La Cour des miracles

Chapitre 33JARNAC ET LA CHATAIGNERAIE

Dans son cabinet, le roi François Ier avait attendu le résultatde la démarche de la duchesse, comme si sa vie en eût dépendu.

La pensée que Gillette était sa fille ne le tourmentait plus. Ilen avait pris son parti.

Lorsque la duchesse d’Étampes, vint lui annoncer que Margentineet Gillette allaient s’installer dans le pavillon des gardes, ellele trouva en conférence avec La Châtaigneraie. Le gentilhomme, pardiscrétion, se retira.

Mais le roi lui cria :

– Ne t’en va pas, reste dans l’antichambre… Eh bien ?demanda-t-il fiévreusement à la duchesse.

– Eh bien, sire, cela n’a pas été sans mal, mais nous avonsla victoire.

– Vous êtes mon bon ange ! s’écria FrançoisIer.

La duchesse sourit avec mélancolie.

– Quand la chose se fera-t-elle ? reprit-il.

– Je vais m’employer à ce que qu’elle se fasse dèsaujourd’hui, sire.

Au sortir de la duchesse, La Châtaigneraie rentra dans lecabinet royal.

Il vit le roi tout joyeux, et jugea sans doute que le momentétait arrivé pour lui poser une question.

– Je vois, sire, dit-il, que vous avez de bonnesnouvelles.

– Excellentes, ami, excellentes… Je renais… je respire àpleine poitrine…

– Sire, dit alors La Châtaigneraie, puisque Votre Majestéest si heureuse, elle devrait en profiter pour faire rayonner sonbonheur autour d’elle.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, sire, que je sais quelqu’un qui a unesupplique à vous adresser et qui n’ose pas. Si vous le permettez,je vais parler pour lui.

– Parle donc ! fit le roi en se jetant dans unfauteuil.

– Votre Majesté se souvient-elle de la promesse qu’elle fitun jour à trois de ses gentilshommes ?

– À quel sujet ?

– Au sujet de Mme la duchesse de Fontainebleau,sire.

La Châtaigneraie prononça cette phrase sur le ton le plusnaturel et le plus indifférent. En réalité, il savait parfaitementl’effet qu’elle allait produire sur le roi.

– Je me souviens ! dit François Ier d’unevoix brève.

– Eh bien, sire, je demande à Votre Majesté si elle setrouve toujours dans les mêmes intentions. Je précise : le roivoulait alors donner en mariage la jeune duchesse à l’un de sestrois favoris.

François Ier se demanda un instant si LaChâtaigneraie ne devenait pas fou. Le gentilhomme était au courantde l’amour du roi, qui ne se gênait pas devant lui, pensait touthaut et le prenait pour confident.

La Châtaigneraie suivait d’un œil attentif la pensée royale.

– Sire, dit le gentilhomme en souriant, je fais d’abordobserver à Votre Majesté que je ne parle pas pour moi, mais pour unde mes amis…

– D’Essé ?

– Je ne dis pas que c’est lui.

– Sansac, alors ?

– Je ne dis pas celui-là non plus. Mais laissez-moiachever, sire. Cet ami n’ignore nullement les sentiments dont VotreMajesté veut bien honorer la jeune duchesse.

– Alors, ton ami éprouve le besoin d’aller faire un tour àla Bastille ?

– Non, sire ; mon ami éprouve le besoin de donner àson roi une preuve de dévouement absolu…

– Explique-toi donc, mort-dieu !

– Eh ! sire, la chose est difficile après tout !Et s’il s’agissait de moi, je me tairais, certes ! Eh bien,pour parler net et franc, mon ami m’a ouvert son cœur. Il m’alaissé entendre qu’il était disposé à accepter le titre d’épouxsans en réclamer les droits… Je vois que Votre Majesté commence àcomprendre, car elle sourit… Il est certain, sire, que la jeuneduchesse aura avant peu besoin d’un défenseur… Il ne faudra pasqu’elle puisse être soupçonnée ! Il ne faudra pas qu’on puissesourire quand elle passera… Et qui pourra renfoncer les calomniesdans la gorge des médisants, qui pourra faire se glacer lessourires sur les lèvres, sinon un homme à qui le titre d’époux endonnera le droit et qui appuiera ce titre par quelque bonne etsolide épée ?

