La Cour des miracles

Chapitre 14LA BOHÉMIENNE

En quittant Monclar, et en sortant de la place Maubert, laGypsie s’était dirigée aussitôt vers la Cour des Miracles. Commeelle arrivait dans la rue des Mauvais-Garçons, elle vit devant elledeux hommes qui, sur une sorte de brancard improvisé, en portaientun troisième.

Près du brancard marchaient deux femmes qu’elle reconnutaussitôt pour deux ribaudes. Elle s’approcha, et, sur ce brancard,vit Manfred, blanc, les yeux fermés.

– Est-il mort ? demanda-t-elle.

– Oh ! non, évanoui seulement. Il a le bras cassé.

– Où le conduisez-vous ?

– Mais… nous allions chez vous, la Gypsie !

– Chez moi ! fit-elle d’une voix qui glaça les deuxribaudes… Je n’y serai plus ce soir ou demain… Et puis, croyez-moi,il ne serait pas en sûreté à la Cour des Miracles…

La Gypsie réfléchissait. Que se passait-il dans cette obscureconscience ? Était-ce un regard de pitié qui éclairait à cemoment ces yeux sauvages ?

– Conduisez-le chez Margentine ! dit-elle tout àcoup.

– Chez la folle !… Ah çà, qu’avez-vous donc, laGypsie ?…

– Croyez-moi, dit-elle, il faut qu’il soit chez Margentine…pour des choses… que vous ne savez pas… et que je sais,moi !

Les ribaudes se regardèrent, de plus en plus étonnées. Maistelle était l’autorité morale dont jouissait la Gypsie, telle étaitsa réputation de devineuse dans ce monde naïf et crédule,qu’elles ne firent plus d’objection.

Les deux hommes, à nouveau, soulevèrent le brancard et labohémienne les vit entrer dans la maison de Margentine laFolle.

Arrivée chez elle, la Gypsie se mit à écrire assez longuement.Car elle savait lire, écrire et compter, sciences dont elle s’étaitd’ailleurs toujours gardée de se vanter.

Elle fit ce travail avec une tranquillité apparente qui eûtstupéfié quiconque eût pu lire alors dans sa pensée.

Ayant achevé d’écrire, elle plia le parchemin, le cacheta, et serendit en courant chez Margentine où elle vit Manfred installé surune paillasse jetée par terre.

– Tu le soigneras ? demanda-t-elle.

– Oui, oui, fit Margentine ; il m’a défendue un jourque des hommes couraient après moi…

– Bien. As-tu besoin d’argent ?

Sans attendre sa réponse, elle mit quelques écus dans la main deMargentine. Puis elle reprit :

– Maintenant, veux-tu que je te dise, Margentine ? Ehbien, il te fera retrouver ta fille, si tu le gardes bien.

Margentine alla à la porte et plaça contre le battant une barrede fer.

– Qu’on vienne le toucher ! gronda-t-elle.

– Écoute ! continua la Gypsie, tu vois ceci ?

Elle montrait le pli cacheté.

– Eh bien, quand il sera guéri, mais pas avant, tum’entends bien…

– Pas avant ! J’ai compris…

– Alors, tu lui remettras ce papier.

– Bon ! donnez !

Margentine prit le parchemin et alla l’enfouir dans une sorte detrou pratiqué dans le mur, qui servait d’armoire.

– Rappelle-toi, recommanda encore la Gypsie, pas avantqu’il ne soit guéri !

– Pas avant !…

– Bon ! songea la Gypsie, cela me donne plus de huitjours… plus de temps qu’il ne m’en faut.

Elle jeta sur Manfred délirant un dernier regard où perçait uneaube d’émotion, puis elle sortit.

Rentrée chez elle, la Gypsie rassembla en un paquet un certainnombre d’objets précieux, notamment des bijoux, pour une sommeassez considérable.

Elle mit dans une ceinture de cuir de l’or qu’elle tira d’unecachette, et ceignit la ceinture autour de ses reins, par-dessousles vêtements.

Elle songeait à Manfred, ou plutôt s’efforçait de songer à lui,grommelant des mots sans suite.

