La Cour des miracles

Chapitre 36DÉLIRE D’AMOUR

On a vu que la duchesse d’Étampes avait prévenu François Ier queMargentine et Gillette étaient installées au pavillon desgardes.

Au moment où la duchesse sortait de chez le roi, Sansac se fitannoncer et fut aussitôt reçu.

Il arrivait de Paris à franc étrier, et il fallait qu’il eût àdire des choses bien graves pour qu’il se montrât en plein jouravec son visage affreusement balafré par un large sillonrougeâtre.

– Te voilà donc enfin ! s’écria le roi. Par NotreDame ! si mes amis m’abandonnent je vais périr d’ennui.

Sansac regarda le roi.

Il le vit blêmi, maigri, les yeux cerclés de rouge ; desplaques livides tachaient son visage, et au coin de ses lèvres, oneût dit qu’une sorte de lèpre s’était déclarée.

– Pourtant, Votre Majesté a bonne mine, dit legentilhomme.

– Laissons cela ! fit le roi en secouant la tête. Tuviens nous retrouver, et j’en suis bien heureux… Je vais faireprévenir La Châtaigneraie et d’Essé…

– Sire, dit Sansac, Votre Majesté me pardonnera. Je désirerepartir de Fontainebleau le plus tôt possible. Je suis simplementvenu annoncer au roi certaines choses assez étranges qui se passentà Paris…

– Parle, fit le roi étonné.

– Eh bien, sire, il y a deux jours, j’ai eu besoin de voirnotre grand prévôt.

– Monclar ?

– Oui, sire. Et je me suis rendu le soir – car je ne sorsplus que la nuit, comme les hiboux – je me suis rendu, donc, àl’hôtel de la grande prévôté. Or, savez-vous ce que j’y aiappris ? Que le comte de Monclar, subitement devenu fou, avaitquitté l’hôtel et qu’on ne savait ce qu’il était devenu !

– Que m’apprends-tu là ! s’écria FrançoisIer.

– La vérité, sire.

– Et je n’en suis pas informé ! Sans doute, c’est audauphin qu’on a porté la nouvelle !

Le roi fit quelques pas dans son cabinet, le visage enflammé parun de ces accès de colère folle qui faisaient trembler le Louvre etParis – et parfois la France entière.

– Nous allons voir, gronda-t-il, si je suis encore le roi…Sansac, tu vas partir pour Paris avec La Châtaigneraie et d’Essé…Je n’ai confiance qu’en vous trois. Je te nomme grand prévôt,entends-tu !

Sansac s’inclina sans joie. Pour ce gentilhomme, la vie avaitfini du jour où il n’avait plus été le « beauSansac »…

– Je te donne pleins pouvoirs, ajouta furieusement le roiqui, tout en parlant, s’était mis à écrire et remplissait diversparchemins. Tu prendras possession de la grande prévôté. Tu ferasjeter à la Bastille mon grand chancelier et le gouverneur duLouvre… Ah ! nous allons voir… pars à l’instant…Montgomery !

Le capitaine des gardes apparut.

– Montgomery, dit le roi d’une voix rauque, rendez-vous àl’instant à l’appartement du dauphin, et de là à celui deMme Diane…

– Sire ! voulut intervenir Sansac.

– La paix ! Vous arrêterez mon fils, Montgomery. Vousarrêterez Mme Diane… Allez… et voyez si La Châtaigneraieet d’Essé sont par là…

– Sire, dit Montgomery qui était un peu pâle, au moment oùVotre Majesté m’a appelé, j’accourais justement vers elle pour luidire… pour la prévenir…

– Dire quoi ! Voyons… parlez donc, monsieur !

– Sire, on vient de trouver sur la pelouse du parc, à centpas de l’étang, le cadavre de M. d’Essé, la poitrine trouée de parten part…

– Quel est le misérable ?… rugit Sansac. Pardonnez,sire !

– On ne sait rien ! répondit Montgomery.

À ce moment, il se fit un grand bruit dans l’antichambre, etBassignac, le valet de chambre, entra en criant :

– Sire ! Quelle affreuse nouvelle pour VotreMajesté ! M. de La Châtaigneraie est mort !

– Mort ! répéta sourdement le roi.

– Mort ! s’écrièrent Sansac et Montgomery, cette foisavec un commencement de terreur.