Le roi demeura pensif pendant quelques minutes.

– Tu as raison, dit-il enfin.

La Châtaigneraie tressaillit de joie.

– Que dois-je annoncer à mon ami ? demanda-t-il.

– Annonce-lui que le roi est content d’avoir un ami tel quelui et que son dévouement recevra une éclatante récompense.Maintenant, dis-moi, ton ami – s’appelle LaChâtaigneraie ?

Le gentilhomme s’inclina profondément. Le roi lui frappaamicalement sur l’épaule :

– Dis-lui que je suis content de lui. Avant un mois, letitre de duc de Fontainebleau sera à lui…

La Châtaigneraie, pour cacher la joie, qui brilla dans ses yeux,s’inclina encore, se courba jusqu’à terre, pendant que le roi, avecun sourire de mépris, songeait :

– Ramasse !

La Châtaigneraie sortit de chez le roi rayonnant. Dansl’antichambre, il rencontra le capitaine des gardes Montgomery, quilui prit le bras et lui dit :

– Je crois, cher ami, que nous avons à causer de chosestrès importantes et très pressées.

Montgomery avait, entre autres qualités, une science parfaitequ’il avait poussée aussi loin qu’il avait pu : la scienced’écouter aux portes.

Il avait entendu l’entretien du roi et de La Châtaigneraie.

– De quoi s’agit-il ? demanda celui-ci.

– De votre mariage avec la duchesse de Fontainebleau,répondit avec impudence le capitaine des gardes.

La Châtaigneraie regarda Montgomery dans les yeux.

– Diable ! fit-il, vous êtes bien informé, mon cher,et je vous en fais compliment.

– Écoutez donc, on fait ce qu’on peut ; mon intérêtest de savoir ce qui se passe à la cour ; je tâche donc de lesavoir de mon mieux.

– Oui, mais mon mariage avec la duchesse de Fontainebleauvient à peine d’être décidé, – et encore n’est-il pas sûr qu’il lesoit.

– Allons causer plus loin, car il y a ici des oreillesindiscrètes… sans compter les miennes.

En effet, un gentilhomme de Mme Diane de Poitiers,Guy de Chabot de Jarnac, se promenait dans l’antichambre etparaissait assez curieux de savoir ce qui se disait entre LaChâtaigneraie et Montgomery.

La Châtaigneraie réfléchit que le capitaine des gardes était engrande faveur. Il accepta donc le bras que lui offrait Montgomery,et ce fut ainsi, bras dessus bras dessous, qu’ils descendirent dansla cour d’honneur.

– Parlez, fit Montgomery.

– Vous disiez donc, cher ami, qu’il n’est pas tout à faitsûr que votre mariage avec la duchesse de Fontainebleau se fasse.Et vous aviez raison de le dire…

– Ah ! Ah !… Vous savez quelque chose,vous !… Il y a un obstacle, n’est-ce pas ?

– Vous rappelez-vous certain truand nomméManfred ?

– Manfred ! fit La Châtaigneraie en pâlissant defureur ; mais vous avez dit au roi que cet homme a quittéFontainebleau !

– C’est la vérité… mais pensez-vous que cet homme renoncesi facilement à la femme qu’il aime ?… Il me semble qu’il adonné déjà des preuves d’audace et de courage qui doivent vous lerendre redoutable.

– Tout cela n’est que trop vrai.

– Eh bien, voici où je voulais en venir. Je crois pouvoirvous affirmer que Manfred reviendra avant peu à Fontainebleau.

– Si seulement on savait où il se gîte !

– Voilà un point sur lequel je puis vous donnersatisfaction. Connaissez-vous l’auberge duGrand-Charlemagne ?

– Rue aux Fagots ?

– C’est cela. Eh bien, allez au Grand-Charlemagne, moncher, tâchez d’interroger habilement, de voir sans être vu,d’écouter enfin… et je crois que vous aurez rapidement desnouvelles de votre homme.

– Par le diable, Montgomery, vous êtes un véritable ami. Jehais cet homme plus que je ne saurais dire ; il m’a humiliédeux fois, et si vraiment j’arrive à le tenir un jour au bout demon épée, je vous en aurai une reconnaissance…

– Dont je compte bien user, mon cher… Je vous l’aidit : nous avons besoin l’un de l’autre. Vous étiez troisauprès du roi. Il ne reste plus que vous et Essé. Sansac a disparu…Si je pouvais prendre sa place…

– Je comprends…

– Que faut-il pour cela ? Un mot dit adroitement et àpropos…

– Comptez sur moi.

– Comme vous pouvez compter sur mon amitié.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent.

…  …  …  …  … … .

À quel mobile obéissait Montgomery en envoyant La Châtaigneraieà l’auberge du Grand-Charlemagne ? Simplement, il espérait quele spadassin qu’était La Châtaigneraie se rencontrerait avecTriboulet.

Or, si le gentilhomme en voulait fort au truand, il en voulaitencore bien plus au bouffon. Il y avait entre eux une vieilleinimitié, et Montgomery pensait que si La Châtaigneraie rencontraitTriboulet, il y avait des chances pour que celui-ci restât sur lecarreau.

Le bouffon une fois tué, Montgomery se flattait d’obtenirfacilement de la Châtaigneraie une discrétion absolue, en luirendant quelque service important.

La Châtaigneraie, une fois seul, se dirigea séance tenante versl’auberge du Grand-Charlemagne. Il entra dans l’auberge, s’assit àune table et commanda qu’on lui apportât du vin.

Mais il n’était pas plutôt assis qu’un gentilhomme entrait à sontour dans la salle et s’asseyait non loin de lui.

C’était Jarnac.

La Châtaigneraie fronça les sourcils. Il avait vu Jarnac leregarder avec impertinence dans l’antichambre royale.

Dans la cour d’honneur du château, Jarnac, descendu presque enmême temps que lui, avait continué son manège.

Maintenant, il le suivait jusque dans cette auberge retirée…

L’intention de la provocation était évidente.

Cependant La Châtaigneraie se contint.

Mais, comme l’aubergiste remontait de sa cave avec la bouteillequ’avait demandée La Châtaigneraie, Jarnac se leva, saisit labouteille des mains de l’aubergiste ébahi, et en brisa le goulot endisant :

– Apprends, manant, que lorsque je suis dans une taverne,c’est moi qu’on sert le premier… Va-t’en chercher d’autre vin pourmonsieur, s’il en reste dans ta cave !

La Châtaigneraie se leva et marcha droit à Jarnac :

– C’est une querelle que monsieur est venu chercherici ?

– Il paraît qu’il vous faut du temps pour comprendre,répondit Jarnac avec insolence.

– S’il me faut du temps pour comprendre, il m’en faudrapeut-être moins pour vous mettre six pouces de fer dans leventre !…

– Messieurs ! messieurs ! imploral’aubergiste.

– Tais-toi ivrogne ! fit Jarnac en écartant le pauvrediable d’un revers de main… Monsieur de La Châtaigneraie,ajouta-t-il en se mettant en garde, savez-vous où est en ce momentvotre ami d’Essé ? Je vais vous le dire… Il est sur la pelousedu parc où je l’ai laissé pour mort, et comme vous iriez medénoncer au roi, il faut que je vous tue, vous aussi…

– Misérable ! rugit La Châtaigneraie, si tu as tuéd’Essé, tu ne vas pas tarder à l’aller rejoindre…

Tout en s’invectivant, les deux gentilshommes se portaient bottesur botte, et pour quiconque eût pu assister en impassiblespectateur à ce duel, la scène eût été vraiment digned’intérêt.

Pendant un long quart d’heure, les deux combattantsferraillèrent avec une égale ardeur, multipliant les coupscompliqués de contres et de doublés.

Puis, d’un commun accord et sans qu’ils se le fussent dit, il yeut une trêve.

La Châtaigneraie surtout n’eût pas demandé mieux que d’en resterlà.

Et peut-être allait-il faire une ouverture dans ce sens lorsqueJarnac se remit en garde, en disant :

– Quand vous voudrez…

La Châtaigneraie attaqua aussitôt et fondit sur son adversaireavec une fureur d’autant plus avivée qu’il avait été sur le pointde capituler.