– Pouvais-je me douter que je m’attacherais à lui, et quej’en arriverais à souhaiter qu’il ne soit pas malheureux !…Oh ! ce Monclar ! comme il va souffrir !… QueManfred, après tout, soit heureux… que m’importe !… Il ne peutplus maintenant m’enlever le fils du grand prévôt !… Va-t-ilen verser des larmes !… Pourvu qu’il ne devienne pasfou !… Ou qu’il n’aille pas en mourir sur le coup !…

Lanthenay, coupable de rébellion, tentative d’enlèvement deDolet à la Conciergerie, coupable d’avoir voulu tuer Ignace deLoyola, coupable d’avoir pénétré violemment dans le Louvre à latête des truands, coupable de s’être rebellé contre l’autoritéroyale au moment de l’attaque de la Cour des Miracles, coupableenfin d’avoir conduit les truands contre Monclar sur le bûcher deDolet, Lanthenay était perdu.

Il serait condamné après un semblant de procès.

Il serait pendu le surlendemain au plus tard.

Et elle, la Gypsie, assisterait au supplice.

Et lorsque Lanthenay aurait rendu le dernier soupir, elle setournerait vers le comte de Monclar et lui dirait :

– Tu cherches ton fils depuis plus de vingt ans, tu lepleures… Regarde, le voici !

…  …  …  …  … … .

À neuf heures du soir, la bohémienne se présenta à l’hôtel dugrand prévôt. Sans doute des ordres avaient été donnés à son sujet,car elle fut aussitôt introduite.

On la conduisit dans le cabinet du comte de Monclar.

– Parle, dit-il avec une douceur qui ne lui était pashabituelle. Que me veux-tu ?

– Monseigneur, dit la Gypsie en faisant un violent effortpour ne pas trahir la haine qui débordait de son cœur, vousrappelez-vous que jadis, je suis venue vous demander unegrâce ?

– Je me souviens, dit froidement Monclar.

– L’homme qu’on allait pendre, c’était mon fils… Voussouvenez-vous, Monseigneur ?

– Je me souviens, répéta Monclar.

– Oui, je sais que vous avez bonne mémoire,monseigneur.

– Peut-être l’as-tu meilleure encore que moi ! dit legrand prévôt d’une voix si profonde que la Gypsie tressaillit.

– Monseigneur, reprit-elle, j’ai bonne mémoire, eneffet ! Car ce que j’ai souffert le jour où on a pendu monfils, je l’ai souffert tous les jours, depuis l’affreuse matinée…Or, monseigneur, c’est si horrible qu’une nouvelle souffrance de cegenre me tuerait…

– Ah ! ah ! je te vois venir…

– Je vous ai deux fois sauvé la vie, monseigneur ; enéchange, donnez-moi celle de Lanthenay…

– Mais je croyais que tu le haïssais…

– Moi, monseigneur ! Qui vous a dit cela ? qui apu vous le faire croire ? J’ai besoin, il est vrai, deLanthenay…

– Mais lorsque je suis tombé au pouvoir des truands,toi-même as pris soin de m’informer que Lanthenay voulait mamort.

– Et qu’en est-il résulté ? demanda-t-elleavidement.

– Que je serai impitoyable comme il voulait l’être… Maisceci ne m’explique pas ton attitude, qui me paraît étrange… Tu medénonces Lanthenay, tu attires mon attention sur lui à plus d’unereprise, et tu viens me demander sa vie !

– Parce que j’ai besoin de lui, monseigneur ! Je nel’aime ni ne le hais, je vous l’ai dit un soir… Mais j’ai besoin delui… ne me le tuez pas…

– Et pourquoi as-tu besoin de lui ?… Parlesincèrement… Et je verrai, car je t’ai de grandes obligations.

– J’ai besoin de lui pour mener à bonne fin une œuvre devengeance.

– Quelque truand que tu veux faire poignarder ?…

– On ne peut rien vous cacher, monseigneur ! Oui, ils’agit d’un truand, mais de l’espèce la plus vile, la plushideuse !… Cet homme m’a fait un mal abominable… Et pour luirendre dent pour dent, œil pour œil, selon la loi de Bohême, j’aibesoin de Lanthenay… Monseigneur, je savais qu’un jour ou l’autre,il tomberait en vos mains redoutables ! Et c’est pourquoi, jeme suis préparé des droits à votre reconnaissance… Je vous aisauvé… Sauvez-moi à votre tour en me laissant Lanthenay !

Le grand prévôt secoua la tête.

– Impossible ! dit-il sèchement.

– Impossible ! Ah ! ce même mot terrible que vousavez prononcé jadis ! Tenez, monseigneur, me voilà à vospieds, comme alors ! Comme pour mon fils, je vous crie :Grâce ! pitié pour ce jeune homme !

La Gypsie s’était jetée à genoux.