– Mort assassiné, reprit Bassignac ; on vientd’apporter au château le cadavre du malheureux gentilhomme, et lesgens qui ont rempli ce funèbre office disent avoir trouvé le corpsdans une rue écartée qui s’appelle la rue aux Fagots.

Montgomery tressaillit, pâlit, et murmura à part lui :

– Je donnerais ma tête à couper que l’assassin s’appelleTriboulet !

– C’est bien, Bassignac, dit le roi, laisse-nous !

Le valet de chambre se retira.

Montgomery attendait, avec le pressentiment que cette nouvellemodifierait peut-être les idées du roi.

Celui-ci, en effet, était comme foudroyé.

– Montgomery, dit le roi avec effort… ce que je vous aidit…

– Je vais l’exécuter, sire ?

– Non ! mettez que je n’ai rien dit… Et que personnene sache !

– Oh ! sire… Votre Majesté sait bien…

– Oui… vous êtes un fidèle… Allez, Montgomery.

Montgomery sortit.

Dès l’antichambre, le capitaine se demandait :

– Dois-je prévenir le dauphin… le roi de demain ?…

François Ier, demeuré seul avec Sansac, se leva etreprit sa promenade, mais, cette fois, lente et morne. Legentilhomme remarqua alors combien le roi était affaissé, et quelsterribles changements s’étaient faits en lui depuis qu’il avaitquitté Paris…

– Dois-je partir, sire ? demanda-t-il.

– Non, répondit le roi d’une voix presque suppliante ;reste… je n’ai plus que toi à qui me fier ici !

Et ce qui acheva d’épouvanter François Ier, ce futl’attitude même de Sansac, Autrefois, en semblable circonstance, legentilhomme eût conseillé au roi la violence… Maintenant, il setaisait…

– Oh ! songea-t-il avec une profonde amertume. Il estdonc bien vrai que je suis condamné !

…  …  …  …  … … .

Ces nouvelles apportées coup sur coup, la folie du comte deMonclar, la mort de La Châtaigneraie et de d’Essé, avaient porté uncoup terrible à François Ier.

Et dans cette âme gangrenée d’égoïsme comme le corps étaitgangrené par un mal incurable, il n’y eut pas un regret sincèredonné au bon serviteur qu’avait été le grand prévôt, aux bravescompagnons de plaisir et de péril qu’avaient été La Châtaigneraieet d’Essé.

Le roi ne pleura que sur lui-même.

Puis, peu à peu, comme il arrive parfois dans les tempéramentsexorbités, sa douleur se transforma. Les images de ses compagnonsflottèrent indécises, finirent par disparaître et furent remplacéespar l’image de Gillette.

Quelques heures après la nouvelle des catastrophes, FrançoisIer ne songeait plus qu’à s’emparer de Gillette.

Mais, au lieu d’y penser avec des hésitations comme il avaitfait jusque-là, il y pensait avec fureur.

Il rêvait une mort monstrueuse…

Il éprouvait une joie funeste, avec des tremblements nerveux, àimaginer son propre cadavre étouffant en des bras glacés la jeunefille vaincue…

Dans le délire amoureux de François Ier, la Vie et laMort, enlacées, enchevêtrées, formaient un étrange tableau dont ledessin macabre se traçait en lignes de feu dans son imaginationsurchauffée.

Puis ce fut la Belle Ferronnière qui passa devant ses yeux,provocante, lubrique, admirable de beauté en la nudité de soncorps, mais un masque de squelette rongé grimaçait sur sonvisage.

Et toujours il en revenait à cette fantastique création de sondélire :

Il était mort… mort d’amour… mort de volupté.

Et ses bras de cadavre enlaçaient dans une étreinte indéniablele corps de Gillette palpitant de vie et d’horreur.

…  …  …  …  … … .

À l’heure du dîner, le roi annonça qu’il ne mangerait pas. Aumoment de son coucher, il renvoya Bassignac qui, inquiet, s’assitdans l’antichambre et attendit…

Pendant de longues heures, le roi subit, chercha, créa la sérieturpide des tableaux qui l’enchantaient et le tuaient. C’était uneagonie de volupté.

Bientôt de violentes lancinations attaquèrent le crâne. En mêmetemps, les entrailles se tordirent sous l’effet du mal.

Minuit était sonné depuis longtemps déjà, et le roi se débattaitencore silencieusement.

Cela dura deux heures encore…

Tout à coup, les douleurs des entrailles se calmèrent ;mais, aussitôt, il lui parut qu’on enfonçait des aiguilles de feudans ses paupières. Il ferma les yeux, et ne s’en trouva passoulagé…

Alors, les horreurs de la mort lui furent visibles comme si elleeût été toute proche. Il voulut se lever pour échapper aux fantômesde son délire. Il fit deux pas et tomba lourdement, avec un cridéchirant…

Il est trois heures après minuit.

– Le roi se meurt… Le roi va mourir !…

Dans le château, où des lumières vont et viennent, dont toutesles fenêtres sont éclairées, ce mot court de bouche en bouche.

Les habitants du château, réveillés en sursaut, attendent la finde la crise…

Et les appartements de François Ier étaientdéserts.

Seuls, Bassignac et Sansac, que le valet de chambre avait couruchercher, avaient pénétré dans le cabinet royal. Ils avaient portéle roi sur son lit, l’avaient déshabillé, et Bassignac s’étaitélancé au dehors en quête du chirurgien de FrançoisIer.

Ce chirurgien, après l’avoir inutilement demandé partout, ilfinit par le trouver dans l’appartement du dauphin Henri.

Là, il y avait cohue.

Au premier rang des courtisans empressés à saluer le soleillevant, Montgomery racontait à voix basse au fils de FrançoisIer une histoire qui devait sans doute l’intéresserbeaucoup, car le dauphin écoutait avec une attention profonde.

Bassignac, ayant aperçu le chirurgien dans l’embrasure d’unefenêtre, traversa la cohue… En arrivant à la fenêtre, il s’aperçutque le chirurgien causait avec Mme Diane de Poitiers.Que pouvait-elle lui dire ?

Sans souci de l’étiquette, Bassignac tira le chirurgien par lamanche.

– Que se passe-t-il, Bassignac ? fit Diane dePoitiers.

– Le roi est gravement indisposé ; ne le savez-vousdonc pas, madame ? dit le valet de chambre.

– Oh ! mon Dieu !… mais il faut prévenirmonseigneur le dauphin ! s’écria Diane qui s’éloigna aussitôten jetant un regard au chirurgien.

Celui-ci suivit Bassignac.

Comme le valet de chambre partait en courant, il se heurta àJarnac qui poussa un cri de douleur accompagné d’un juron.Bassignac était trop préoccupé pour s’arrêter.

Mais le chirurgien, lui, s’arrêta.

– Cet imbécile vous a heurté ? demanda-t-il.

– Oui, mort Dieu, et cela me brûle…

– Bon !… Je verrai tout à l’heure votre épaule.L’essentiel est que la compresse ne soit pas tombée…

Le chirurgien s’élança à son tour.

Jarnac entra dans l’appartement du dauphin et alla droit à Dianede Poitiers.

– Comment va votre épaule ? demanda celle-ci.

– Aussi bien que possible, bien que l’enragé qui m’a fournice coup d’épée, grâce à l’obscurité, n’ait pas ménagé le fer… maisj’aurai ma revanche lorsque j’aurai deviné à quel diable j’ai euaffaire ! En attendant, il s’agit d’autre chose… Tout àl’heure, dans l’espoir de retrouver une piste, je me suis, aprèsque ma blessure eut été pansée, rendu avec une lumière à l’endroitoù je me suis rencontré avec l’enragé en question… Savez-vous ceque j’ai trouvé dans l’herbe ?…

– Voyons ! fit Diane.

Jarnac lui tendit un carré de papier.

– J’ai eu la curiosité de l’ouvrir, acheva-t-il. Lisez, etvous verrez que c’est assez intéressant…

Diane de Poitiers ouvrit la lettre et la lut à diversesreprises.

– Qu’en dites-vous ? demanda Jarnac.

– Attendons ! reprit Diane… Le chirurgien va tout àl’heure m’apporter une réponse. D’après cette réponse, la lettretrouvée sera ou ne sera plus utile. En tout cas, elle est de bonneprise.

…  …  …  …  … … .

Sur son grand lit armorié, François Ier râlait.

L’idée de la mort avait pris en lui un développementmonstrueux.

Mais elle n’arrivait pas à étouffer la passion qui délirait dansce corps.

Les paroles qui lui échappaient dénonçaient ce double état d’âmeet de corps.

– Mourir dans les bras de Gillette… mourir avec elle…Oh ! c’est affreux de mourir si jeune… mais je mourrai enl’étouffant de baisers…

– Sire ! sire ! chassez ces idées…

– Oh ! mes yeux… Ce sont mes yeux qui mebrûlent ! Oh ! ces flammes qui me passent sur mespaupières !… Je suis sûr qu’un baiser de cette jeune fille lesrafraîchirait…

– Buvez, sire, dit le chirurgien en présentant aux lèvresdu roi une potion calmante.

Le roi but avec avidité.

– Ah ! c’est vous ! dit-il en saisissant la maindu chirurgien. Où est Rabelais ? Je veux qu’on m’envoieRabelais !…

– Mon illustre confrère n’est pas au château, sire ;mais je tâche à le remplacer autant qu’il est au pouvoir de mafaible science…

– Oui… oui… vous aussi vous êtes un savant…

Le roi, d’un signe renvoya Bassignac.

– Le roi va mieux ! dit le chirurgien.

Bassignac se hâta de sortir pour colporter cette nouvelle,jouissant d’avance de la consternation des courtisans.

– Va, toi aussi, dit François Ier à Sansac,doucement.

Sansac consulta le chirurgien d’un coup d’œil.

– Sa Majesté vient d’avoir une crise violente… la crise estmontée à son point culminant, elle va maintenant redescendre pardegrés. Je réponds des jours de Sa Majesté, si elle veut biensuivre mes prescriptions…

– Dieu sauve Sa Majesté ! murmura Sansac.

Et cet homme de fer sortit en pleurant. Car, à force de partagerles plaisirs et les dangers du roi, il s’était attaché à luiprofondément…

Le roi se tourna alors vers le chirurgien.

– Dites-moi mon état, fit-il avec une certaine fermeté.

– L’état de Votre Majesté n’est pas alarmant.

– Et moi, je vous dis que je suis condamné !…Peut-être ai-je encore trois mois à vivre… Mais à quoibon !…

– Votre Majesté est robuste. Le sang peut se régénérer sousl’influence des herbes qui calment et purifient…

François Ier secoua la tête.

– Pourquoi mentez-vous ? dit-il rudement. Vous savezmieux que moi que le mal dont je suis atteint est incurable…

Le chirurgien garda le silence.

– Vous voyez bien ! s’écria le roi avec désespoir.

– Sire !… j’avoue que le mal de Votre Majesté estdifficile à guérir… Mais ce n’est pas trois mois que vous pouvezvivre, si vous voulez…

– Six mois, n’est-ce pas ? fit le roi avec amertume.Cette fois encore, le chirurgien demeura silencieux.

– Écoutez, dit alors François Ier ; cesquelques misérables jours d’existence qui me restent, je n’en veuxpas… Écoutez-moi… Taisez-vous… et obéissez… Je veux que d’ici à lapointe du jour, vous m’ayez composé une potion qui me rende toutesmes forces pour huit jours, pour moins même… Je veux, pendant cesheures suprêmes redevenir jeune, ardent, tel enfin que j’étais il ya vingt ans… le pouvez-vous ?

– Oui, sire… Mais si je vous donne cette potion, je voustue !

– Composez-la toujours et apportez-la-moi… Je verrai…

– Sire, je répète à Votre Majesté qu’elle va ausuicide…

– Taisez-vous, monsieur ! râla le roi. Que demainmatin j’aie cette potion, il y va de votre vie !…

– Le roi l’ordonne ?…

– Oui ! Je vous l’ordonne !…

– C’est bien, soit… Vous serez obéi…

…  …  …  …  … … .

Peut-être était-ce un honnête homme que ce chirurgien.

Peut-être simplement eut-il peur… mais il résolut de se taire etde tenter ensuite un suprême effort pour détourner FrançoisIer de son funeste projet.

En sortant de chez le roi, il aperçut Diane de Poitiers quil’attendait avec impatience.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Sa Majesté a eu une crise, mais rien ne prouveque le roi soit en danger… Il sera sauvé s’il consent à prendre durepos… et surtout, ajouta-t-il, si… on écarte soigneusement de lui…la cause de l’excitation.