Jarnac ne rompit pas. Les deux épées se trouvèrent engagéesjusqu’à la garde.

Tout à coup Jarnac se baissa avec une foudroyante rapidité. LaChâtaigneraie crut qu’il le tenait et leva son épée pour le frapperde haut en bas.

Mais il n’eut pas le temps d’exécuter ce mouvement.

Il lâcha soudain l’arme et tomba comme une masse, en râlant eten rendant le sang par la bouche : Jarnac, en se baissant,avait tiré sa dague et en avait violemment frappé au ventrel’infortuné gentilhomme.

Jarnac le contempla un instant.

Puis il essuya tranquillement sa dague, rengaina son épée, etvoyant dans un coin l’aubergiste blême de terreur, il alla à lui,le saisit par l’oreille et lui dit :

– Toi, si jamais tu dis un mot, je t’arrache les deuxoreilles avant de t’éventrer à coups de dague.

Incapable de parler, l’aubergiste fit signe qu’il setairait.

Sur ce, Jarnac sortit de l’auberge.

Jarnac ne fut pas plutôt sorti qu’un homme apparut par la portevitrée et se pencha sur le blessé.

– Ne puis-je rien pour vous ? demanda-t-il.

La Châtaigneraie ouvrit les yeux.

Et une indéfinissable surprise se mêla sur son visage aux affresde la mort toute proche : il venait de reconnaître l’homme quise penchait sur lui. C’était Triboulet.

– J’ai tout vu, reprit celui-ci. Vous vous êtes bravementbattus tous deux, et j’ai vraiment regret que vous soyez en sitriste état, bien que je n’aie pas toujours eu à me louer de votreamitié à mon égard. Si je puis vous être utile, disposez de moi, jevous prie, et oubliez que vous m’avez haï jadis.

La Châtaigneraie fit un effort pour parler.

Peut-être l’idée lui vint-elle de donner à son ancien ennemi unepreuve de cette gratitude.

Car, rassemblant toutes ses forces, il essaya de prononcer unephrase. Mais le premier mot seul fut proféré :

– Gillette…

Au même moment, La Châtaigneraie se renversa, se raidit, unrauque soupir lui échappa, et ce fut tout…

Au nom de Gillette, Triboulet avait tressailli, s’était penchéencore davantage, aspirant pour ainsi dire de ses yeux ardents lapensée du blessé.

Mais à l’instant où il espérait, avec un terrible battement decœur, qu’il allait apprendre quelque nouvelle de sa fille, ils’aperçut qu’il ne tenait plus qu’un cadavre dans ses bras.

…  …  …  …  … … .

Jarnac était rentré au château, et s’était rendu directement àl’appartement qu’occupait Diane de Poitiers.

Celle-ci l’interrogea du regard.

– C’est fait, répondit Jarnac.

– Vous êtes un héros… Racontez-moi cela…

– Oh ! ce fut bien simple. Je trouvai d’abord d’Esséet lui reprochai amèrement de porter un pourpoint cerise, en satin,alors que le mien est en velours noir. Il eut le mauvais goût deprendre mes reproches en mauvaise part, et trois minutes plus tard,par un contre de quarte suivi d’un coup droit en prime, je luidémontrai pour jamais qu’il avait eu tort de se fâcher. À l’heurequ’il est, le pauvret ne mettra plus de pourpoint cerise ou noir,velours ou satin.

Si impassible et si dure que fût en réalité Diane de Poitiers,elle ne put s’empêcher de frémir.

– Et l’autre ?…

– Pour La Châtaigneraie, continua alors Jarnac, la chosefut également expédiée au mieux, bien que l’adversaire fut plussérieux. Je le trouvai dans une misérable taverne, et du diable sije sais ce qu’il y allait faire, car le vin y est détestable. Bref,je le trouvai là attablé, et comme l’aubergiste émettaitl’exorbitante prétention de le servir avant moi, je me saisis de sabouteille et j’en brisai le goulot. Ce pauvre La Châtaigneraie eutle tort de se fâcher, et je fus obligé de lui renfoncer sa colèredans le ventre, d’un bon coup de dague.

