, eûtoublié le monde entier.

Tous les trois s’élancèrent au dehors.

– Oh ! sanglota Margentine. Il s’en va !… Il nereviendra plus !…

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