La Cour des miracles

Chapitre 5MONSIEUR FLEURIAL

Le chevalier de Ragastens, en quittant la Gypsie, s’étaitapproché de Manfred. Pendant la mêlée des truands et des gens duroi il avait étudié le jeune homme avec une curiosité passionnée,et il avait senti se fortifier en lui cette sympathie qui avaitpris naissance au pied du gibet de Montfaucon.

– Il n’est pas mon fils, soit ! songeait-il. Mais sij’avais le bonheur de retrouver l’enfant que j’ai perdu, je ne levoudrais pas autrement que ce jeune homme…

Et maintenant, tout en causant, il l’examinait à la lueur dubrasier, cherchant encore, se demandant confusément si labohémienne n’avait pas menti.

Mais pourquoi aurait-elle menti ? La seule raison plausibled’un mensonge eût été la crainte de Lucrèce Borgia ou le désir dese ménager ses bonnes grâces. Or, Lucrèce Borgia était morte, etRagastens avait offert une fortune à la Gypsie.

Donc elle ne mentait pas.

Pourtant, sur les traits fins et hardis du jeune homme, ilsemblait parfois à Ragastens qu’il démêlait quelque chose du profilsi fier et si pur de Béatrix. Mais, aussitôt, il se disait que cen’était là sans aucun doute qu’une illusion créée par sonimagination tendue vers la recherche des ressemblances.

– Vous avez su ce que vous désiriez savoir, monsieur lechevalier ? avait demandé Manfred.

– Hélas ! oui fit Ragastens avec un soupir. Mais,dites-moi, n’avez-vous jamais entendu parler d’un enfant qui auraitété enlevé par des bohémiens et amené à la Cour desMiracles ?

– Les histoires de ce genre sont nombreuses ici, monsieur.Et moi-même, je suis très probablement un enfant volé… ouperdu.

– Ah ! Et avez-vous gardé quelque souvenir de votreenfance ?

– Des souvenirs bien vagues, de fugitives réminiscences quim’échappent dès que j’essaie d’en former une image précise. Ainsi,tenez, il m’arrive souvent de rêver de l’Italie. Il y a des momentsoù il me semble que je vais pouvoir reconstituer un paysagefamilier… Je vois de hautes montagnes, un jardin somptueux, unebelle maison… puis, dès que je veux étreindre ces fantômes, ils sedissipent et m’échappent…

Ragastens écoutait avec une avidité et une émotionextraordinaires.

– Ainsi, dit-il, vous croyez que cette bohémienne n’estpeut-être pas votre mère ?

– Je ne crois rien, monsieur, je doute, voilà tout, LaGypsie n’a jamais eu envers moi l’attitude d’une mère. Ah ! sic’était Lanthenay, ce serait plus probable ! Elle a pour luiune profonde affection… mais, je vous prie, ne parlons pas de ceschoses. Je vous avouerai que j’éprouve quelque chagrin à essayer delire dans un passé qui demeurera pour moi un livre à jamaisfermé…

– Qui sait ? murmura Ragastens. Vous avez raison,ajouta-t-il à haute voix ; ces regards en arrière sontpénibles pour un homme jeune, dans toute la force et l’ardeur deson printemps ; l’avenir vous sourit. Brave, chevaleresque,intelligent comme vous l’êtes…

Manfred l’interrompit par un hochement de tête.

– L’avenir, dit-il, m’apparaît aussi sombre que mon passéest obscur.

– Voilà de bien tristes pensées, à votre âge.

– Excusez-moi, monsieur. Je vous attriste vous-même, alorsque je devrais m’efforcer de vous être agréable, vous qui venez deme rendre coup sur coup des services aussi importants !

– Non, non, fit vivement le chevalier. Je voudraisseulement savoir la cause de votre tristesse.

– Vous le voulez ?

– Je vous en prie, mon ami.

– C’est étrange, monsieur le chevalier, que vousm’inspiriez tant de confiance et de sympathie. J’éprouve, àm’ouvrir à vous que je connais à peine, la même consolation quelorsque je parle à Lanthenay, mon seul ami.

– Eh bien, s’écria Ragastens d’une voix émue, parlez donc àcœur ouvert.

– La cause de ma tristesse, chevalier, est biensimple : j’aime avec passion une jeune fille ; il estprobable que je l’aime depuis longtemps, bien que je ne me soisavoué cet amour que depuis peu…

– Eh bien, fit en souriant le chevalier, je ne vois rien làde terrible.

– Vous allez voir. Cette jeune fille, c’est la fille du roide France.

– Ah ! je comprends… vous redoutez de ne pouvoircombler le fossé qui vous sépare d’elle ?

– Non, ce n’est pas cela. Il y a là tout un drame que jevous conterai. Sachez seulement que le roi persécute Gillette…

– Elle s’appelle Gillette ?

– Et elle est plus jolie encore que ce joli nom.

– Mais comment le roi peut-il persécuter sa proprefille ?

– Il est poussé par un sentiment si étrange, si bas, sivil, si improbable et si contre nature qu’à peine on peut leconcevoir. Il aime sa fille, vous entendez, il l’aime d’amour.

– C’est affreux, dit Ragastens sans tropd’étonnement ; car à force d’interroger Gillette, il avaitfini par démêler à peu près la vérité.

– N’est-ce pas ? fit Manfred.

– Je comprends dès lors votre chagrin ; car sans doutevous ne trouvez pas le moyen d’arracher celle que vous aimez à cepère dénaturé…

– Heureusement, elle n’est plus en son pouvoir…

– Mais alors, qui vous empêche de la rejoindre ?

– Voilà mon tourment ! Gillette a disparu du Louvre,mystérieusement enlevée ; depuis, je la cherche ; maisjusqu’ici, acheva le jeune homme avec découragement, je l’aicherchée en vain.

Ragastens le contempla un instant avec un sourire.

– Voulez-vous m’accompagner jusque chez moi ?

– Ce me sera un précieux devoir que de vous faire escorte,monsieur le chevalier.

– Vous me comprenez mal. Je vous demande de venir jusquedans ma maison.

– Quoi ! à cette heure ?

– Qu’importe l’heure ! Je vous présenterai à quelqu’unqui pourra peut-être vous donner des nouvelles de MlleGillette.

– Que dites-vous ! s’écria Manfred en pâlissant.

– La vérité…

– Ah ! monsieur, prenez garde de me ménager quelquedésillusion trop cruelle…

– Je sais trop, dit gravement le chevalier, ce que c’estqu’une déception du cœur. Ne redoutez rien. Venez, et je crois quevous serez satisfait.

– Je vous crois, monsieur, je vous crois, fit Manfred avecagitation. Mais le trouble où vous me voyez ne vous surprendraitpas si vous saviez à quel désespoir succède la joie que vous medonnez… Mais j’y songe, reprit-il tout à coup, il faut que vous mepermettiez d’amener quelqu’un avec moi…

– Votre ami Lanthenay ?

– Non ! Un homme que j’ai appris à aimer et àrespecter… Celui qui a élevé Gillette et lui a servi de père… M.Fleurial.

– Quoi ! s’écria Ragastens, M. Fleurial estici ?

– Vous le connaissez donc ? fit Manfred surpris.

– Non… mais j’ai fort entendu parler de lui par la personnemême qui vous donnera des nouvelles de votre Gillette. Allez, monami, allez chercher M. Fleurial ; non seulement je vouspermets de l’amener avec vous, mais sa présence est nécessaire.

Manfred s’élança.

– Ce n’est pas mon fils, soupira Ragastens. Mais enmérite-t-il moins le bonheur qu’il va éprouver dans quelquesminutes… Plus je regarde et écoute ce jeune homme, plus je luitrouve de perfections. Allons, mon voyage n’aura pas été inutile,puisque j’aurai pu faire deux heureux… sans compter ce malheureuxFleurial que je ne m’attendais guère à trouver ici.

À ce moment, il vit revenir Manfred. Un homme vêtu de noirl’accompagnait.

– Monsieur le chevalier, dit Manfred, voici M. Fleurial.Comme je vous le disais, je le considère comme le véritable père deGillette, et elle-même le considère comme tel.