Diane de Poitiers demeura pensive.

– Vous êtes un terrible serviteur, dit-elle au bout dequelques instants de cette songerie spéciale qu’ont les criminelslorsqu’ils ont accompli l’acte irréparable.

Jarnac fixa froidement la maîtresse du dauphin Henri.

– Madame, dit-il, je ne vois pas trop ce qu’il y a deterrible en tout ceci. Convenons donc une bonne fois de nos penséeset de nos sentiments. Que suis-je, moi ? Un bras qui frappe,voilà tout. Mais vous, madame, vous êtes le cerveau qui médite etconçoit. Or, si la mort de La Châtaigneraie et de d’Essé sontchoses terribles, cela ne me regarde pas, moi.

– Bien, bien, fit Diane de Poitiers en reprenant tout sonsang-froid, je ne rejette pas ma part, croyez-le. J’ai mes nuitsd’insomnie, comme vous avez peut-être les vôtres (Jarnac fit unsigne de dénégation). Ce sera deux spectres de plus, voilàtout…

– Spectre de bas étage, ricana Jarnac ; simplecanaille… tandis que le vrai spectre…

– Taisez-vous ! fit Diane de Poitiers, en regardantautour d’elle avec terreur.

– Le spectre royal, acheva Jarnac, eh bien, madame, quandvoulez-vous qu’il vienne hanter vos nuits ?… Je suis pressé,moi ! Vous m’avez promis la connétablie lorsque vous serezreine. Mais pour que vous soyez reine, et pour que je sois, moi,connétable de France, il faut que le vieux roi s’en aille reposerses os à Saint-Denis… Le terrain est déblayé, maintenant… Il n’y aplus qu’à donner le dernier coup.

– Je crois que vous avez raison… Il est temps d’agir.

– Si nous attendons que le roi revienne à Paris, tout estperdu, madame.

– Assez sur ce sujet, dit Diane de Poitiers d’une voix quiindiqua à son complice qu’elle venait de prendre une terriblerésolution.

Jarnac comprit et s’inclina.

– Quand voulez-vous que nous prenions nos dernièresdispositions ? murmura-t-il.

– Je vous préviendrai… En attendant, je puis vous direl’endroit où la chose pourra avoir chance de se tenter avecsuccès…

Jarnac tendit avidement l’oreille.

– Je crois, acheva Diane de Poitiers, que vous ferez biende surveiller de près le pavillon des gardes…

– Le pavillon des gardes !

– Oui, j’ai des raisons de penser qu’il ne tarderapas à y faire des visites nocturnes… et on pourrait profiter del’une de ces visites…

– Il suffit, madame ! dit Jarnac en s’inclinant.

Puis il sortit.

Demeurée seule, Diane de Poitiers s’abîma dans une de cesrêveries sinistres où nous l’avons surprise déjà.

Au bout d’une heure de méditation, elle parut s’éveiller, seregarda dans un miroir, y étudia un instant le dessin d’un sourire,puis, appelant une de ses suivantes favorites, elle se rendit chezle dauphin Henri qu’elle trouva bâillant dans l’embrasure d’unefenêtre et tambourinant une marche sur un vitrail, tandis que safemme, la jeune Catherine, entourée de toute une cour de dames etde gentilshommes, écoutait des ballades que le poète Clément Marotrécitait de sa belle voix chaude.

À l’entrée de Diane de Poitiers, Catherine de Médicis prit sonvisage le plus riant, et d’un signe l’invita à s’asseoir prèsd’elle, honneur que Diane de Poitiers n’eût pu esquiver si ledauphin ne l’eût aperçue à ce moment et ne se fût écrié :

– Voici mon Égérie !… Venez ça, madame, que je vousdise combien je m’ennuie.

Et, sans plus faire attention ni à sa femme ni à Marot, ni aureste de cette brillante société, le dauphin avait saisi la main deDiane, et l’avait fait asseoir près de lui, assez loin du groupeformé par la cour de poésie que tenait Catherine.

– Vous vous ennuyez, Henri, dit Diane de Poitiers à voixbasse ; j’en avais le pressentiment… car je suis accourueaprès un rêve que je viens de faire…

– Un rêve ? Racontez-le moi. J’adore les rêves,moi.

