La Cour des miracles

Chapitre 6LA RÉCOMPENSE D’ALAIS LE MAHU

Le roi, en sortant de la rue Saint-Denis, était revenudirectement au Louvre. Il avait voulu, faire le chemin à pied, pourhonorer la jeune fille qu’il ramenait. Aussi, tous les seigneursqui l’escortaient avaient-ils marché à pied, et les soldats, seuls,étaient restés à cheval.

En arrivant au Louvre, François Ier apprit que nombrede dames de la cour étaient réunies, attendant le résultat del’expédition contre les truands.

Elles avaient trouvé la partie amusante, et avaient organisé unecollation nocturne dont était Mme la duchessed’Étampes.

Quant à Mme Diane de Poitiers, elle était retirée enses appartements.

Le roi s’informa de la salle où étaient réunies les dames.Bassignac le guida.

François Ier avait pris la main de la duchesse deFontainebleau, et, suivi des seigneurs qui l’avaient accompagné, ilentra dans la salle de la collation.

Toutes les femmes présentes se levèrent.

Mais le roi, d’un geste affable, ordonna qu’on ne se dérangeâtpas.

– À Dieu ne plaise, dit-il galamment, que je trouble lesébats d’une aussi charmante société. Je viens seulement vousconfier pour une heure la duchesse de Fontainebleau qui nousrevient après un voyage. Madame la duchesse d’Étampes, je la metsspécialement sous votre protection.

Le roi avait prononcé ces paroles sans malice aucune et sans yattacher aucun sens d’allusion.

Mais la duchesse devint livide. Elle crut que le roi avait suqu’elle avait enlevé Gillette.

– Je suis perdue, pensa-t-elle.

Ce qui ne l’empêcha pas de faire au roi sa plus belle révérence,et, se remettant aussitôt de son trouble, de faire à Gillettetoutes sortes de caresses.

La duchesse avait jeté un coup d’œil machinal sur les seigneursqui escortaient le roi.

Parmi eux, elle avait aperçu Alais Le Mahu.

– C’est lui qui m’a trahie ! se dit-elle.

Le roi cependant était sorti.

Il avait donné différents ordres, notamment de préparer àl’instant une voiture de voyage.

Gillette, demeurée avec les dames de la cour, avait, elle aussi,reconnu la duchesse d’Étampes. Elle frissonna d’horreur et reçutles caresses de cette femme avec une froideur si visible que laduchesse, voyant l’étonnement des dames qui l’entouraient, s’écriaaudacieusement :

– Mais, chère petite, on dirait que je vous inspire del’effroi ?

– Non, madame ; si vous me voyez troublée, réponditGillette, c’est que je pense encore à une femme qui vousressemblait d’étrange façon et qui m’a conduite chez une folle pourm’y faire tuer…

– Oh ! mon Dieu !… chez une folle, s’écrièrentplusieurs femmes.

– Oui, dit Gillette ; une folle qui a nom Margentineet qui habite un taudis près la Cour des Miracles… Est-ce que vousla connaissez, madame ?…

La duchesse d’Étampes se mordit les lèvres et ne réponditpas.

Mais elle fut plus que jamais persuadée qu’Alais Le Mahu l’avaittrahie. Son angoisse dura une heure, au bout de laquelle le roireparut. Il venait en personne chercher la duchesse deFontainebleau.

On a vu où il la conduisait.

Lorsque le roi revint, la duchesse d’Étampes se demanda si ellen’allait pas être arrêtée à l’instant et conduite en quelquebastille.

Mais, à son grand étonnement, le roi se montra d’une humeurcharmante ; il daigna goûter à la collation des dames de lacour, s’assit près de la duchesse d’Étampes, et il fut évident auxyeux de tous que plus que jamais elle était en faveur.

Ce fut à ce moment qu’on annonça le retour de Monclar.

– Priez M. le grand prévôt de venir ici, fit le roi.

Et il ajouta :

– Mesdames, une nouvelle : la cour va voyager.

– Où allons-nous, sire ? demandèrent plusieurs quiaspiraient à l’honneur de remplacer la duchesse d’Étampes.

– À Fontainebleau. Nous partons demain.

Monclar, en entrant, interrompit les exclamations.

– Eh bien, Monclar, s’écria le roi, êtes-voussatisfait ? Avez-vous réduit en cendres la Cour desMiracles ?

– Sire, dit Monclar, je voudrais avoir l’honneur dem’entretenir un moment avec Sa Majesté…

François Ier jeta un regard autour de lui.

