La Cour des miracles

Chapitre 31AU GRAND-CHARLEMAGNE

La veille au soir s’était déroulée, à l’auberge duGrand-Charlemagne, une scène qui trouve ici sa place naturelle. Ona vu que, dans la matinée, avant d’aller trouver Gillette qu’ilvoulait entraîner à la chasse, François Ier avait donné des ordresà son capitaine des gardes, Montgomery.

Lorsque François Ier lui confia cette missiond’arrêter la Belle Ferronnière et les deux truands, Montgomery encomprit toute la gravité.

Son premier soin fut d’expédier sur toutes les routes denombreuses estafettes ; en même temps, il prépara sonexpédition du soir en envoyant des espions dans les auberges deFontainebleau.

Les estafettes revinrent bredouilles.

Et sur la fin de la journée, le capitaine fut convaincu queMadeleine Ferron était déjà bien loin de Fontainebleau.

Mais si, de ce côté-là, sa déception fut complète, il n’en futpas de même en ce qui concernait les deux truands. L’un desespions, en effet, vint vers sept heures lui dire que des étrangerssurvenus depuis peu habitaient l’auberge du Grand-Charlemagne etque deux d’entre eux répondaient au signalement donné.

– Sur trois, songea-t-il, j’en offrirai deux au roi, et, sije ne me trompe, la capture des deux truands fera oublier la fuitede la Ferron.

Montgomery se frotta les mains.

…  …  …  …  … … .

Vers neuf heures et demie, la ville de Fontainebleau futsillonnée de patrouilles silencieuses. Chacune de ces patrouillesmarchait droit sur l’auberge qui lui avait été désignée, entrait sil’auberge était ouverte, frappait au nom du roi si elle étaitfermée…

L’auberge du Grand-Charlemagne était située dans une ruelle peufréquentée et d’assez mauvaise réputation, qu’on appelait la rueaux Fagots.

Malgré son titre pompeux, c’était une pauvre auberge quirecevait rarement des voyageurs et qui gagnait misérablement sa vieà vendre des cruches de bière aux soldats. En effet, elle n’étaitpas très loin du château.

En même temps que les autres groupes, Montgomery sortit duchâteau à la tête d’une quarantaine de soldats bien armés et munisde tout ce qu’il faut pour enfoncer une porte ou bâillonner etligoter un prisonnier.

Il ne tarda pas à atteindre la ruelle aux Fagots, et commençapar barrer les deux extrémités de la rue au moyen de deux postescomposés chacun de dix arquebusiers ; les postes reçurentl’ordre de tuer tout ce qui essaierait de passer.

Puis, avec les vingt estafiers qui lui restaient, le capitaines’avança vers le Grand-Charlemagne.

Montgomery frappa.

À sa grande surprise, la porte s’ouvrit aussitôt.

– Diable ! songea le capitaine, voilà une porte quis’ouvre bien facilement !… Est-ce que je vais, de ce côté-làaussi, faire buisson creux ?

Il avait laissé ses soldats dans la rue.

– Bonhomme, dit-il à l’aubergiste, vous avez ici desvoyageurs ?

– Oui, monseigneur.

– Combien ? Parlez franchement, car il pourrait vousen coûter cher d’essayer de jouer avec la justice du roi.

– À Dieu ne plaise, monseigneur ! J’héberge en cemoment cinq étrangers.

– Bien, mon brave. Je viens ici pour arrêter ces étrangersau nom du roi ; mes soldats vont entrer, la chose se fera sansbruit ni scandale, vous n’aurez qu’à nous montrer la porte de leurschambres.

– Je suis un fidèle sujet de Sa Majesté, fit l’aubergiste,j’obéirai, monseigneur.

– Un instant. Parmi les étrangers, il y en a deux arrivésdepuis peu de jours, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, les deux plus jeunes.

– Auriez-vous, d’aventure, entendu leurs noms ?

– Oui, monseigneur.

– Dites-moi ces noms !

– J’ai entendu ces deux gentilshommes s’appeler entreeux ; l’un se nomme Manfred et l’autre Lanthenay.

– Aubergiste ! s’écria Montgomery rayonnant, je vouspromets cinquante écus, et que le ciel me damne si je ne vous lesapporte dès demain… Allons, conduisez-moi à la chambre de cesdeux-là… les autres ne m’importent guère.

Le capitaine se tourna vers la porte restée entr’ouverte pourappeler ses soldats. À ce moment, une porte vitrée située au fondde la salle s’ouvrit, un homme parut, et une voix railleuse,nasillarde, ironique s’éleva :

– Ne vous donnez pas la peine de faire entrer vos soldats,monsieur de Montgomery, nous nous rendons au roi !