– Je vous voyais triste… mais d’une mortelle tristesse…

– Cela est assez mon air habituel.

– Oui, mais dans mon rêve, vous aviez un sujet réel d’êtresi triste.

– Voyons donc le rêve.

– Eh bien, je me promenais dans le parc ; il faisaitnuit ; j’étais seule ; j’allais, me semblait-il, à unrendez-vous que vous m’aviez donné…

– Chère Diane !

– Tout à coup, cette idée de rendez-vous se précisa dansmon rêve. Il me parut que j’étais fort en retard, et je fis uneffort pour me hâter vers le lieu du rendez-vous qui était, s’ilm’en souvient bien, le pavillon des gardes… Mais plus je voulais mehâter, plus je me sentais comme paralysée…

– C’est l’effet ordinaire des cauchemars.

– Oui, mais voici où mon rêve se complique. Ne pouvantcourir vers le pavillon des gardes, je vous appelai d’un grand cri,et je vous vis alors sortant d’entre les arbres, mais pâle etdéfait et sanglotant… Et passant près de moi, vous me dites :« Un grand malheur est arrivé, mon père estmort ! »

– Ah ! ah ! fit le dauphin en considérant samaîtresse avec plus d’attention.

– À ce moment, poursuivit Diane de Poitiers, je vis venirplusieurs hommes portant un brancard sur lequel était couché leroi. Il avait à la poitrine une affreuse blessure par où tout sonsang s’était échappé. Et l’un des hommes me parla comme vousm’aviez parlé, et me dit : « C’est un grandmalheur ; on vient de tuer le roi ! »

– Ainsi, non seulement le roi était mort, mais il étaitmort assassiné ? demanda froidement le dauphin.

– Oui, Henri. Et je songeais dans mon rêve que vous étiezroi de France !

Le dauphin tressaillit.

– Mais, acheva Diane, je vous voyais si triste de cetaccident, que je n’arrivais pas à me réjouir de votre élévation autrône… J’entendis crier autour de vous : « Vive le roiHenri ! » et c’est à ce moment que je me suisréveillée…

– C’est, en effet, un rêve bien étrange… On dit que lesrêves précèdent parfois la vérité de bien près…

Diane de Poitiers garda le silence et prit un air songeur.

– Si le vôtre devait se réaliser bientôt, reprit Henri, ceserait certes un bien grand malheur… Mais que pouvons-nous contreles décrets du ciel ? Si Dieu m’appelait demain à monter surle trône de France, je crois que je ferais de grandes choses. Jerestaurerais la chevalerie qui s’en va… Je voudrais, par destournois, me préparer à de grandes guerres où j’irais, secourantles peuples faibles contre les peuples forts… Oui, Diane, voussavez si je ronge mon frein et si je me morfonds dans l’inaction…Car mon père, jusqu’ici, m’a tenu à l’écart de son gouvernement. Necroyez pas, au moins, que je souhaite la mort du roi… Dieu veuilleau contraire prolonger ses jours aux dépens des miens, s’il lefaut.

– Moi aussi, je souhaite, de tout mon cœur que mon rêve nese réalise pas. Moi aussi, je suis prête à donner ma vie poursauver celle du roi… Mais enfin, si le malheur se produisait… vousseriez roi, Henri !

– Roi ! c’est-à-dire le premier parmi les chevaliersfrançais…

Le dauphin allait peut-être s’exprimer avec plus deprécision ; mais il s’arrêta à temps.

Diane avait d’ailleurs touché le fond de sa pensée.

Elle savait que cette idée qu’il pourrait bientôt être roi parsuite d’un « accident » survenu à François Ierallait germer dans son faible cerveau et y donner les fruitsempoisonnés dont elle venait de jeter la semence.

Elle se leva et, sans affectation, alla se mêler au groupe quientourait Catherine de Médicis.

– Qu’avez-vous donc comploté avec mon époux ? luidemanda celle-ci avec son plus charmant sourire.

– Monseigneur le dauphin m’a confié que s’il n’avait lebonheur de vous avoir près de lui, il serait mort d’ennui depuislongtemps, répondit Diane.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer