La Cour des miracles

Chapitre 7LE TESTAMENT D’ÉTIENNE DOLET

Le jour du jugement d’Étienne Dolet approchait. Il avait reçu àdiverses reprises la visite de l’official qui l’avait longuementinterrogé.

L’accusation portait sur deux points très précis.

Étienne Dolet, en premier lieu, était accusé d’avoir écritqu’après la mort l’homme n’est plus rien.

Ensuite, il était accusé d’avoir imprimé des livres plus oumoins démoniaques, et surtout – horreur des abominations – d’avoirimprimé une bible en langue vulgaire.

En effet, la Bible imprimée en latin était un livre sacré. Maisle même livre, traduit en français, devenait un livre deperdition.

Sur le premier point, Dolet répondait :

– Je n’ai pas écrit que l’homme après la mort n’est plusrien ; j’ai traduit Platon qui dit cela. Plusieurs pères del’Église ont traduit Platon ; j’ai fait comme eux ; maisje n’ai pas cru que j’avais le droit de le mutiler…

Sur le deuxième point, Dolet niait simplement.

Il avait obtenu du roi un privilège d’imprimeur.

Il savait à quoi l’obligeait ce privilège.

Et la vérité, c’est que Dolet eût plutôt renoncé à son privilègeque de faire de la fraude.

Les livres trouvés chez lui y avaient été déposés par frèresThibaut et Lubin.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs avec le récit desinterrogatoires multiples qu’eut à subir cet infortuné. Disonssimplement que l’official fut plus d’une fois embarrassé devant lesréponses claires, simples et précises de l’accusé.

Enfin, Dolet apprit qu’il allait passer en jugement commerelaps, apostat, hérétique, et convaincu de connivence avecplusieurs démons.

Le jour où Gilles Le Mahu vint lui lire l’arrêt qui letraduisait devant le tribunal sous ces terribles inculpations,Dolet se dit :

– Je suis perdu !…

Depuis sa tentative d’évasion, il n’avait pas été changé decachot. Maître Le Mahu, tout entouré de gardes qu’il fût, craignaitque le prisonnier n’essayât encore quelque entreprise désespéréependant le transfert.

Il l’avait donc laissé où il était.

Seulement, il avait quadruplé le nombre des gardiens qui setenaient en permanence devant la porte du cachot.

En outre, trois soldats armés demeuraient nuit et jour dans lecachot, surveillant tous les mouvements de l’accusé, et toujoursprêts à se jeter sur lui.

Il eut une botte de paille pour dormir. Il eut de l’eau àdiscrétion pour boire à sa soif. Quant à la nourriture, maître LeMahu se montra généreux ; le prisonnier eut un pain tous lesjours, et, de deux jours l’un, une soupe aux légumes.

La vérité nous oblige à ajouter que le pain était noir et que lasoupe aux légumes se composait de beaucoup d’eau chaude avec trèspeu de légumes ; enfin qu’avec cette nourriture il y avaittout juste de quoi ne pas mourir de faim.

En revanche, sur l’ordre exprès de Loyola, le prisonnier avaitpermission d’écrire.

On espérait ainsi qu’il échapperait à sa plume quelque aveu,quelque phrase qui, convenablement présentée et commentée, pourraitau besoin passer pour avoir été directement inspirée par ledémon.

Ce n’est pas, d’ailleurs, qu’on eût le moindre doute sur l’issuedu procès : Dolet était condamné d’avance.

Mais enfin, il vaut mieux faire un procès convenable.

Nous pénétrerons dans le cachot de Dolet, en même temps que M.Gilles Le Mahu, gouverneur de la Conciergerie.

Il venait s’enquérir des réclamations que l’accusé pourraitavoir à formuler.

– Aucune ! répondit Dolet.

– Au fait, répondit Le Mahu avec un large sourire quibalafra sa figure rubiconde, vous avez du pain, de l’eau, de lapaille, une nourriture saine, substantielle, abondante, un litconvenable, que faut-il de plus ? Mais je ne suis pas fâché devous entendre dire à vous-même que vous n’avez rien à réclamer.

– Rien ! répéta Dolet.

– Je vous ferai remarquer, en outre, ajouta Le Mahu, quej’ai fait mettre dans votre cachot une table, un écritoire, duparchemin, et que vous pouvez écrire si bon vous semble…

– Je vous remercie. Quel jour passerai-je enjugement ?

– Mardi, jour désigné par l’official.

– Merci, dit encore Dolet.

On était au samedi.

– Puis-je, demanda le prisonnier, faire prévenir les miensque je serai jugé ce jour-là ?