– Triboulet ! exclama sourdement Montgomery.

– Sorti tout exprès de la Bastille pour vous aider àexécuter les ordres du roi, mon cher !

– Triboulet ! répéta le capitaine anéanti.

– Tout prêt à rendre compte à Sa Majesté de l’habileprestesse avec laquelle vous m’avez conduit à laBastille !

– Parlez plus bas ! murmura Montgomery en jetant versses soldats un regard de terreur.

– Ayez donc l’obligeance de fermer la porte si vous nevoulez pas qu’on entende que vous avez menti au roi en vous vantantde m’avoir arrêté et conduit à la Bastille !

Montgomery obéit avec une docilité stupéfiée, puis revint versTriboulet.

– Mais j’y pense ! reprit celui-ci. Nous avons àcauser, mon cher monsieur de Montgomery ! Or, il y a dessoldats qui ont l’oreille fine… Je m’en suis assuré… Ne jugez-vouspas à propos de renvoyer cette troupe qui encombre inutilement larue.

– Inutilement ! répéta Montgomery anéanti destupeur.

– Dame ! Cela me paraît ainsi, puisque nous nousrendons de bonne volonté, mes amis et moi…

– Vos amis !…

– Sans doute… des amis bien chers, deux jeunes gens quisavent ce qu’on doit aux ordres de notre bon roi François deValois ; car je puis vous affirmer que Manfred et Lanthenayont été bien calomniés ; ils ne demandent qu’à aller enprison… à condition que j’y aille avec eux, et qu’avec eux jeparaisse devant le roi, qui sera bien joyeux de me revoir, j’ensuis sûr… J’ai voulu les détourner de ce projet, mais ils y ont misun entêtement que je ne conçois pas… Voyons, mon cher capitaine,voulez-vous que je les appelle et qu’ensemble nous allions nousmettre au milieu de vos soldats ?… « VoiciTriboulet ! crieront de leur plus belle voix Manfred etLanthenay ; voici le fameux Triboulet qui vient de sortir dela Bastille où M. de Montgomery l’avait conduit ! » Car,Dieu merci, chacun sait combien il est facile de sortir de laBastille.

Montgomery n’en écouta pas davantage.

Il sortit dans la rue en refermant soigneusement la porte, etdonna l’ordre au sergent d’armes de relever les deux postes et dereconduire toute la troupe au château.

– Il n’y a personne dans cette auberge, acheva-t-il ;les oiseaux se sont envolés, mais je vais interroger l’aubergisteet j’aurai peut-être une indication.

Surpris et flatté que son chef daignât condescendre à desexplications, le sergent se hâta de rassembler sa troupe, pendantque Montgomery rentrait dans l’auberge.

– Du vin d’Anjou, aubergiste ! commanda Triboulet.

Un large broc d’étain fut déposé sur la table par l’aubergistequi, sur un signe de Triboulet, s’éclipsa aussitôt.

Triboulet remplit les deux gobelets.

– Si nous reprenions la conversation au point où nousl’avons laissée ? dit Triboulet.

– Où l’avons-nous laissée ? balbutia Montgomery.

– Ah ! capitaine, vous manquez de mémoire. Je vaisdonc vous aider… Voyons, s’il m’en souvient bien, vous me prîtespar le bras, vous me fîtes sortir du Louvre, et vous me demandâtesde vous appuyer auprès du roi, vous figurant que j’étais rentré engrâce et faveur.

– C’est la vérité ; où voulez-vous en venir ?

– À ceci : je vous faussai compagnie, ce dont jem’excuse de tout cœur ; lorsque vous rentrâtes dans le Louvre,le roi vous ordonna de me conduire séance tenante à laBastille.

– Comment savez-vous cela ? fit Montgomery.

– Il suffit que je le sache, mon digne capitaine. Or, lelendemain matin, vous annonçâtes au roi que, grâce à votrediligence, j’étais bel et bien embastillé. Vous mentiez, mon cher,mais ce fut le commencement de votre fortune.

– C’est possible… Après ?

– Après ? Il en résulte ceci : que si vousarrêtiez mes jeunes amis, je me ferais arrêter en même temps, etque je dirais au roi : « Sire, une autre fois, choisissezmieux ceux qui doivent me conduire à la Bastille ». Vous voyezl’effet produit.

Montgomery frémit.

Il ne comprenait que trop bien que si pareil événement seproduisait, ce serait pour lui-même une catastrophe dont il ne serelèverait pas, bien heureux encore d’en être quitte avec la pertede son grade et de son emploi et la disgrâce du roi.

– Oui, dit-il avec un soupir de rage, je suis forcé d’enconvenir. Et aussi bien, vous voyez que je n’ai pas arrêté les deuxtruands que vous appelez vos amis.

– Ce soir, oui, mais une autre fois ?

– Je vous donne ma parole de…

– Bon pour vous, mon cher ; mais ne pourrait-il sefaire que quelque autre officier, prévenu, ou pris d’uneinspiration soudaine…

– Je me tairai…

– Je n’en doute pas ; mais les Latins, qui, comme vousle savez, étaient un peuple fort intelligent, avaient imaginé unproverbe… Verba volant, scripia manent.

– Ce qui veut dire ?

– Que les paroles s’envolent mais que les écritsrestent.

– Vous voulez que j’écrive ?

– Tout simplement.

– Et si je refuse ?

– Alors, écoutez bien. Je suis vieux, je ne tiens pas dutout à ma vieille carcasse, et, au fond, il m’importe assez peud’aller pourrir au fond de quelque cachot. Au contraire, j’ai unintérêt énorme à assurer la liberté de mes deux amis. Or, donc, sivous refusez d’écrire, je vais de ce pas au château, et je dis aupremier officier que je rencontre : Je suis Triboulet,conduisez-moi au roi…

– Cela n’empêcherait pas l’arrestation des truands.

– C’est vrai, mais cela nous vengerait d’avance. Manfred etLanthenay seraient arrêtés… peut-être, et s’ils y consentent !Mais ce qui est sûr, c’est que le capitaine qui s’est joué de lacrédulité du roi serait également arrêté, conduit à Paris sousbonne escorte, et jeté dans quelque bastille.

Montgomery frissonna.

– Écrivez donc ! reprit Triboulet en poussant devantle capitaine une feuille de parchemin et une plume qui, évidemment,avaient été préparées d’avance.

– Et si je te tue ! rugit tout à coup Montgomery.

En même temps, il repoussa violemment la table, tira sa dague etse précipita sur Triboulet.

Celui-ci fit un bond en arrière, et avant, que le capitaine eûtpu l’atteindre, se trouva campé, l’épée à la main.

Montgomery savait que Triboulet était d’une force redoutable àl’escrime. Il n’en aurait pas moins essayé de frapper sonadversaire si, à ce moment, plusieurs hommes ne fussent entrés dansla salle.

Montgomery reconnut deux d’entre eux : Manfred etLanthenay.

Du reste, ils ne firent aucune démonstration contre le capitaineet parurent vouloir assister au combat en simples spectateurs. MaisMontgomery comprit que s’il blessait Triboulet, il ne sortirait pasvivant de cette auberge.

D’un geste furieux, il rengaina sa dague et alla reprendre saplace à la table en disant à Triboulet :

– Que faut-il écrire ?

Alors Manfred, Lanthenay, Spadacape et le chevalier de Ragastenss’assirent à l’autre bout de la salle.

Triboulet dicta et Montgomery écrivit :

« Ordre aux chefs de poste du château de Fontainebleau de« porter respect et déférence à mon bon ami Fleurial qu’on« appelle aussi Triboulet. »

La tournure ambiguë de cette phrase échappa à Montgomery, quid’ailleurs n’était guère en état de réfléchir. Il signa. Triboulets’empara du précieux papier en disant :

– Vous comprenez, mon cher… Avec un pareil viatique surmoi, je puis passer partout sans crainte.

– Soit ! fit Montgomery d’une voix étranglée par lafureur, mais votre triomphe sera de courte durée ; je mecharge, avant huit jours…

– Oh ! avant huit jours, nous serons tous loin deFontainebleau.

C’est ce que voulait savoir le capitaine.

– Puisses-tu dire vrai, vipère ! gronda-t-il enlui-même.

Et il sortit, accompagné jusqu’au seuil par Triboulet qui luifit une profonde révérence.

…  …  …  …  … … .

Le lendemain matin, Montgomery, posté dans l’antichambre du roi,attendit avec impatience que François Ier le fitappeler. Mais le roi était absorbé par une grave opération :sa toilette de chasse… Il partit pour la forêt sans demander à soncapitaine aucune nouvelle de la double battue de la veille.