Les femmes, à grands froufrous de soies froissées, se levèrent,saluèrent cérémonieusement et se retirèrent.

– Parlez ! fit le roi lorsqu’il se vit seul avecMonclar.

– Sire, dit le grand prévôt, nous sommes battus.

– Vous plaisantez, monsieur ! s’écria FrançoisIer.

– Je ne plaisante jamais, sire !

– En effet, je ne vous ai jamais vu rire. Mais aussi, ceque vous me dites est si extraordinaire.

– Sire, nous avons été trahis.

Le grand prévôt fit alors un récit complet de l’attaque, desdispositions qu’il avait prises et de ce qui s’en était suivi.

– Sire, dit Monclar en terminant, ce n’est que partieremise, j’espère ; car enfin il faut bien que force demeure àl’autorité du roi…

– Non, monsieur, répondit François Ier, c’estpartie terminée. Pour obéir aux conseils d’un moine fanatique, vousm’avez jeté dans une aventure qui me couvre de ridicule. Battu pardes truands ! Jour de Dieu ! c’est vraiment la peined’avoir des régiments à notre disposition ! Vous voulezrecommencer ? Et moi je ne veux pas ! C’est assez d’uneleçon ! Que diable avions-nous besoin de forcer cerepaire ? Les rois, mes ancêtres, ont tous respecté lesprivilèges des mendiants. Pourquoi irais-je faire cettenouveauté ?

Parmi toutes les bonnes raisons que donnait le roi, il omettaitla meilleure : c’est qu’il voulait quitter Paris pour aller àFontainebleau.

– Sire, dit froidement Monclar, vous êtes le maître. Maisje demanderai simplement à Votre Majesté de quel moine elle a vouluparler tout à l’heure ?

– De M. de Loyola, dit sèchement François Ier.Nierez-vous que vous avez surtout voulu lui faire plaisir enattaquant la Cour des Miracles ?

– J’ai surtout voulu défendre l’autorité royale,sire !

– C’est possible, mon bon Monclar. Mettons que vous ayez euraison. Mais vous n’avez pas réussi, n’en parlons plus.

Le grand prévôt se demandait d’où venait cette bienveillanceextraordinaire du roi.

Il s’était attendu à un grand éclat de fureur. Et le grand éclatse résumait en une petite semonce politique.

– Que peut-il bien méditer ? se demanda-t-il.

– Monclar, reprit le roi après un silence, vousoccupez-vous de retrouver la duchesse de Fontainebleau ?

– Oui, sire. Je crois être sur une bonne piste.

– Vraiment !…

– Tout au moins sur la piste des personnes qui ont faitsortir du Louvre la jeune duchesse de Fontainebleau.

– Eh bien, quand vous aurez trouvé, vous me le direz, fittranquillement le roi. Quant à la duchesse, ne vous en inquiétezplus, elle est retrouvée. À propos, Monclar, je pars demain pourFontainebleau. N’oubliez pas de m’envoyer tous les matins uncourrier pour me tenir au courant de ce qui se passe dans Paris.Allez, mon cher Monclar… allez…

Le grand prévôt s’inclina et se retira en songeant : Lestruands vainqueurs, la petite duchesse retrouvée sans mon aide,double défaite pour moi ! Le roi ne m’emmène pas àFontainebleau. Je suis en disgrâce… Allons voir M. deLoyola !

…  …  …  …  … … .

Le lendemain matin, Alais Le Mahu se leva tout joyeux et fit unetoilette soignée, s’apprêtant à se rendre chez M. de Monclar pouravoir son bon de mille écus, et de là passer chez M. le trésorierdu roi.

Les pensées de Le Mahu étaient couleur de rose.

Ayant achevé de s’apprêter, l’officier allait sortir et ouvraitsa porte lorsqu’il se trouva nez à nez avec une femme encapuchonnéequ’il crut reconnaître.

– Vous sortiez ? fit la femme.

– La duchesse d’Étampes ! s’écria intérieurement LeMahu.

Et à haute voix, il ajouta :

– Excusez-moi, madame ; je sortais, en effet, et commec’est pour le service du roi, il m’est impossible de retarder…

– Allons donc ! même pour moi ? s’écria laduchesse qui laissa tomber son capuchon.

En même temps, elle entra dans le logis, poussant devant elleAlais Le Mahu, et refermant la porte.

– Ah ! madame, s’écria l’officier, si j’avais su que,ce fût vous !… Vous savez bien que votre service passe avantcelui du roi lui-même !… Mais daignez vous asseoir…

Rapidement, Le Mahu s’était assuré que sa dague était bien à saceinture.

– Or ça, dit la duchesse, expliquez-moi comment la jeunefille que nous avons conduite chez la folle est revenue cette nuitau Louvre.

– Madame, vous m’en voyez moi-même tout surpris.

– Vraiment, mon bon Le Mahu ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer.

– Vous mentez avec une rare impudence, mon cher.

– Je vous jure, madame…

– Tenez, je vais être plus franche que vous, moi. Sachezdonc, mon brave, que cette nuit même, j’ai reçu la visite de M. legrand prévôt qui m’est venu voir en sortant de chez Sa Majesté.

Le Mahu pâlit et commença à se rapprocher doucement de laporte.

– Ne vous sauvez pas, dit la duchesse. Auriez-vous peur demoi, par hasard ?

– Oui, madame, répondit simplement Le Mahu.

La réponse était si imprévue que la duchesse, pour la premièrefois, regarda le brave d’un certain air d’intérêt.

– Et qui vous fait peur en moi ? fit-elle ensouriant.

– En vous, madame, rien ! Mais j’ai appris certainehistoire de fruits que la pauvre Mme de Saint-Albansaurait mangés ; après quoi, elle aurait été prise decoliques !

– Vous perdez la tête, M. Le Mahu, fit la duchesse avec unesévérité qui rassura plutôt Le Mahu. Laissons de côté vos histoiresde peur et de fruits. Si je vous voulais du mal, je vous auraisfait saisir cette nuit et jeter dans une oubliette…

– C’est juste ! pensa Le Mahu tout à fait rassuré.

– Donc, reprit la duchesse, M. de Monclar m’est venu voiret m’a appris une chose qui m’a fort donné à penser : c’estqu’il avait ordre du roi de faire établir pour vous un bon de milleécus sur le trésor… Ne perdons pas de temps en discours inutiles.Vous m’avez trahi, c’est bien : je ne vous en veux pas. Et jeviens vous dire : Voulez-vous à son tour trahir le roi quevous avez servi cette nuit ? Voulez-vous à ses mille écusajouter mille autres écus que vous gagnerez de mon côté ? Celavous fera deux mille écus : une fortune.

Le Mahu avait écouté fort attentivement.

Il fut convaincu que la duchesse parlait de bonne foi.

– Que faut-il faire ? demanda-t-il froidement.

– D’abord me raconter comment les choses se sont passéescette nuit.

N’ayant plus aucune raison de mentir, Le Mahu fit des événementsde la nuit un récit très sincère.

– J’aurais dû, ajouta-t-il en terminant, vous prévenirlorsque j’ai vu la duchesse de Fontainebleau… mais je suis sipauvre, madame…

– Oui, vous avez été du côté du maître le plus riche… Jevous répète que je ne vous en veux pas. Vous n’êtes qu’uninstrument, et c’était à moi de m’assurer de votre fidélité en lapayant convenablement.

– Parbleu ! madame, s’écria Le Mahu en s’épanouissant,vous parlez d’or !

– Donc, vous êtes résolu à faire ce que je veux… moyennantun honnête salaire, bien entendu ?

– Les mille livres en question…

– C’est cela même.

– J’attends vos ordres, madame. De quois’agit-il ?

– De nous emparer à nouveau de la petite duchesse.

– C’est difficile, madame.

– Bah ! j’ai un plan. Je ne vous demande pas depenser ; je ne vous demande que d’exécuter.

– Oui, comme un bon instrument ; cela me va tout àfait.

– Très bien. En ce cas, soyez à midi chez moi. Le roiquitte le Louvre à deux heures. Toute la cour se rend àFontainebleau. Je suis du voyage.

– Mais moi, je suis attaché à mon poste, au Louvre.

– Ne vous inquiétez pas de cela : au moment voulu,vous recevrez l’ordre de venir à Fontainebleau ; j’ai déjàpris mes dispositions pour cela.

– Je serai chez vous à midi, madame, dit-il.

– Oui, ce ne sera pas de trop de deux heures pour causer,répondit la duchesse en se levant.

Elle fouilla dans son aumônière, en sortit une bourse à maillesde soie fine et la tendit à Le Mahu, en disant d’une voix trèsnaturelle :

– Tenez, voici des arrhes…

Le Mahu, courbé en deux, saisit la bourse et la serra dans samain. Au même instant, il poussa un léger cri. Il y avait sansdoute une épingle dans la bourse… Et cette épingle l’avaitpiqué.