– Écrivez toujours, fit avec empressement Le Mahu.

Dolet fit signe qu’il réfléchirait à la chose.

Comme tous les prisonniers qui n’ont aucune relation avec ledehors et sont murés vivants dans des tombeaux où les bruits de lavie n’arrivent jamais, il se croyait oublié de l’univers, hormis safamille.

En réalité, il n’était bruit dans Paris que de son prochainjugement.

On savait que c’était là un grand savant.

Donc, Dolet ignorait tout ce bruit qui se faisait autour de sonnom, et se tourmentait du moyen de prévenir les siens.

Il eût été facile à Gilles Le Mahu de le rassurer, au moins surce point.

Mais Gilles Le Mahu, en excellent geôlier, eût cru trahir sesdevoirs en apportant à son prisonnier une consolation, si faible etsi triste que fût cette consolation.

Et puis, il était venu surtout pour se mettre en appétit, parceque l’heure de son dîner approchait.

Nous avons dit quel jovial caractère c’était que le concierge dela Conciergerie. Il aimait à rire de bon cœur, et trouvait qu’ondînait mieux quand on avait bien ri.

Il avait raison.

Or, rien ne faisait rire Gilles Le Mahu autant que la figuresoudain blafarde et bouleversée d’un malheureux à qui il annonçaitquelque horrible nouvelle.

Aussi, fut-ce en pouffant d’avance et en faisant de grandsefforts pour ne pas éclater de rire qu’il dit à sonprisonnier :

– D’ailleurs, maître, si vous avez quelque chose à écrire,il faut vous hâter, car je doute que dans huit ou dix jours, vouspuissiez tenir encore une plume…

– Pourquoi ? demanda Dolet avec indifférence.

– Pourquoi ? Est-ce qu’on écrit dans l’autremonde ?

Et, décidément, cette idée que les morts pourraient tenir uneplume lui parut tellement drôle qu’il n’y put tenir.

Dolet, gravement, le regarda rire.

– Excusez-moi, fit Le Mahu en s’essuyant les yeux, c’estplus fort que moi.

– Ainsi, dit Dolet tranquillement, vous croyez que je seraicondamné à mort ?

Le Mahu ouvrit de grands yeux, et peu s’en fallut qu’iln’éclatât encore.

– D’où sortez-vous ? fit-il. Mais vous serez si biencondamné que j’ai vu de mes propres yeux l’ordre au bourreau-juréd’avoir à se procurer un bon poteau, avec deux bonnes cordes debois sec, des torches, enfin tout ce qu’il faut ! Oh ! necraignez rien, vous serez traité comme un personnage demarque !

– Je serai donc brûlé ! s’écria Dolet qui ne puts’empêcher de frissonner.

– Brûlé ! brûlé ! fit Le Mahu qui vit qu’il enavait trop dit, c’est une façon de parler. Que diable, il ne fautpas désespérer encore. Et puis, en somme, ces fagots qu’on acommandés sont peut-être pour quelque condamné du Châtelet. Allons,bonne nuit !

Demeuré seul en son cachot – seul, car la présence des soldatsarmés ne comptait plus pour lui – Dolet, pensif, se mit à sepromener de long en large. Il y avait des jours et des nuits qu’ilse promenait ainsi, tantôt songeant à ce Loyola dont il était lavictime innocente, tantôt pensant à ce roi si lâche qui le livrait,parfois arrêtant son esprit sur des problèmes de philosophie, maistoujours écartant de son mieux les images de sa femme et de safille. Car dès qu’il pensait à elles, il se sentait faiblir.

La mort ne l’effrayait pas.

Et quant à l’horrible souffrance du bûcher, il ne se disaitpeut-être pas avec la feinte sagesse du stoïcisme antique :« Douleur, tu n’es qu’un mot », mais ilenvisageait avec fermeté l’effroyable conjoncture.

Il vint s’asseoir à la petite table, sur un escabeau, et posa satête dans sa main.

– Je serai brûlé ! murmura-t-il.

Un frémissement le secoua.

– Eh quoi ! pensa-t-il, en admettant même que j’aiemérité la mort ne pourrait-on me faire mourir sanssouffrance ? Pourquoi ceux qui se réclament d’un Dieu de bontésont-ils féroces à ce point ? Quoi ! prendre un hommevivant et lui faire subir ce supplice de le placer sur un amas debois et de mettre le feu aux fagots !

Sa main retomba sur la table et, machinalement, il saisit laplume.

Et ce fut sous l’impression des pensées qu’il venait d’agiterqu’il se mit à écrire :

« Ceci est ma dernière pensée.

« C’est le dernier effort d’un esprit qui va bientôts’éteindre.

« Peut-être ces lignes tomberont-elles plus tard sous lesyeux d’hommes justes.

« Peut-être ce papier va-t-il être détruit.

« Je ne veux songer qu’à la possibilité d’être lu plustard.

« C’est donc du seuil de la tombe que je parle aux hommes,et j’ai pour tribune un bûcher.

« Je vais être brûlé ! Brûlé vif !

« Ce que ma chair va souffrir, je ne le sais.

« Je ne sais pas non plus quelles clameurs d’agonies’échapperont de ma gorge alors que, délirant au milieu destourbillons de flamme, je ne serai plus responsable de mapensée.

« La vraie clameur du condamné est ici, sur ceparchemin.

« Voici donc ce que je souhaite :

« Je suis innocent de toute action mauvaise.

« Aussi loin que je regarde dans ma vie, avec le scrupuleet l’angoisse d’un juge impartial, je n’y découvre aucun crime,aucune faute véritable.

« J’ai aimé les hommes, mes frères.

« J’ai tâché de leur montrer qu’il y a un flambeau pour lesguider vers le bonheur à travers les ténèbres de la vie que nousvivons. Ce flambeau s’appelle : Science.

« J’ai fait en sorte de répandre le plus que j’ai pu descience, c’est-à-dire de lumière, afin de chasser le plus possiblede ténèbres, c’est-à-dire d’ignorance.

« Je ne me suis pas détourné des moins fortunés que moi. Jen’ai pas montré un visage impitoyable aux fautes des autres.

« J’ai songé que le mot suprême de la sagesse humaine etl’aboutissement fatal de la science, de la pensée, de la vie, c’estl’indulgence.

« Une humanité où les hommes auraient pitié les uns desautres, où se développerait cette radieuse et magnifique pensée defraternité que le Christ a entrevue, une humanité pareille auraitrésolu le problème du paradis terrestre.

« Cependant, c’est la haine qui triomphe.

« Je ne veux ici accuser personne.

« Je dis seulement que l’esprit de domination engendrel’esprit de haine.

« Je dis que les dominateurs qui ont inventé le bûcher pourles hommes inaptes à la servitude sont l’obstacle qu’il fautécarter.

« Puisse-t-on me comprendre !

« Puisse l’humanité apprendre à pénétrer dans sa proprepensée !

« Puissent les hommes arriver un jour à penser librement,c’est-à-dire sans que leur croyance, leur foi, leur pensée leur aitété imposée.

« Puisse la science remettre au creuset de l’analyse lescroyances humaines qui nous sont transmises par les sièclesbarbares !

« En formulant ces souhaits, je ne crois pas passer leslimites du droit humain.

« Je ne me crois pas en faute.

« Pourtant, c’est pour penser ce que j’écris, c’est pouravoir aimé la science, la lumière, pour avoir été le frère de mesfrères que je vais être brûlé.

« Je voudrais qu’un jour un monument s’élevât à l’endroitmême où je vais souffrir, et que sur ce monument, les jours defête, les hommes enfin délivrés apportent quelque modeste offrandede fleurs, et qu’enfin le souvenir des iniquités présentes fûtperpétué par cette simple parole que quelqu’un redirait aux foules,d’année en année :

« Ici, on a brûlé un homme parce qu’il aimait sesfrères et prêchait l’indulgence et proclamait le bienfait de lascience.

« Cela se passait du temps où il y avait des rois commeFrançois, et des saints comme Ignace de Loyola. »

« Voilà ce que je souhaite.

« En foi de quoi, libre d’esprit et sain de corps, j’aisigné. »

Dolet signa.

À quoi pensa-t-il en ces heures de détresse ?

Sans doute, malgré tous ses efforts, l’image de sa femme et desa fille – bientôt veuve et orpheline – vint se présenter vivementà lui.

Car, à un moment, les soldats le virent vaguement tendre lesbras comme vers une étreinte, et une larme obscurcit sa vue.

Dolet, alors, se leva brusquement. D’un pas agité, il se remit àmarcher. Puis il se calma.

Il s’approcha de la table et chercha des yeux le parchemin surlequel il venait d’écrire les lignes qu’on a lues.

Il ne vit plus le parchemin !…

Pendant qu’il se perdait en ses rêves, un des soldats avaitdoucement saisi le papier et l’avait remis aux gardiens quistationnaient dans le couloir.

Maintenant, le parchemin était entre les mains de Gilles LeMahu !…

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