– Il est si jeune, monseigneur ! Quoi ! Songez àcette chose affreuse : cet être jeune et beau, plein de vie,promis peut-être au bonheur d’une mère ou d’un père… On lesaisirait, on lui passerait la corde au cou ! Et ce ne seraitplus qu’un cadavre !… Songez au désespoir de son père,monseigneur !…

Le grand prévôt se leva :

– Assez ! dit-il. Après-demain, à l’aube, ce misérableaura payé tous ses crimes…

– Quoi ! dès après-demain !… Oh ! ce n’estpas possible, cela !… Et le procès, monseigneur ! Il fautbien qu’il y ait procès et condamnation !…

– Tu te trompes. Ce truand a été pris en flagrant délit. Ilne relève dès lors que de mon bon plaisir…

– Impitoyable ! Oh ! impitoyable !… Je netrouverai donc pas de paroles pour toucher votre cœur !…Ah ! monseigneur, que j’aie au moins la triste consolation delui faire un signe de pitié à ses derniers moments !… que jesache au moins le lieu et l’heure du supplice !…

– Soit : après-demain, huit heures du matin, à laCroix-du-Trahoir…

– Hélas ! rien ne peut donc le sauver !

– Rien au monde !…

– Une dernière fois, monseigneur, grâce pour cet infortunéjeune homme !

– Assez, te dis-je ! Relève-toi… et si tu n’as pasautre chose à me demander, va-t-en !

Elle se releva en essuyant ses yeux.

– Vous êtes terrible, dit-elle.

– Voyons, dit-il, que puis-je pour toi… en dehors de lagrâce impossible que tu venais solliciter.

– Pour moi ? Rien, maintenant !Adieu ! Rappelez-vous au moins que je vous ai supplié à deuxgenoux de gracier Lanthenay et de le laisser vivre… Car il estpeut-être moins coupable que vous ne pensez… et peut-être…oui ! peut-être aurez-vous regret de l’avoir tué… oh !monseigneur ! de l’avoir tué ! C’est vous qui le tuez…Vous pourriez d’un mot lui rendre la liberté…

– Allons ! tu recommences !… Va-t’en ! Etquant à sa culpabilité, ne t’en inquiète pas.

– Adieu, monseigneur.

Le grand prévôt fit un signe, et le laquais qui avait introduitla Gypsie la reconduisit.

– Vous n’avez donc pas réussi, ma pauvre femme ? ditcet homme qu’avait apitoyé le désespoir de la bohémienne.

– Hélas ! non… Vous avez vu…

– C’est qu’aussi ce truand est, paraît-il, un grandscélérat…

– Oh ! s’il, pouvait seulement s’échapper !…

– N’y comptez pas…

– Il est donc bien sévèrement gardé ?…

– Il a une chaîne à chacun de ses poignets et à chacune deses chevilles ; il est dans un cachot qui se trouve à trentepieds sous sol ; il n’y a pas de soupirail à ce cachot… Rienne peut le sauver… Allons, consolez-vous, que diable ! Cen’est pas votre fils, après tout !

– Merci ! merci, mon brave homme ! murmura labohémienne.

…  …  …  …  … … .

Dehors, dans la rue noire et déserte, la joie furieuse de laGypsie éclata en un rire funèbre, un rire de démente qui eûtépouvanté le grand prévôt s’il l’eût entendu.

– Au moins, grondait-elle en marchant à grands pas, il nepourra pas dire que je l’ai pas prévenu… Ah ! que j’ai eu peurtout à l’heure ! Cette grâce ! s’il me l’avaitaccordée !

Elle s’arrêta toute glacée à cette pensée.

– Mais non, reprit-elle, non, il ne pouvait pas fairegrâce ! il est tel que je l’espérais… impitoyable… Impitoyablepour son fils ! Que va-t-il penser, que va-t-il dire quand ilsaura ! Pleurez, monsieur de Monclar, pleurez comme j’aipleuré… Le voilà, votre fils ! Cet homme enchaîné dans uncachot – enchaîné par vous ! – cet homme qu’on va pendre – quevous allez pendre ! – c’est votre fils ! Ah !ah ! je vous ai supplié de pardonner, je me suis traînée à vospieds… Impitoyable ! C’est juste… c’est très bien… c’estadmirable !

Puis elle continua :

– Voyons, voyons… il a dit après-demain matin, à laCroix-du-Trahoir ! Pourvu qu’il n’ait pas menti ! Celam’est égal après tout. Dès demain matin, je m’installe devant laporte de Monclar et je n’en bouge plus ! Je serai là au bonmoment… Que signifierait cette fête sans moi ! J’y serai, n’endoutez pas, Monsieur de Monclar !

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