On a vu la scène qui eut lieu entre François Ier etla duchesse d’Étampes au retour de la chasse, on a vu queMontgomery avait su mériter de son roi un sourire qui l’avaitquelque peu réconforté ; on a vu enfin que le roi s’étaitrendu chez Gillette, et ce qui s’en était suivi.

Ce fut à ce moment que François Ier se rappela lesordres qu’il avait donnés.

Il fit venir Montgomery et l’interrogea d’une voix si sombre quele capitaine, tremblant, songea que, décidément, il allait passerun mauvais quart d’heure.

Mais aussitôt, il se remit et, payant d’audace, se fiant sur lehasard et les revirements de la cour, il répondit :

– Sire, nous n’avons pu arrêter ni la dame Ferron ni lesdeux truands… La raison en est toute simple, sire, c’est que cettefemme et ces deux hommes ont quitté Fontainebleau.

Et Montgomery se lança dans un grand luxe de détails imaginaséance tenante une série de scènes qui intéressèrent fort le roi,et termina en disant :

– Nous avons arrêté hier et cette nuit une soixantaine depersonnes qui sont au château, sire… Je vais, si le roi m’yautorise, faire relâcher ces gens, puisque les seuls quiintéressent Votre Majesté sont en fuite…

François Ier avait écouté d’un air sombre lesexplications de Montgomery. Il était évident que sa pensée étaitailleurs.

Enfin, un soupir lui échappa.

Et se tournant vers Montgomery :

– Allez, monsieur. Renvoyez vos prisonniers ; et,puisque vous êtes sûr que les personnes en question ne sont plus àFontainebleau, c’est que tout est pour le mieux ; n’en parlonsplus.

…  …  …  …  … … .

François Ier demeura enfermé chez lui pendant deuxheures.

La soudaine apparition de Margentine se dressant entre Gilletteet lui, le bravant du regard, le menaçant du geste, l’avaitviolemment frappé.

Au bout de deux heures, on vit François Ier sortir deson cabinet. Il paraissait sombre et préoccupé.

Il se dirigea vers l’appartement de la duchesse d’Étampes.

Qu’allait-il faire chez Anne ?

Allait-il lui demander la consolation ?

Peut-être l’astucieuse duchesse attendait-elle cette visite…

Elle avait fait une toilette savante.

Habillée, ou plutôt déshabillée avec un art consommé, elles’apprêtait à une lutte suprême pour reconquérir la couronne.

La couronne !…

Et n’était-elle pas en effet presque reine ?

Ou bien y avait-il au fond de cette conscience quelquemonstrueux espoir s’étayant sur des assassinatspossibles ?…

Quoi qu’il en soit, lorsque François Ier entra chezla duchesse, il s’assit ou plutôt se laissa tomber dans unfauteuil, et, comme après Marignan, il murmura :

– Tout est perdu !

Mais cette fois, il n’osa ajouter :

– Hormis l’honneur !

Il n’avait fait attention ni à la capiteuse toilette d’Anne, nià son sourire plein de promesses, et n’avait pas vu qu’elle s’étaitavancée vers lui en tendant ses lèvres.

– Il souffre donc bien ! pensa-t-elle.

Pour une femme comme la duchesse d’Étampes, le doute n’était paspossible.

Ce roi, ce grand coureur de femmes, ce grand trousseur de jupes,cet homme que la vieillesse marquait au front et que la maladiepoussait à la tombe, ce roi qui avait passé sa vie à rire del’amour et des femmes, ce reître qui n’avait jamais vu dans lafemme qu’un instrument de passion, eh bien ! il était domptépar une petite fille sans malice…

Deux yeux bleus, deux yeux purs et profonds comme le joli cielazuré de ce coin de France, avaient bouleversé ce sceptique.

Il tremblait, il soupirait, il pleurait.

Il aimait enfin !…

C’était le châtiment qui venait le surprendre à l’apogée de sacarrière de grand amoureux.

Pensive, la gorge serrée, Anne contempla le roi quipleurait !…

Elle n’était plus la femme aimée ! Elle était déchue decette souveraineté qu’elle avait exercée pendant des années sur lecœur du souverain.

Elle comprit que c’était la fin de sa carrière de femme.

Ce fut un drame qui se déroula silencieusement dans le secret desa pensée.

Anne se résignait à l’abdication…

Elle abdiquait, oui ! Mais elle n’abdiquait que sa royautéd’amoureuse. Quant à sa royauté politique, quant à son influencesur l’esprit du roi, à défaut de son cœur, elle allait tenter unsuprême effort pour la conserver…

Anne doucement, s’approcha de lui, se pencha, et le baisa aufront.