Il lui tendit la main. Triboulet la serra en disant :

– Il y a donc de grands seigneurs qui s’occupent du bonheurdes pauvres gens, alors qu’il est si facile et si agréable de lestourmenter ?

– Monsieur Fleurial, répondit Ragastens, je pourraisd’abord vous dire que je ne suis peut-être pas aussi grand seigneurque vous semblez le supposer ; j’aime mieux vous diresimplement qu’élevé moi-même à l’école du malheur, j’ai appris àrespecter la douleur des autres et à la considérer d’un œilpitoyable…

– Monsieur, fit Triboulet, ému, qui que vous soyez, vousêtes un homme de cœur, et, par ma foi, laissez-moi vous regarderbien en face, car la chose est rare…

– Allons ! venez ! fit Ragastens en souriant.

Les trois hommes se mirent aussitôt en chemin, suivis deSpadacape.

– Vous dites donc, reprit Triboulet, que quelqu’un peutnous donner des nouvelles de Gillette ?

– Vous verrez, dit Ragastens.

Le reste de la route se fit en silence.

Ils arrivèrent rue Saint-Denis.

La porte de la cour qui entourait la maison était ouverte.Ragastens pâlit et s’élança vers la porte d’entrée, ouverteaussi !

– Oh ! gronda-t-il, un malheur est arrivé ici !Béatrix ! Béatrix ! appela-t-il d’une voix angoissée, ense jetant dans l’escalier.

– Me voici ! répondit la voix de Béatrix.

Et elle apparut sur le palier, comme tout à l’heure elle étaitapparue au roi. Ragastens soupira, rassuré.

Manfred et Triboulet l’avaient suivi avec étonnement.

Tous trois entrèrent dans la salle où était entré FrançoisIer.

– Chère amie, dit Ragastens, je vous présente M. Fleurialet M. Manfred.

Béatrix jeta un profond regard sur le jeune homme, puis ceregard se tourna vers le chevalier, avec une ardente et muetteinterrogation.

Ragastens, tristement, fit non de la tête.

– Est-ce notre fils ? avait demandé le regard de lamère.

Et, au signe négatif, ses yeux se voilèrent d’une larme.

Mais aussitôt, dans cette nature généreuse, son propre chagrindisparut ; elle ne songea qu’au chagrin de Triboulet et deManfred.

Elle avait compris pourquoi Ragastens les avait amenés.

– Messieurs, dit-elle, je vous connais l’un et l’autre…Vous, monsieur Fleurial, vous êtes le meilleur et le plus dévouédes pères… Et vous, monsieur, Manfred, on m’a longuement parlé devous, bien qu’on vous connaisse à peine…

– Madame… balbutia Triboulet, regardant autour de lui commes’il se fût attendu à voir entrer Gillette.

Quant à Manfred, ce jeune homme qui était si ferme et siinsoucieux devant les arquebuses des gens du roi, il tremblait etse sentait défaillir.

– Messieurs, reprit alors Béatrix, soyez courageux, soyezfermes, soyez hommes, car j’ai une triste nouvelle à vousapprendre…

– Gillette ! s’écria Ragastens.

– Enlevée !

– Gillette était donc ici ! s’écria Triboulet.

– Vous ne le saviez donc pas ?

– Hélas ! fit Ragastens, je leur en réservais lasurprise.

– Madame ! madame ! fit à son tour Manfred,parlez, je vous en conjure ! Peut-être est-il temps encore decourir… Quand cela s’est-il fait ?

– Vers onze heures et demie, c’est-à-dire qu’il y amaintenant près de deux heures…

– Oh ! ces portes ouvertes ! s’écria Ragastens.Mais qui ? qui est venu ?

– Et qui serait-ce donc ? éclata Triboulet dont l’œils’illumina d’un feu sombre. Qui, sinon le bandit qui s’embusque lanuit pour courir sus aux femmes, le lâche que son autorité et sonpouvoir mettent à l’abri des vengeances d’une foule de pères, defrères ou de fiancés ! Qui, sinon le roi de France !

– C’est lui, en effet, qui est venu, dit Béatrix.

Alors, en quelques mots rapides, mais sans omettre aucun détail,elle raconta la scène à laquelle nous avons assisté dans leprécédent chapitre.