– À midi, n’oubliez pas ! fit la duchesse en sedirigeant, vers la porte, comme si elle n’eût pas entendu le cri deLe Mahu.

– À midi, madame… Comptez sur moi, dit-il.

La duchesse sortit.

Le Mahu demeura quelques instants pour lui laisser le temps des’éloigner.

– Bonne affaire ! pensait-il. Cette bonne duchesse estmoins terrible que je ne croyais. Il est vrai qu’elle a besoin demoi… Serais-je enfin sur le chemin de la fortune ?… À propos,voyons ce que contient la bourse…

Il reprit la bourse qu’il avait déposée sur la cheminée, et unautre cri lui échappa.

– Maudite épingle ! gronda-t-il avec un juron. Audiable soient les femmes qui oublient partout desépingles !…

Il ouvrit la bourse. Ce n’était pas de l’or qu’ellecontenait.

C’était une pelote, une petite pelote hérissée de sept à huitpointes d’acier.

Le Mahu devint livide et une rauque exclamation d’épouvante luiéchappa.

– Oh ! la scélérate ! Elle m’a empoisonné !…Mais malheur à elle ! Avant de mourir, je veux mevenger !…

Il voulut s’élancer vers la porte.

Mais il s’arrêta soudain, le front mouillé d’une sueur glaciale,les dents serrées comme un étau ; tout se mit à tournoyerautour de lui ; un voile noir passa sur ses yeux. Il tomba surses genoux.

Un instant, il laboura le parquet de ses ongles… puis, tout àcoup, il demeura à jamais immobile.

À peu près à l’heure où expirait l’infortuné Le Mahu, – mort aumoment même où, pour la première fois de sa vie, il allait enfintoucher la belle somme de mille livres, – à peu près à cetteheure-là, le comte de Monclar entrait dans la chambre où lerévérend Ignace de Loyola gisait sur un lit.

Loyola ; en voyant entrer Monclar, eut un éclair de joiedans ses yeux abattus. Le moine était hors de danger. Il savaitqu’il ne mourrait pas. Mais sa haine contre Lanthenay n’en étaitpas atténuée.

– Révérend père, dit Monclar en s’asseyant au chevet deLoyola, je suis tout à fait décidé… Vos conseils, vos sages avism’inspirent. Je veux entrer dans le saint ordre que vous avez fondépour la gloire de Jésus et la prospérité de l’Église…

– Bien, mon fils ! dit Loyola dans un souffle.

– Je vais donc quitter le monde, abandonner cette cour oùtout est mensonge et perfidie… Peut-être enfin trouverai-je la paixau fond d’un monastère !… Je veux m’y retirer au plus tôt.

– Non ! fit Loyola.

– Comment, révérend père ?

– Je dis que vous ne devez pas entrer dans un couvent…

– C’est vous-même qui m’avez suggéré cettepensée !

– Non ! La pensée d’entrer dans notre ordre, mais pasde vous retirer au couvent. Il faut rester à la cour.

Loyola souffla un instant.

– Mon fils, reprit le moine, il y a deux manières de servirDieu et l’Église. La première, c’est la plus facile. C’est celleque choisissent les cœurs pusillanimes qui se réfugient en Dieu aulieu de courir le monde pour combattre en son nom. Ceux-là entrentau monastère. Ils y vivent en paix ; ce sont des saintsquelquefois, mais ce sont surtout des lâches…

Loyola parlait sans exaltation.

Et pourtant, il y avait une singulière énergie dans le ton de savoix, bien qu’elle fût affaiblie par la souffrance.

– La deuxième manière, continua-t-il, convient aux âmesfortes, aux esprits bien trempés, aux cœurs qui ne tremblent pas.Un moine, mon fils, c’est un soldat. Soldat de Jésus ! Quelbeau titre de gloire ! Cette manière, monsieur le comte,consiste à demeurer dans la vie laïque, à agir aux yeux du mondecomme si on n’avait prononcé aucun vœu, et pourtant à faireconverger tous ses actes, toutes ses pensées, toute sa force, touteson intelligence vers un but unique : la gloire de Jésus et laprospérité de l’Église…

– Mais, mon père, fit Monclar, cette manière-là, c’estcelle de tous les bons chrétiens qui ont la foi vigoureuse.

– Vous me comprenez mal. Celui dont je parle, l’homme fortintelligent et supérieur qui demeure laïc et se dévoue àl’Église…

Loyola s’interrompit soudain, puis reprit :

– Entendez-vous, mon fils, ce que signifie ce terme :l’Église !

– L’Église, mon père… mais c’est l’ensemble des fidèles,c’est le troupeau que conduisent nos prêtres ; au-dessus desprêtres, il y a les évêques, puis les cardinaux, puis, tout près deDieu, celui dont les pieds reposent sur la terre et dont la mitretouche au ciel : le Saint-Père !

– Vous avez raison jusqu’à un certain point. C’est làl’Église pour le vulgaire, pour le troupeau ainsi que vous dites.Mais vous, mon fils, vous n’êtes point du vulgaire. L’Église, c’estce que vous venez de peindre, mais il y a quelque chose au-dessusdes prêtres, au-dessus des évêques, des cardinaux et du papelui-même.

– Quoi donc, révérend père ? demanda Monclar.

– Il y a nous ! répondit Loyola.

– Nous ?…

– Nous… c’est-à-dire les chevaliers de la Vierge,c’est-à-dire l’ordre de Jésus, la société sacrée, la compagnietoute-puissante devant laquelle rois, empereurs et pape même ontdéjà courbé le front. Quant je dis l’Église, je veux dire :l’Ordre de Jésus.

Monclar s’était incliné.

– Je suis comme ébloui, mon père, fit-il d’une voixtremblante. Ah ! maintenant seulement, je comprends la sublimemission de force et de lutte que vous avez acceptée !

Loyola sourit.

Cet esprit austère du grand prévôt, si dur aux pauvres gens, sirevêche, si inaccessible à la pitié, il le pétrissait à songré.

– Je recevrai vos vœux, mon fils ; dès que je serai enétat, je vous entendrai en confession, je vous révélerai ensuite larègle de notre ordre, et désormais vous en ferez partie. Mais,comme je vous le disais, ces vœux demeureront secrets ; pourtous, pour le roi lui-même, pour le monde entier excepté pour moivous ne serez encore que le grand prévôt de FrançoisIer. Mais pour moi, vous serez un membre de la sociétéde Jésus, et pour Dieu, mon fils, vous serez un élu !

– Et que me faudra-t-il faire pour servir dignementl’Église, c’est-à-dire la puissante société dont je feraipartie ?

– J’ai jeté les yeux sur vous, mon fils ; j’ai vuvotre foi véritable, votre haute intelligence, et vous ai réservél’une des tâches les plus délicates, les plus dangereuses, les plusglorieuses aussi… Vous serez l’un de nos soldats d’élite, enmission chez l’ennemi…

– L’ennemi ! exclama sourdement Monclar.

Imperturbable, Loyola poursuivit :

– Je vous charge de surveiller le roi de France.

Sûr de son pouvoir, le moine reprit :

– C’est surtout la pensée du roi que je veux connaître.

– En quelle sorte d’affaire, mon père ?

– En toutes affaires, mon fils. Mais au fur et à mesure queles événements se produiront, je vous ferai connaître sur quelpoint spécial vous devez porter vos investigations. En attendant,notez tout ce que fait, tout ce que dit le roi ; ses actionsles plus simples, ses paroles en apparence les plus indifférentespeuvent avoir pour moi une importance capitale… pour moi, je veuxdire pour le bien de l’Église et la gloire de Jésus… Et tenez,voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

– Faites, mon père.

– Eh bien, tous les soirs, en rentrant chez vous, dans lesecret de votre cabinet, écrivez tout ce que vous avez vu etentendu dans la journée. Car je n’ai pas besoin de vous dire que cequi s’applique au roi s’applique aussi à divers seigneurs demoindre importance. En un mot, faites-vous l’historiographe de lacour de France. En vous livrant tous les soirs à ce petit travail,vous serez sûr de n’omettre aucun détail…

Monclar gardait le silence.

– Prenez le temps de réfléchir, mon fils, dit vivementLoyola. Quand vous sentirez que vous êtes à Dieu, dans huit jours,dans un mois, si vous voulez, prévenez-moi.

– Mon père, dit Monclar, quand voulez-vous que jecommence ?

– Tout de suite, mon fils, dit gravement Loyola. Je vousentendrai en confession générale quand vous voudrez…

– À l’instant ! s’écria fiévreusement le grandprévôt.

– Soit ! fît Loyola.

Monclar s’agenouilla.

…  …  …  …  … … .

Quand ce fut fini, et que Monclar se fût relevé, une expressionplus sombre parut s’être étendue sur son visage.

– Vous prononcerez vos vœux dès que je pourrai me rendre enquelque église, dit Loyola. Mais dès ce moment, vous êtes à nous,mon fils. Je viens de répandre sur votre tête les paroles augusteset redoutables qui vous consacrent au Seigneur Si vous metrahissez, désormais, vous aurez trahi Dieu lui-même !

…  …  …  …  … … .

Il y eut quelques minutes d’un silence solennel.

On eût dit que Loyola voulait laisser à Monclar le temps de biense pénétrer des paroles menaçantes qu’il venait de prononcer.

Quant à Monclar, cette acceptation définitive d’un rôle odieuxle laissait paisible. Il se disait seulement qu’il était dès lorsplus fort que le roi de France lui-même.

Loyola reprit enfin :

– Maintenant, mon fils, dites-moi si vous avez réussil’opération que vous avez entreprise contre les truands.

– Non, mon père.

– Ainsi, ce bandit, ce Lanthenay, nous échappe ?

– Pour le moment, oui.

– Pourtant, il me faut cet homme ! gronda-t-il.

– Patience, mon père, dit Monclar, je vous le promets.

– Bien, mon fils… J’ai foi en votre parole.

– Je vous jure que vous serez terriblement vengé.

Loyola fit signe qu’il attendrait avec confiance.

– Et Dolet ? reprit-il.

– L’official a commencé à instruire son procès.

– Il faut que cela soit activé. Je veux, avant de quitterla France, voir s’élever les flammes de son bûcher…

– Vous les verrez, mon père !… Vous n’avez pasd’autres ordres à me donner en ce moment ?…

– Non, mon fils… Allez, j’ai besoin de repos… Allez, et queDieu vous inspire !…

…  …  …  …  … … .

Tandis que le grand prévôt courbait la tête sous la redoutablebénédiction d’Ignace de Loyola et devenait associé laïque de lacompagnie de Jésus, tout se préparait à la cour pour le départ àFontainebleau.

Le matin, de bonne heure, le roi avait fait demander maîtreRabelais.

On courut chercher l’illustre docteur dans l’appartement que luiavait fait assigner François Ier.

On ne le trouva.

Il fut bientôt évident que maître Rabelais s’était enfui.

Le roi envoya des cavaliers qui parcoururent les environs deParis : les recherches furent vaines.

On sait comment et pourquoi Rabelais était parti.

On sait aussi pourquoi on ne trouva dans sa chambre ni la lettrequ’il avait écrite au roi ni le médicament qu’il avait préparé.

L’inquiétude de François Ier devint de l’anxiété. Iln’avait qu’une confiance limitée en ses médecins ordinaires, et lafuite de Rabelais lui était d’un triste augure.

Ce fut donc d’un air très sombre qu’il s’apprêta à quitter leLouvre.

Une autre chose qui surprit assez le roi, ce fut d’apprendrequ’Alais Le Mahu ne s’était pas présenté pour toucher son bon demille écus.

Mais cette surprise n’alla pas jusqu’à l’inquiéter sur le sortde celui qui lui avait fait retrouver Gillette.

Nul ne s’occupa donc de ce qu’était devenu Alais Le Mahu. Et cene fut que quelques jours plus tard que sa logeuse découvrit soncadavre.

M. Gilles Le Mahu, en apprenant la mort de son frère,s’écria :

– Un beau chenapan de moins sur la terre ; il nouséconomise une corde !

Vers deux heures, le roi donna le signal du départ.

Il y avait dans la grande cour du Louvre une trentaine decarrosses, dans lesquels prirent place les femmes, princesses etdames d’honneur.

Quant aux fourgons qui emportaient les domestiques et lesbagages, il y en avait plus de cent.

Les seigneurs de la cour devaient faire le voyage à cheval. Unrégiment de cavaliers devait servir d’escorte.

Toute cette brillante cavalcade traversa Paris, fort admirée etfort acclamée par le peuple, rangé en files compactes, quis’exténuait à crier :

– Vive le roi !

François Ier, à cheval, entouré de ses seigneurs, nefaisait nulle attention à cet enthousiasme.

Pourtant, lorsque, dans la foule, le roi apercevait quelquejolie fille qui s’extasiait, il daignait sourire.

Enfin, la cavalcade sortit de Paris et, au grand trot, prit lechemin de Fontainebleau, résidence royale.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer