La Cour des miracles

Chapitre 20LE GIBET DU TRAHOIR

Les deux truands étaient rentrés en toute hâte dansl’Université, puis dans la ville, et étaient enfin arrivés à laCour des Miracles où ils dormirent jusqu’au matin.

Cocardère fut sur pied de bonne heure et réveilla son ami…

Lanthenay avait été arrêté.

Cocardère voulait savoir en quelle prison il avait été jeté. Ilcommença par s’enquérir de Manfred, et apprit que lui aussi avaitdisparu.

Il voulut se renseigner auprès de la Gypsie, mais nul ne savaitoù était la bohémienne.

Cocardère constata qu’avant bien longtemps on ne pourrait lesjeter en une nouvelle aventure.

Avec Fanfare, il erra toute la matinée de la Conciergerie auChâtelet, du Châtelet à la Bastille, cherchant à savoir, déployantdes prodiges de ruse pour interroger quelque geôlier.

Comme ils s’en revenaient, ils passèrent près de la Croix duTrahoir.

Il y avait là un des innombrables gibets dont les rues de Parisétaient alors hérissées.

Un aide du bourreau, grimpé sur une échelle, était occupé àaccrocher au gibet une belle corde toute neuve.

– On va pendre, quelqu’un ! dit Fanfare avecindifférence.

Mais dans l’état d’esprit où il se trouvait, cette vue affectapéniblement Cocardère et excita sa curiosité. Il se plaça donc aupremier rang des badauds, et, comme le valet du bourreau, descendude son échelle, examinait son ouvrage avec une évidentesatisfaction…

– Belle corde ! dit Cocardère.

– Toute neuve, dit le valet.

– Peste ! Celui à qui elle est destinée ne se plaindrapas !

Le valet se mit à rire et haussa les épaules.

– Vieille ou neuve, une corde est une corde !

– Et… à quand la fête, camarade ?

– Demain matin, répondit le valet, flatté d’être appelécamarade par un homme qui portait au côté une gigantesque rapièreet avait à sa toque une plume qui tombait jusque dans le dos.

– Un gobelet d’hypocras ? proposa le truand.

Deux minutes plus tard, l’aide bourreau et les deux truandsétaient attablés dans la plus proche taverne, devant une bonnemesure d’hypocras.

– Ainsi, vous allez le pendre haut et court ? demandaCocardère.

– Qui ça ? fit l’aide bourreau.

– Mais l’homme de demain matin !

– Ah ! oui… eh bien, celui-là n’a pas volé sacorde…

– Diable ! Qu’a-t-il donc fait ?

– C’est un de ces démons qui ont attaqué les gardes demonseigneur le grand prévôt, un des plus féroces…

– Et comment s’appelle-t-il ? Excusez macuriosité…

– Il n’y a pas de mal, dit le valet en vidant son gobelet.L’homme s’appelle Lanthenay…

– Lanthenay ! s’écria Fanfare en frappant violemmentla table de son poing…

– Eh bien ! Qu’est-ce qui vous prend ? fit levalet.

Fanfare s’apprêtait à répondre, mais Cocardère lui marcha sur lepied et se hâta de reprendre :

– Ne faites pas attention, camarade. Mon ami a eu maille àpartir un jour avec ce brigand, ce… commentl’appelez-vous ?

– Lanthenay.

– C’est justement cela. Eh bien, mon ami a donc été fortjoliment rossé par ce Lanthenay ; dès lors, vous comprenez sajoie d’apprendre que le scélérat va être pendu… Encore un peud’hypocras…

– Eh bien, dit le valet qui, en tendant son gobelet, éclatade rire, en votre honneur, je vous promets de bien soigner votrehomme…

– Comment cela ? fit Cocardère en pâlissant.

– C’est bien simple : toutes les fois qu’un condamnénous est recommandé… vous comprenez ?

– Oui, oui, allez…

– Eh bien, nous nous arrangeons pour le faire souffrir unpeu plus.

– Ah ! ah ! s’écria le truand dont le front semouillait de sueur. Et comment faites-vous ?

– C’est une petite ruse de métier… Au moment où le condamnése balance au bout de sa corde, vous savez que nous nous accrochonsà ses jambes… C’est une traction qui brise les os du cou… et alors…couic !

Il reprit :

– Alors, vous comprenez, si au lieu de tirer un bon coupbien sec, nous tirons mollement, dame ! le pendu meurt endouceur, et ça dure quelquefois plusieurs minutes…

– Horrible ! murmura Cocardère qui pourtant ne faisaitpas profession d’avoir les nerfs bien délicats.

– Que dites-vous ?

– Je dis que c’est tout à fait amusant…

– Dame, dans notre métier, vous savez, on se distrait commeon peut.

– Et vous dites que ce Lanthenay sera pendu demainmatin ?

– À sept heures ; si le cœur vous en dit, vous pourrezvous amuser un quart d’heure à regarder la chose.

– Nous n’y manquerons pas, diable ! Et en quelleprison l’a-t-on mis, ce scélérat ?

– Ah ! Voilà ce que j’ignore… On nous amène notrehomme demain matin, voilà tout ce que je sais…

Et comme Cocardère se taisait, anéanti, l’aide du bourreau, misen belle humeur par l’hypocras, continua :

– D’ailleurs, vous ne serez pas les seuls à vous réjouir ducoup d’œil. Le brigand a été recommandé d’une manière toutespéciale à mon maître…

– Votre maître ?

– Oui… le bourreau juré. Il a reçu des ordres particuliers,non seulement du grand prévôt, mais encore de quelqu’un qui,paraît-il, est encore plus puissant…

– Je ne vois que le roi qui soit plus puissant que le grandprévôt.

– On voit bien, dit le valet dont la langue s’épaississait,que vous n’êtes pas comme nous au courant… et que vous ignorez cequ’il faut redouter… le roi, c’est le roi… je ne dis pas non… maispour nous, le grand prévôt est plus que le roi… et il y a quelqu’unqui est plus que le grand prévôt…

– Voilà qui est incroyable !

– Si vous aviez vu comme moi et mon maître le puissantcomte de Monclar trembler devant ce moine, vous ne diriez pascela !

– C’est donc un moine ?

– Oui… mais quant à vous dire son nom, ajouta l’homme enregardant autour de lui avec inquiétude, n’y comptez pas !…J’aimerais mieux avoir à mes trousses tous les diables d’enfer quede m’attirer la haine de ce révérend !

Et comme s’il eût été pris soudain d’une inexplicable terreur,le valet se hâta de vider son gobelet et, précipitamment, pritcongé des deux truands. Quelques instants plus tard, Cocardère etFanfare sortirent à leur tour.

– Qu’est-ce que tu dis de tout cela ? demanda lepremier.

Fanfare hocha la tête :

– Je dis que notre pauvre Lanthenay est bien perdu…

– Ah ! si seulement nous avions huit jours devantnous !… Mais c’est demain ! demain matin !

Et Cocardère hâtait le pas, comme si un espoir l’eût poussé ilne savait où !

En arrivant à la Cour des Miracles, il eut pourtant une minutede joie. Une ribaude lui apprit que Manfred, blessé au bras, étaitsoigné chez Margentine la folle.

– Celui-là du moins est sauvé !

Ils coururent chez Margentine où ils trouvèrent Manfred, commenous l’avons raconté.

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