– Espérez ! ajouta Béatrix. Le roi parlait vraimentcomme un père… peut-être ne court-elle aucun danger…

– Ah ! madame, s’écria Triboulet, vous ne connaissezpas cet homme comme je le connais. Hypocrite, habile à prendre tousles masques, d’autant plus cruel qu’il croit n’avoir rien àredouter, tenace dans les passions qui se succèdent en lui, il estcapable des pires crimes. Il doute en réalité que Gillette soitbien sa fille. Mais en eût-il la preuve indiscutable que je lecrois capable de passer outre !

Manfred serrait nerveusement les poings.

Triboulet, cependant, s’enveloppait de son manteau.

– Pardonnez-moi, madame, dit-il de vous quitter aussibrusquement. J’eusse voulu savoir où et comment vous avez retrouvémon enfant. J’eusse voulu surtout vous faire comprendre quellereconnaissance déborde de mon cœur… Mais chaque seconde quis’écoule rend plus effroyable le danger…

– Où cours-tu ? fit Manfred, les dents serrées,tutoyant pour la première fois celui qu’il appelait le père deGillette.

– Au Louvre, mon fils, dit Triboulet.

– Je t’accompagne. À nous deux nous tuerons le tyran…

– Non, non ! fit vivement Triboulet. Il faut de laruse et non de la force. La ruse, c’est mon arme, à moi. Quandl’heure sera venue, je ferai appel à la force de ton bras.

– M. Fleurial a raison, dit Ragastens en saisissant la maindu jeune homme.

– Oh ! râla Manfred, ne rien pouvoir ! C’est à sebriser la tête contre un mur !

– Adieu ! fit Triboulet. Que cette maison soit notrerendez-vous général. Manfred, ajoute-t-il en voyant que le jeunehomme, allait malgré tout le suivre, il faut que tu restes. S’iln’y a plus personne, dans le cas où un malheur m’arriverait, quedeviendrait-elle ? Et puis, je suis son père. J’ai le droit demarcher le premier… Reste, je te l’ordonne !

Triboulet s’élança et courut au Louvre, se dirigeant vers unepetite porte qui s’ouvrait sur la berge de la Seine. Au moment oùil y arrivait, il s’arrêta soudain.

Devant la petite porte, il venait de distinguer une voiture, unechaise de voyage. Et autour de la voiture s’agitaient confusémentdes ombres.

Triboulet demeura cloué sur place.

Gillette venait d’apparaître !

Une femme la soutenait, ou plutôt l’entraînait…

Le bouffon les vit monter dans la voiture dont les man-telets sebaissèrent aussitôt.

Une voix ordonna :

– Route de Fontainebleau !…

Triboulet la reconnut.

C’était la voix du roi !

Et il l’aperçut, arrêté dans l’encadrement de la porte.

Le postillon fit claquer son fouet, les porteurs de torchess’élancèrent en avant, la voiture s’ébranla au galop, suivie del’escorte… En un instant, toute la vision disparut dans lesténèbres…

Et Triboulet vit le roi qui rentrait dans le Louvre, la portequi se refermait.

Tout cela avait duré deux ou trois secondes.

Alors, il s’élança à son tour.

Il était deux heures sonnées lorsqu’il arriva à la maison de larue Saint-Denis.

Ragastens et Manfred étaient encore dans la salle où il lesavait laissés.

– On l’entraîne à Fontainebleau ! s’écriaTriboulet.

– Partons à Fontainebleau ! répondit Manfred.

– Partons ! dit Ragastens froidement.

– Quoi ! chevalier, vous consentiriez…

– Rien ne me retient plus à Paris, dit Ragastens. Je nevous cacherai pas que je m’intéresse vivement à votre sort, et auvôtre, monsieur Fleurial. De plus, l’action du roi FrançoisIer m’a révolté. Enfin, je m’étais attaché à cette jeunefille. Voilà plus de motifs qu’il n’en faut pour tirer l’épée enl’honneur de Mlle Gillette !…

– Nous sommes sauvés ! dit Manfred en saisissant lamain de Fleurial.

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