– Quelle cause ? fit Diane de Poitiers.

– Les femmes ! répondit celui-ci avec rudesse.

Il s’éloigna.

– Les femmes ! songea Diane… Et il peut êtresauvé ! Oh ! la lettre !

…  …  …  …  … … .

Le chirurgien s’était élancé vers son appartement, où unlaboratoire était installé.

Nous avons dit que c’était peut-être un honnête homme.

L’idée de préparer la potion qu’il avait promise au roi lerévoltait. Il s’assit dans un fauteuil, et, la tête dans les deuxmains, se prit à réfléchir.

Au loin, à quelque beffroi, quatre heures du matin sonnèrentlentement.

À ce moment, on frappa à sa porte, et, s’imaginant qu’on venaitle chercher pour courir chez le roi, il s’empressa d’ouvrir.

C’était Diane de Poitiers.

Elle entra et referma soigneusement la porte.

– Voyons, dit-elle, mettez-moi bien au courant…

– Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit,madame. Le roi peut être sauvé… momentanément, du moins…

– Que faudrait-il pour cela ?

– Le repos le plus complet… vous m’entendez, madame ?…c’est-à-dire non seulement le repos du corps, mais celui del’esprit. Et par repos, madame, je comprends seulement… le repos…des sens…

– Parlez librement, fit Diane de Poitiers ; lescirconstances sont trop graves pour perdre du temps auxmétaphores.

– Soit, madame. Je dis donc que le roi peut et doit selivrer à ses exercices ordinaires, même les plus violents. Aucontraire, la chasse, les tournois, tout ce qui peut amenerd’abondantes transpirations et dompter les sens ne peut que luiêtre favorable. Mais il faut qu’il cesse d’une façon absolue toutcommerce féminin ; il faut même qu’il chasse tout à fait deson esprit toute pensée amoureuse… moyennant quoi…

– Achevez…

– En suivant ces prescriptions avec rigueur, et en sesoumettant à une médication raisonnable, Sa Majesté peut vivreencore cinq ou six ans…

– Cinq ou six ans ! répéta Diane de Poitiers.

– Et peut-être même, conclut le chirurgien, pourrait-onenrayer le mal grâce à l’extrême vigueur du roi… Malheureusementson tempérament, d’une ardeur démesurée, a maîtrisé sa volonté.Loin de rechercher le calme qui peut le sauver, le roi m’a commandéde lui faire une potion excitante…

– Excitante ? interrogea Diane.

– Une potion qui, pour quelques jours, lui rendrait toutesles facultés de la jeunesse…

– Cette potion… pouvez-vous la composer ?

– Je le puis, madame, mais je ne le ferai pas !

– Pourquoi ?

– Parce que je tuerais le roi avec un philtre de ce genreaussi sûrement qu’avec une balle de mousquet dans la tête ou uncoup de poignard dans la poitrine…

– Je comprends, maître ; mais il vous est biendifficile de résister ouvertement aux ordres de Sa Majesté…

– Aussi, madame, ne résisterai-je pas ouvertement. Jepréparerai pour Sa Majesté une potion calmante, et je lui dirai quec’est le philtre qu’elle m’a demandé…

– Et lorsque le roi s’apercevra que vous l’avez trompé,vous serez arrêté et jeté dans quelque basse fosse…

Le chirurgien pâlit.

Diane de Poitiers se leva et alla à lui.

– Il faut composer ce philtre, dit-elle froidement.

– Madame, que me demandez-vous là !…

– Écoutez-moi bien, maître ; les minutes sontprécieuses. Il y a dans ce couloir, derrière cette porte, deuxhommes qui vont entrer, si j’appelle… Voyez plutôt…

Diane alla vivement ouvrir la porte. Dans le corridor, lechirurgien aperçut en effet deux hommes.

Ils étaient masqués, et il ne put les reconnaître. Mais, à leurscostumes, il jugea que c’étaient des gentilshommes.

Diane referma la porte.

– Savez-vous ce qui arrivera si j’appelle,maître ?

– Je ne m’en doute pas, madame, fit le médecin qui, depâle, était devenu blême.

– Eh bien, ces deux hommes entreront et vous poignarderontsans pitié. Vous avez une minute pour vous décider. Ou vousrépondez de composer le philtre, ou sinon j’appelle…

Le chirurgien hésita environ douze secondes, laps de tempsénorme, si l’on réfléchit qu’il tenait Diane de Poitiers pourincapable de faire une menace vaine et si l’on songe qu’elle avaitdéjà travaillé l’esprit du malheureux dans l’appartementdu dauphin.

– Madame, balbutia-t-il, je ferai la potion.

– Bien maître, c’est tout ce que je vous demande.Maintenant, rassurez-vous. Votre conscience sera à l’abri de toutreproche. C’est à moi, à moi seule que vous remettrez votrephiltre. Quant au roi, vous ferez comme vous avez dit : vouslui apporterez la potion calmante. Veillez seulement à ce que lesdeux flacons soient identiques. Si, au moment où vous apporterez auroi votre potion, il se trouve quelque personne auprès de SaMajesté, il sera bon que cette personne sache que cette potion estinoffensive. Moyennant la bonne exécution de toutes cesprescriptions, comme vous dites, vous serez, maître, nomméchirurgien de Sa Majesté Henri II, roi de France. Vos appointementsseront doublés, et des titres de noblesse vous seront acquis. Celavous paraît-il suffisant ?

Le chirurgien s’inclina en tremblant.

– Finissons-en, maître. Combien de temps vous faut-il pourpréparer vos deux potions… la bonne et la mauvaise ?…

– Environ deux heures, madame.

– Prenez-en trois. À huit heures, je serai ici. Je penseque nous sommes d’accord sur tous les points ?…

– Oui, madame !…

– À huit heures ! dit Diane de Poitiers d’un ton devoix qui fit frémir l’infortuné médecin.

…  …  …  …  … … .

Un peu après huit heures, le chirurgien se dirigea versl’appartement du roi.

Comme il allait pénétrer dans l’antichambre, une femme sortitd’une chambre voisine et le saisit par le bras.

C’était la duchesse d’Étampes.

– Vous allez porter au roi la potion qu’il vous ademandée ?… dit-elle à voix basse.

– Madame…

– J’ai tout entendu, cette nuit, lorsque Sa Majesté vous aparlé ! Avez-vous songé, monsieur, qu’obéir au roi c’est letuer ?…

– Madame, dit le chirurgien en baissant la tête, la potionque j’apporte est inoffensive…

– Comment cela ?…

– Je ne puis m’expliquer davantage, madame, mais je vousjure sur le salut de mon âme que je porte au roi une potioncalmante et non le philtre qu’il m’a demandé.

– Vous êtes un brave homme, vous ! s’écria la duchessequi embrassa sur les deux joues le médecin affairé.

– Le roi ne mourra pas ! songeait la duchesse enregagnant ses appartements. Ah ! ma chère Diane, rira bien quirira la dernière !…

– Comment le roi a-t-il passé le reste de la nuit ?demanda alors le chirurgien à Bassignac.

– Sa Majesté n’a pas tardé à s’endormir, dit-il.

– C’est l’effet de la potion que je lui ai faitprendre…

– Mais le sommeil a été coupé de cauchemars, à en juger parles paroles incohérentes qui échappaient à Sa Majesté…

– Nous allons voir cela…

Et le chirurgien voulut passer outre.

– Maître ! fit Bassignac d’un voix suppliante.

– Que voulez-vous, mon ami ?…

– Est-il dans votre intention d’obéir à Sa Majesté…

Le médecin poussa un soupir et son visage s’assombrit.

Tout à coup, il montra à Bassignac le flacon qu’ilapportait :

– Vous voyez ce flacon, n’est-ce pas ?

– Oui ! fit ardemment le valet de chambre.

Le chirurgien regarda anxieusement autour de lui.

– Écoutez-moi bien, fit-il brusquement en se penchant versBassignac. Tant que le roi ne boira que du contenu de ce flacon, jeréponds de sa vie, vous m’entendez ?

– J’entends… Oh ! soyez béni !

– Mais, ajouta le médecin d’une voix si basse qu’à peineelle était intelligible, si le flacon est changé, je ne répondsplus de rien…

Et laissant Bassignac frissonnant d’espoir et de terreur, ilentra dans la chambre du roi.

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