Ce n’était plus un baiser d’amante. Il y avait quelque chose dematernel dans ce geste apitoyé, dans ce baiser consolateur.

Elle murmura :

– Tu souffres donc bien, mon pauvre François ?

Le roi de France cacha sa tête dans le sein de cette femme quise penchait sur lui et se prit à sangloter.

Et c’était d’une habileté réellement admirable, c’était presquebeau et presque grand, ce sacrifice de l’amante, cettetransformation d’Anne, duchesse d’Étampes.

Sous ces caresses, le roi, peu à peu, reprenait possession desoi-même.

Alors elle demanda :

– Que s’est-il passé ?

Et, tout naturellement, comme s’il eût parlé à un vieil ami, ilraconta la scène de Margentine se dressant entre Gillette etlui.

– Et c’est sa mère ?… demanda la duchesse.

– Oui ! fit le roi.

– Et vous aimez cette jeune fille, François ?…

– Oui ! répondit encore le roi.

La duchesse frissonna. Cette passion d’inceste ainsi proclaméel’étourdissait. Mais elle jugea qu’il fallait se grandir avec lasituation. L’essentiel, pour le moment, était de ne faire aucuneallusion au lien de parenté qui unissait le roi à Gillette.

Anne s’assit près du roi, posa sa main blanche sur son bras, etd’une voix qui tremblait un peu :

– C’est un caprice de votre cœur, n’est-ce pas ?…

– Oui, un caprice, s’écria le roi, se raccrochant à cetteperche qu’on lui tendait ; un simple caprice, ma chère Anne.Quant à mon cœur, au fond, il demeure vôtre pour longtemps… pourtoujours, je pense !

– Eh bien, mon roi, mon amant, soyons assez amis l’un del’autre pour poser nettement la situation. Vous aimez cetteGillette… et je veux croire, je veux être sûre que vous continuez àm’aimer tout de même… Hélas ! une pauvre femme aimante commemoi ne peut donner une dernière preuve de son amour qu’en sedévouant…

– Chère Anne ! s’écria le roi réellement ému.

– Mais, reprit-elle, si je me dévoue, mon roi, si… je vousaide à vous faire aimer, que me restera-t-il à moi ? Bientôtje serai complètement oubliée, et moi qui étais la première à votrecour, je serai tellement la risée des rivales que j’ai écraséesqu’il ne me restera plus qu’une ressource : me retirer en monchâteau et, dans une vieillesse déshonorée, attendre dans leslarmes une mort que j’appellerai… que je hâterai peut-être…

– Anne ! Anne ! je vous jure, je vous donne maparole de roi que vous resterez à ma cour la première, la plushonorée…

Il eut le courage d’ajouter :

– La plus aimée !…

Elle reprit, comme songeuse et suivant une idée à lapiste :

– Ainsi c’est cette Margentine qui est l’obstacle ?…Eh bien sire, il faut supprimer l’obstacle.

– C’est à quoi je pense, répondit François Ierd’une voix qui fit frissonner Anne, quelle que fût sa forced’âme.

– C’est un moyen… mais il est mauvais.

– De quel moyen parlez-vous ?

– De celui auquel vous pensez.

Ils se regardèrent et se virent pâles.

– Eh bien, oui ! fit violemment FrançoisIer, puisque cette femme me gêne…

Il acheva d’un geste.

– Et je vous dis, François, que le moyen seraitmauvais.

– Pourquoi ?

– Parce que, couvert du sang de Margentine, vousinspireriez à Gillette une horreur telle qu’elle en arriverait à setuer elle-même plutôt que de tomber dans vos bras.

Le roi demeura une minute pensif.

– C’est maintenant, dit-il enfin, que je reconnais toute laforce de votre dévouement, ma chère Anne… Vous avez mille foisraison. Mais alors, achevez votre œuvre, guidez-moi,conseillez-moi…

– Il faut les isoler, dit la duchesse ; songer à lesséparer, ce serait folie ; mais les isoler est facile, et unefois qu’elles seront seules, qu’elles ne pourront plus compter surla crainte d’un scandale…

– Oui, je comprends… mais comment les isoler ? Où lesconduire ?… Hors du château ? Jamais !

– Il y a le pavillon des gardes au fond du parc. Je mecharge de le faire aménager, et dès demain je les déciderai à s’yréfugier.

– Anne, tu me sauves la vie ! s’écria le roi sanssonger que son exclamation était un vrai coup de poignard dans lecœur de la duchesse.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer