La Cour des miracles

Chapitre 39DU BOUFFON AU ROI DE FRANCE

La cohue des assaillants riposta par un hurlement de rage, etdix épées pointèrent à la fois sur Triboulet. Une le toucha aufront, une autre à l’épaule.

Il descendit deux marches, se couvrant d’un large moulinet,flamboyante barrière infranchissable pour les assaillants qui,pressés, serrés, se gênaient, se portaient obstacle, tandis que,seul, il emplissait la largeur de l’escalier par l’éclairininterrompu de sa lourde rapière sifflante…

La manœuvre était audacieuse jusqu’à la folie.

Triboulet le savait.

Il mourrait ! Oui ! Il mourrait accablé, écrasé, percéde cent coups… mais ses compagnons auraient le temps de mettreGillette en sûreté !…

Lentement, il descendit les marches, une à une.

Deux ou trois minutes étaient déjà gagnées.

Il tenait toujours bon, et sa voix railleuse, âpre, cinglait,fouettait les assaillants :

– À vous, Monsieur de Brissac… êtes-vous toujours lepremier cocu de France ?… Tiens ! ce cher marquis deFleury… comment va votre aimable sœur, depuis que Sa Majesté l’aengrossie ?… Patience, Monsieur de Ce !… le Dauphin, àqui vous offrez votre, femme depuis cinq ans, se laissera émouvoirà la longue !…

Il ruisselait de sang. Le sang qu’il perdait par le front,surtout, l’incommodait, l’aveuglait…

Il voulut s’essuyer de sa main gauche.

Cette main était rouge elle-même, et lorsqu’il la retira de sonvisage, ce visage apparut comme le masque de la Mort Rouge, sihorrible, si étincelant, si formidable, qu’il y eut dans la meuteun frisson d’horreur et un recul…

Triboulet descendit encore quelques marches.

Maintenant, il était presque à la dernière marche.

D’un bond, il eût pu sauter dans le parc, se perdre dans lanuit, se sauver… Il demeura…

– C’est le démon, vociféraient les courtisans affolés.

– Allons donc ! ricana Triboulet, un démon pourvous ? Vous vous vantez ! Valetaille, c’est un bouffon…Attention, laissez passer François de Valois qui veut me voir deprès…

En effet, à ce moment, François Ier, écartant lacohue, descendait, la main crispée sur son poignard, ivre derage.

– Prenez garde, sire ! supplièrent les courtisans touten lui livrant passage.

En quelques instants, le roi et le bouffon se trouvèrent face àface, et il y eut comme une trêve, – un arrêt brusque parmi lesassaillants.

Le roi jeta une sorte de grognement que nul ne comprit. MaisTriboulet comprit !…

Le grognement, voix effroyable, sans expression ni sens,appelait la fille de François Ier – la fille deTriboulet !

– Gillette ! Où est Gillette ?… rugissait leroi.

– Merde ! tonna le bouffon dans un si formidablegrondement qu’il sembla qu’on eût entendu la foudre.

…  …  …  …  … … .

Livide, le roi leva son poignard.

Mais, avant que l’arme ne se fût abattue, le bouffon,grandissant sa taille déjetée, d’un geste de tempête, lança sonépée à toute volée sur la foule des courtisans entassés derrièreFrançois…

Avant que l’arme ne se fût abattue, la main du bouffon, toutegrande ouverte, s’abattit, claqua, retentit sur le visage du roi,d’un si terrible soufflet qu’il sembla à la foule des courtisansque les murailles du château s’écroulaient pour cacher au mondel’effroyable éclat de ce sacrilège.

Sur Triboulet maintenant désarmé, la ruée de l’escalier noir degens affolés fut un spectacle de délire…

Il était debout, sanglant, sublime. Il avait croisé lesbras.

Le mascaret humain dévala sur lui. Cent poignards jetèrent deslueurs d’éclairs. Triboulet tomba.

Plus de vingt coups de poignard le trouèrent, le percèrent à lagorge, à la poitrine, aux épaules, au ventre…

Sa bouche, crispée par l’agonie cracha violemment…

Les visages penchés sur lui reçurent la tragique et rougeinsulte… Il mourut… au moment où ses lèvres apaisées cherchaient,dans un frémissement suprême, à murmurer :

– Adieu, Gillette… ma fille…

Ce fut ainsi que sa pauvre âme héroïque s’exhala en même tempsque le nom de celle qui avait été tout son amour, toute sa vie…

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