La Cour des miracles

Chapitre 21MAITRE LEDOUX

Il y avait autour du Petit Châtelet une foule de petites ruesqui, croisées, enchevêtrées, formaient une sorte de toile à maillesserrées au milieu de laquelle la célèbre prison était placée commeune monstrueuse araignée.

L’une de ces ruelles s’appelait, nous ne savons pourquoi, laruelle aux chats.

C’était la plus triste, la plus sombre, la plus déserte.

Cette précipitation due à une sourde terreur s’accentuait encorelorsque les mêmes passants arrivaient devant une maison située versle milieu de la ruelle.

Cette maison, où nos lecteurs se souviendront peut-être d’avoiraccompagné le révérend père Ignace de Loyola, était protégée parune solide porte toute ferrée sur laquelle s’ouvrait un judasdéfendu lui-même par une grille épaisse.

C’est là que demeurait le bourreau-juré de Paris, personnageconsidérable qui était en relations directes avec le grand prévôtet commandait à une véritable petite armée de valets, aides etouvriers.

Il s’appelait Ledoux, nom qu’il portait avec modestie et qui luiconvenait assez.

Les voisins, toutes les fois qu’ils voyaient s’ouvrir la portede chêne bardée de fer, disaient entre eux :

– Qui va mourir aujourd’hui ?

On ne lui connaissait ni domestique, ni servante, ni femme, nimaîtresse, ni famille quelconque. Il était dans toute l’acceptiondu mot, et dans son double sens, « un solitaire ».

Dans la nuit qui précéda la matinée où Lanthenay fut, comme nousl’avons vu, entraîné vers le gibet du Trahoir par les gardesqu’escorta Loyola, dans cette nuit-là, au moment où maître Ledouxs’apprêtait à se coucher, on heurta à la porte de chêne.

En entendant, le bourreau grogna quelques mots inintelligibleset parut hésiter s’il irait ouvrir. Tout de même, il se décida etalla tirer le judas.

Il vit trois hommes.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Trois truands de la Cour des Miracles, répondit hardimentl’un des trois hommes.

La réponse, en effet, ne laissa pas que d’étonner le bourreau.Cette franchise lui imposa un vague respect. Toutefois, ilgrommela :

– Vous êtes donc bien pressés de faire maconnaissance ! Allez, cela viendra bien assez tôt ! Queme voulez-vous ?

– Vous dire quelque chose qui vous intéresse au plus hautpoint… dans l’espoir que vous récompenserez notre zèle de quelquesécus.

– Hum ! Et quelle est cette chose ?

– Nous ne pouvons la dire qu’après avoir discuté lepaiement. Sachez seulement que vous êtes menacé de perdre votrefonction… Faute de savoir ce que nous avons appris par hasard,demain, Paris aura un autre bourreau.

Sans doute celui qui parlait ainsi savait l’effet que cesparoles produiraient sur maître Ledoux. Le bourreau, en effet, quin’était ni coureur, ni buveur, ni paillard, qui avait réellementtoutes les vertus qui constituent ce qu’on appelle un honnêtehomme, le bourreau, disons-nous, avait un point faible : ils’était pris de passion pour ses fonctions. Il caressait de la mainsa collection de haches comme un avare peut caresser de l’or. Lejour où maître Ledoux ne serait plus bourreau-juré, ilmourrait !… Lorsqu’il marchait dans le cortège d’un condamné,sa hache à l’épaule, et que, du coin de l’œil, il surveillait lefrisson de terreur qui agitait la foule, il éprouvait au fond delui-même une jubilation qui ne se traduisait par aucun signeextérieur, mais qui n’en était pas moins intense.

Les paroles prononcées par l’inconnu firent pâlir maîtreLedoux.

Que risquait-il, après tout ? Il n’y avait rien à volerchez lui. Et puis la franchise, l’accent de sincérité de celui quilui parlait l’avaient vivement impressionné.

– Entrez… dit-il.

Les trois hommes obéirent à l’invitation. Le bourreau referma saporte et leur jeta encore un coup d’œil soupçonneux.

– Je vous préviens, dit-il, qu’il n’y a rien de bon àprendre chez moi, sinon quelque bon coup de dague au cas où vousseriez venus en de mauvaises intentions.

– Rassurez-vous, maître, répondit celui des trois qui avaitjusqu’ici parlé, nous n’avons aucune mauvaise intention.

Le bourreau, alors, fit passer ses nocturnes visiteurs dans lagrande salle où brûlait une torche de résine en guise deflambeau.

Ces trois truands, c’étaient Manfred, Cocardère et Fanfare.

Que venaient-ils faire chez le bourreau ?

Cocardère avait raconté à Manfred l’entretien qu’il avait euavec le valet de maître Ledoux. Lorsqu’il fut question du moine,dont cet homme n’avait pas voulu dire le nom, Manfred devinaaussitôt qu’il s’agissait de Loyola.

Il comprit dès lors que rien ne pouvait sauver son ami.

Mais telle était l’énergie de ce caractère qu’il n’en résolutpas moins de tenter quelque chose.

Quoi ? Il ne savait.

Le soir arriva.

Quelques heures, maintenant, séparaient Lanthenay du moment oùil serait conduit au supplice…

Ce fut alors que Manfred songea au bourreau.

Oui, si quelqu’un au monde pouvait lui donner un renseignementpositif, c’était le bourreau !…

Manfred ne perdit pas de temps à discuter cette penséelorsqu’elle lui vint. Il en fit part à Cocardère et à Fanfare quine le quittaient pas.

Et ce fut ainsi que, vers le milieu de la nuit, tous les troisfrappèrent à la porte de maître Ledoux.

À peine entré dans la grande salle, Manfred se tourna vers lebourreau.

– Maître, lui dit-il, je dois tout d’abord vous dire quej’ai menti pour vous obliger à nous ouvrir votre porte. Votresituation n’est pas menacée ; ou, si elle l’est, je l’ignorecomplètement…

– Que voulez-vous, alors ? grogna-t-il.

– Si vous aviez un cœur, je vous dirais que je viensessayer de le toucher… mais j’aime mieux en appeler à votreintérêt… Je puis, en deux heures, rassembler un millier d’écus. Jevous les offre.

– Pourquoi ?

– Pour savoir en quelle prison se trouve l’homme que vousdevez pendre demain matin… c’est-à-dire tout à l’heure.

– Lanthenay ?

– Oui, Lanthenay.

Le bourreau demeura grave.

– Je n’ai pas besoin d’argent, dit-il sourdement ; jene dépense pas le quart de ce que je gagne.

Manfred pâlit.

Il comprit que le bourreau était incorruptible.

– Ainsi, balbutia-t-il, vous ne consentiriez pas…

– Vous êtes un plaisant personnage, fit brusquement lebourreau. Vous cherchez à savoir où se trouve un homme qu’on vapendre. C’est pour tenter de le sauver. Et c’est à moi que vousvous adressez pour cela !

Manfred regarda le bourreau avec des yeux égarés.

Ledoux alla sans se hâter décrocher une de ses haches etdit :

– Quand vous seriez dix, je me chargerais de vous expédiertous. Et quand même vous seriez parvenu à me lier, quand vous memettriez sur le chevalet, je ne parlerais pas si je veux me taire…Une seule fois je me suis laissé tenter par le gain ! