La Cour des miracles

Chapitre 26DEUX CAVALIERS PASSAIENT

Au moment où le roi s’enfuyait ainsi, la sueur de l’angoisse aufront, deux cavaliers arrivaient au grand trot par la route deMelun.

Ils passèrent devant la maison de la Belle Ferronnière comme leroi en sortait, si bien que François Ier se heurtapresque contre l’un des chevaux.

– Au diable les bourgeois qui se promènent à pareilleheure ! gronda-t-il.

Les deux cavaliers allaient poursuivre leur chemin après leléger temps d’arrêt provoqué par cet incident.

– Messieurs ! cria le roi, d’une voix si angoisséequ’ils arrêtèrent court.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demandacelui des deux cavaliers qui avait déjà parlé.

Le roi s’approcha rapidement.

– Êtes-vous gentilshommes ? interrogea-t-il.

– Nous pouvons dire, en effet, que nous le sommes, maisqu’importe !

– Messieurs, je suis gentilhomme. Si vous l’êtes, vous medevez aide et assistance.

– Monsieur, dit alors l’autre cavalier, si vous avez besoind’aide, nous vous aiderons sans que nous ayons besoin de connaîtrevos parchemins.

– Par Notre-Dame, c’est bien dit ! fit le roi en seremettant peu à peu. Eh bien, ayez l’obligeance de mettre pied àterre et de me suivre.

Les deux cavaliers eurent un instant d’hésitation.

Mais la demande avait été faite d’un tel ton d’angoisse qu’ilsobéirent.

– Messieurs, reprit alors le roi, vous voyez cette maison,n’est-ce pas ? Eh bien, il vient de s’y commettre un crimehorrible… On y a attiré, pour le tuer, un noble gentilhomme… et sion n’a pas réussi… c’est grâce à une circonstance providentielle…L’assassin est là, messieurs.

– Eh bien ? demandèrent les deux cavaliers.

– Il faut que l’assassin soit arrêté, messieurs… dans dixminutes, il aura pris la fuite sans aucun doute…

On remarquera que le roi disait il en parlant deMadeleine Ferron.

Il craignait en effet, de se voir refuser assistance s’ildéclarait qu’il s’agissait d’une femme.

– En quoi pouvons-nous vous aider ? reprit l’un desdeux cavaliers d’un ton assez rude. Où est le gentilhomme qu’on avoulu tuer ?

– C’est moi, messieurs.

– Eh bien, mais vous n’êtes pas blessé, il mesemble ?…

– Non pas, par la mort-dieu, mais il s’en est fallu de peu.Voici donc ce que j’attends de vous, messieurs. Vous allez demeurerdevant cette porte jusqu’à ce que je revienne avec les renfortsnécessaires…

– Adieu, monsieur ! fit brusquement le cavalier. Labesogne ne saurait nous convenir !

Et ils remontèrent sur leurs chevaux. Le roi crispa le poingavec fureur et fut sur le point de dire :

– Je suis le roi, obéissez !

Il se contint pourtant.

– Monsieur, dit le cavalier, si vous craigniez quoi que cesoit encore, nous sommes disposés à vous escorter jusqu’à votremaison…

Le roi était dans une de ces dispositions nerveuses où les plusbraves avouent qu’ils ont eu peur, – et qu’ils ont peur encore. Enoutre, en se faisant accompagner, il espérait connaître les nomsdes deux gentilshommes auxquels il songeait déjà à faire payer cherleur refus.

– J’accepte, dit-il, et vous remercie de grand cœur.

– Marchez donc, en ce cas, et soyez tout à faitrassuré.

François Ier se dirigea directement vers lechâteau.

Il ne tarda pas à arriver devant la grande porte et s’approchadu factionnaire. Celui-ci avait d’abord croisé la hallebarde encriant :

– Au large !

Mais, au même instant, il reconnut le roi et, avant que celui-cieût pu dire un mot pour lui recommander le silence, le soldat avaitpris une position respectueuse et crié de toute sa voix :

– Aux armes pour les honneurs au roi !

On entendit un tumulte, et aussitôt ses quarante hallebardiersdu poste se rangeaient le long de la grille, tandis que six d’entreeux s’avançaient avec des torches, pour éclairer Sa Majesté.

Les deux cavaliers qui avaient escorté François Ierse regardèrent en murmurant :

– Le roi !

Celui-ci s’était tourné vers eux.

– Messieurs, dit-il en riant, voici mon incognito dévoilé…Suivez-moi, je veux vous remercier dignement… Mais, ajouta-t-il enfronçant le sourcil et en forçant la voix, je m’étonne que voussoyez encore à cheval et couverts !

Les deux cavaliers ne bronchèrent pas.

Ils ne se découvrirent pas !

Et comme le roi, furieux, allait donner un ordre à l’officierdes hallebardiers, l’un des deux inconnus répondit d’une voix calmeau fond de laquelle perçait une sourde irritation :

– Monsieur, nous vous avons rencontré par leschemins ; vous aviez peur, nous vous avons escorté ; vousvoici chez vous… Adieu donc, et ne soyez pas en peine desremerciements que vous nous devez ; nous vous en tenonsquitte.

Et les deux inconnus firent volte face, piquèrent, etdisparurent dans la nuit.

…  …  …  …  … … .

Ces deux cavaliers que le roi ne reconnut pas, nos lecteurs lesont certainement reconnus : c’étaient Manfred etLanthenay.

Ils arrivaient de Paris où, avant leur départ, s’était passéeune scène que nous devons raconter.

Nous reprenons donc les événements au moment où Julie, lamalheureuse femme de Dolet, morte de douleur, vient d’êtreenterrée.

Avette, forte et courageuse, a suivi le cercueil jusqu’aucimetière des Innocents.

Puis, malgré les instances de Lanthenay, la jeune fille a voulurentrer dans cette maison de la rue Saint-Denis où chaque meublelui parle de son père et de sa mère.

C’est là que nous retrouvons ces trois personnages.

Ce que craignait Lanthenay est arrivé.

À la vue des objets familiers qu’ont si souvent touchés lesmains de ceux qui ne sont plus, Avette a été prise d’une crise dedésespoir.

Mais enfin, les larmes qui ont pu couler l’ont calmée.

Maintenant, réfugiée dans la chambre de son père et de sa mère,elle pleure doucement.

Dans la pièce du rez-de-chaussée, dans cette pièce où, au débutde ce récit, Étienne Dolet a reçu le roi François Ier,Manfred et Lanthenay devisent gravement.

– Que comptes-tu faire ? a demandé Manfred.

Lanthenay a esquissé un geste grave.

– Que faire ? murmura-t-il. Il faut que je sauve cetteenfant de sa douleur… Il faut que j’essaye d’arracher le vieillardà la folie. Me voilà entre ma fiancée et mon père, désorganisé,découragé ; je vois l’avenir en noir…

– C’est que tu souffres. Il est nécessaire que tut’arraches toi-même à tes désolantes pensées.

Et comme Lanthenay essayait d’un geste négatif, Manfred continuadoucement :

– Frère, tu m’as assez souvent fait la morale pour qu’à montour je puisse t’en faire un peu. Il me semble que tu es injusteenvers la destinée ; un double malheur t’a frappé : lamort de Dolet que tu considérais comme ton vrai père ; lafolie du comte de Monclar… mais Avette te reste ! Et tu es sûrde son amour ; elle est là ; tandis que moi… maisjustement, je pars pour Fontainebleau ; je suis sans nouvellesde là-bas ; c’est qu’on n’a pas dû réussir… Toi, frère, tafiancée est à tes côtés ; moi, il faut que je conquière lamienne… J’ai besoin de toi, Lanthenay, il faut que tu viennes avecmoi…

Manfred, en parlant ainsi, songeait surtout à emmener son amiloin de Paris.

– Si tu as besoin de moi, je suis prêt, dit Lanthenay, maisque ferais-je d’Avette ? Que ferais-je de mon père ? Quedeviendront-ils pendant mon absence ? Je te soumets cesquestions, frère.

– Je sais un endroit où ils seront en parfaite sûreté tousdeux…

– Que veux-tu dire ?

– Tu le sauras. Mais réponds seulement : si je teprouve que le comte de Monclar et Avette n’auront rien à redouterpendant ton absence, consentiras-tu à me suivre ?

– Peux-tu en douter ! s’exclama Lanthenay.

– C’est tout ce qu’il me faut, dit Manfred. Attends-moiici…

Aussitôt Manfred sortit et prit le chemin de Notre-Dame. Il netarda pas à arriver dans une petite rue – la rue des Canettes – oùse trouvait l’hôtel qu’avait loué le chevalier de Ragastens.

On n’a pas oublié qu’au moment de son départ pour Fontainebleau,le chevalier avait conduit sa femme, la princesse Béatrix, dans cethôtel, où il lui semblait qu’il n’y avait plus rien à craindre pourelle.

Manfred n’ignorait pas ce détail.

Or, depuis qu’il avait lu la lettre révélatrice de la Gypsie, lecœur de Manfred s’était, à chacune de ses pensées, élancé vers cethôtel où se trouvait sa mère.

Mais la délivrance de Lanthenay avait pris toute son énergie,tous ses instants. Depuis trois jours, il s’était donné tout entierà son ami.

Maintenant que Lanthenay était sauvé, maintenant que ladouloureuse scène de l’enterrement de Julie était terminée, Manfredpartageait ses pensées entre ces deux figures de femmes :

Gillette ; la princesse Béatrix.

Ce fut donc le cœur en émoi, qu’il arriva rue des Canettes.

Il se trouva tout à coup la main sur le marteau de la grandeporte de l’hôtel ; alors il fut pris d’une indicible émotion,reposa doucement le marteau et s’éloigna. Maintenant, il n’osaitpas !

Il fit quelques pas dans la rue, puis revint tout à coup, etcette fois il n’hésita pas à frapper.

Un domestique entr’ouvrit la porte.

Sans lui donner le temps de questionner, Manfred luidit :

– Annoncez à Mme la princesse, que quelqu’unvenu de Fontainebleau, désire l’entretenir de la part de M. lechevalier de Ragastens.

– Attendez ici ! fit le valet après l’avoirdévisagé.

La princesse était bien gardée.

Manfred attendit, très ému.

Quelques minutes se passèrent, puis le même valet reparut et luidit :

– Suivez-moi.

Un instant plus tard, Manfred était en présence de Béatrix. Illa contempla avidement, songeant :

– C’est là ma mère !

Béatrix était à cette époque, une femme de quarante-deuxans.

Mais elle avait gardé, comme il arrive à quelques femmesprivilégiées, toute la robuste sveltesse, toute la souple élégancede sa jeunesse, alors qu’elle parcourait à cheval les routesd’Italie et qu’elle se mettait à la tête des guerriers deMonteforte, pour repousser l’armée de César Borgia.

Seulement, son regard avait perdu cet éclat ardent qui avaittant ébloui le chevalier de Ragastens à leur premièrerencontre.

Ce regard, maintenant, se voilait de mélancolie.

On voyait qu’elle avait beaucoup souffert et beaucouppleuré.

Cependant Béatrix l’avait tout de suite reconnu.

– Vous venez de Fontainebleau ? demanda-t-elle.

– J’y étais il y a trois jours, madame.

Et Manfred avait l’air si bouleversé, que Béatrix, prise d’unpressentiment, s’écria :

– Il n’est rien arrivé au chevalier ?

– Rien, madame, rien ! Soyez rassurée… J’ai quitté M.le chevalier en parfaite santé et en bonne humeur…

La pensée de Béatrix se reporta alors tout entière sur ce jeunehomme qui était devant elle. Elle étouffa un soupir. Un instant,elle avait espéré avoir retrouvé en lui ce fils qu’ellecherchait.

Un signe du chevalier de Ragastens lui avait fait comprendrequ’elle s’était trompée, on s’en souvient sans doute. Malgré cettedéception, elle gardait à Manfred une sympathie irraisonnée etsouhaitait ardemment qu’il fût heureux.

– Eh bien, monsieur, demanda-t-elle, avez-vous réussi dansvotre entreprise ? Cette charmante Gillette… cette jeune filleque j’aimais déjà de tout mon cœur…

Manfred, depuis quelques instants, sentait ses penséestourbillonner dans sa tête. Il écoutait la princesse sansl’entendre. Et elle, sans en savoir la cause, remarquait cetteprofonde émotion qui agitait le jeune homme.

Il n’y put tenir davantage.

– Tenez, madame, dit-il d’une voix altérée, ce que j’ai àvous dire est si étrange que je ne sais comment m’exprimer…

Et comme, interdite, elle gardait le silence, il eut une maintremblante, la tendit à Béatrix en disant :

– Lisez !

Béatrix fut secouée d’un tressaillement électrique.

Ses mains tremblèrent violemment en prenant la lettre qu’elleparcourut en pâlissant de plus en plus.

Enfin, elle murmura, en étouffant les soupirs quil’oppressaient :

– Je le savais… je le savais…

Et elle tomba à la renverse.

Manfred jeta un cri de terreur, la saisit dans ses bras à tempspour l’empêcher de tomber.

– Madame ! oh ! madame ! balbutia-t-il.

Chose curieuse, et pourtant bien naturelle : il ne luivenait pas à l’esprit de dire « ma mère ».

Livide, Manfred songea qu’il venait de tuer sa mère. Il en esten effet des joies puissantes comme des douleurs : ellespeuvent tuer, en dépit du banal proverbe qui veut qu’on ne meurepas de joie.

Manfred déposa Béatrix glacée sur un fauteuil, et, fou dedésespoir, appela à l’aide. Deux femmes apparurent, et bientôt,grâce à leurs soins, la princesse ouvrit les yeux. Elle vit Manfredpenché sur elle et murmura, ravie :

– Mon fils !

Alors seulement Manfred osa dire :

– Ma mère !

Et il se prit à pleurer longuement, comme pleurent les petitsenfants.

…  …  …  …  … … .

Les trois heures qui suivirent s’écoulèrent comme uneminute ; il nous paraît inutile de détailler les innombrablesquestions que se posèrent réciproquement la mère et le fils, chacund’eux oubliant souvent de répondre ; inutile aussi de décrireles touchantes effusions des deux êtres d’élite qui sedécouvraient, s’essayaient à se connaître, ou plutôt à sereconnaître.

Disons seulement que Manfred, au bout de ce temps, songea àLanthenay et annonça à la princesse qu’il allait sortir. Béatrixpâlit :

– Si j’allais le perdre encore…

Mais Manfred la rassura d’un sourire et d’un mot.

– Je ne suis plus l’enfant qu’enlève une bohémienne,dit-il, et je suis de taille à me défendre… maintenantsurtout ! Mort-dieu, ma mère, je plains les pauvres diablesqui essayeraient de nous séparer !

Béatrix alors examina son fils pour la première fois.

Elle vit sa force, sa vigoureuse élégance, sa robuste beauté, etune flamme de fierté monta à son front. Tout lui parut admirable enlui, jusqu’à ce juron familier qui venait de lui échapper.

C’était bien le digne fils de Ragastens.

…  …  …  …  … … .

Manfred ne fut guère absent que deux heures.

Quand il revint, il était accompagné de trois personnes.

– Ma mère, dit-il à la princesse, voici Lanthenay, mon ami,mon frère de tous les instants depuis mon enfance, celui qui m’asauvé plusieurs fois la vie… Voici M. le comte de Monclar… Cevieillard est le père de Lanthenay… Voici Mlle AvetteDolet, fiancée de mon ami… je la considère comme ma sœur…

Béatrix tendit la main à Lanthenay et baisa Avette au front.

Puis un long entretien s’engagea entre ces personnages,entretien auquel le comte de Monclar seul ne put prendre part.

Il fut résolu qu’Avette et le comte demeureraient dans l’hôtel,pendant que Manfred et Lanthenay prendraient le chemin deFontainebleau.

Puis Lanthenay, Avette et le vieillard furent conduits à deschambres que Béatrix avait ordonné de leur préparer.

Que dirons-nous de plus ?

L’aube se levait, et ni Béatrix ni Manfred n’avaient songé àprendre de repos ; il leur semblait qu’ils n’arriveraient pasà épuiser tout ce qu’ils avaient à se dire.

Il fallut pourtant se séparer.

Après mille et mille recommandations, Manfred monta à cheval et,accompagné de Lanthenay, prit la route de Fontainebleau.

La première heure de trot se fit silencieusement, Manfred etLanthenay se livrant chacun à leurs pensées… Pensées exclusivementriantes chez Manfred.

– Comment trouves-tu ma mère ? demanda-t-il àLanthenay.

Lanthenay tressaillit, arraché soudain à ses pensées qui, elles,étaient toutes de tristesses.

– Ta mère ? fit-il… elle est telle que j’eussesouhaité la mienne. Ah ! tu es heureux, frère ! Tu as tamère… moi, je n’ai que le portrait de la mienne. Tu as ton père…moi, je n’ai que l’ombre du mien.

Et comme Manfred regardait son ami d’un air étonné :

– Pardonne-moi mon amertume, reprit Lanthenay. Le malheurrend mauvais.

– Mauvais, toi !… Tu plaisantes… Mais tu dis que tu asle portrait de ta mère ?

– Oui, un fort beau portrait qui se trouvait à l’hôtel dela grande prévôté… J’y ai été hier, pendant que tu te rendais ruedes Canettes.

– Imprudent !

Lanthenay haussa les épaules.

– Nul n’a fait attention à moi, dit-il. J’ai trouvé lesdomestiques en train de piller l’hôtel en douceur. La… maladie deleur maître les a rendus impudents : « Que voulez-vous,monsieur, m’a dit le majordome, il faut bien que nous soyons payésde nos gages, puisque nous ne savons pas si monseigneur reviendrajamais… » J’ai obtenu pour vingt ducats la permissiond’emporter la toile, à condition de laisser le cadre… La toile estmaintenant dans la maison du pauvre Dolet.

Et Lanthenay ajouta :

– C’est tout ce qui me reste de ma mère.

Ce fut en devisant de ces choses que les deux amis arrivèrent àFontainebleau en pleine nuit et qu’ils eurent la rencontre que nousavons racontée.

Quelques minutes après avoir si vivement brûlé la politesse auroi, ils mettaient pied à terre devant l’auberge duGrand-Charlemagne.

…  …  …  …  … … .

Le roi était demeuré stupéfait, et de la réponse des deuxinconnus, et de leur brusque fuite. Il ne fallait pas songer àessayer de les retrouver.

– Qui diable peuvent être ces deux malandrins ?murmura-t-il.

– Malandrins est bien le mot, sire, dit une voix près delui.

François Ier reconnut la voix et vit une ombre à sescôtés.

– La Châtaigneraie ! s’exclama le roi.

– Moi-même, sire.

– Et tu as vu ?

– Tout ! Je venais de rentrer au château, après… uneexcursion, et j’allais me retirer dans la belle chambre que le roia bien voulu me donner, lorsque le bruit de leurs deux chevaux aattiré mon attention. Je suis donc resté près de la grille, j’ai vuarriver Sa Majesté, j’ai entendu le factionnaire criermaladroitement : Aux armes ! et j’ai tout vu,tout, sire.

La Châtaigneraie insistait sur ce mot « tout ».

– Que veux-tu dire ? demanda le roi.

– Je veux dire qu’à la lueur des torches, j’ai pu voir lesdeux malandrins comme Votre Majesté a justement appelé ces deuxhommes ; j’ai pu voir leurs visages un seul instant, il estvrai, mais cet instant m’a suffi pour les reconnaître.

– Tu les connais ? fit vivement François.

– Votre Majesté les connaît aussi.

Tout en causant ainsi, le roi et son compagnon étaient entrésdans le palais, et François Ier avait gagné sesappartements.

– L’un de ces deux hommes, continua La Châtaigneraie, estcelui qui nous a blessés tous les trois, Essé, Sansac et moi, etqui plus tard a si cruellement défiguré le pauvre Sansac quecelui-ci n’ose plus sortir de son trou…

– Le truand Manfred ? exclama sourdement le roi.

– Oui, sire ! Le même qui a eu l’audace de tenir têteà Votre Majesté près de l’enclos du Trahoir, le même qui a eul’audace plus grande de venir vous braver au Louvre. Et l’autre,c’est son damné compagnon, le truand Lanthenay !

– Eux à Fontainebleau !…

– Votre Majesté n’oublie pas sans doute que l’un de cesdeux misérables ose lever les yeux jusqu’à Mme laduchesse de Fontainebleau !

Non, le roi ne l’oubliait pas…

– Viens ! dit-il à la Châtaigneraie.

Le roi descendit dans la cour d’honneur et entra au corps degarde.

– Monsieur, dit-il à l’officier, quelle consignedonnez-vous à vos factionnaires ?

– Mais, sire, la consigne ordinaire… rendre leshonneurs…

– Il ne s’agit pas d’honneurs ! s’écria violemment leroi. Je vous parle de la consigne de défense…

– De défense ? balbutia l’officier.

– Oui ; que feriez-vous, monsieur, si des gens demauvaise intention s’approchaient de la grille ?… Et il fauttoujours soupçonner la mauvaise intention, monsieur ! Vousn’avez pas de consigne, je le vois… Ah ! je suis bien protégé,par ma foi !

– Pardon, sire ! Nul ne peut entrer au château sansavoir parlé à l’un des officiers de garde.

– C’est insuffisant. À partir de ce moment, tout individu,homme ou femme, de nuit ou de jour, qui s’approchera à vingt pasdes grilles sera sommé de se retirer. S’il n’obéit pas à l’instant,on fera feu… Remplacez immédiatement les hallebardiers par desarquebusiers. Au lieu d’un factionnaire, vous en placerez deux àchaque porte ; ils auront l’arquebuse chargée et seront prêtsà tirer sur quiconque s’approchera. Voilà la consigne, monsieur.Viens, La Châtaigneraie.

Le roi sortit du corps de garde, laissant l’officier toutinterdit.

– Combien y a-t-il de postes ? demanda François à sescompagnons.

– Quatre, sire. Mais le plus important est celui quifournit les sentinelles du parc.

– Voyons-les tous.

Guidé par la Châtaigneraie, le roi visita tous les corps degarde et donna partout les mêmes ordres, si bien que le bruit serépandit dans le château qu’on était menacé d’une attaque, sansqu’on pût préciser de quelle attaque il s’agissait.

Non content d’avoir visité les postes, le roi fit le tour duparc, s’arrêta devant chaque factionnaire, les encouragea, leurpromit force ducats s’ils faisaient bonne garde, leur promitl’estrapade et l’écartèlement si leur vigilance était en défaut, etenfin, à peine rassuré par ces diverses mesures, rentra dans sonappartement comme il faisait grand jour.

Tout cela parce que la Châtaigneraie avait murmuré ces deux nomsà son oreille :

– Manfred, Lanthenay.

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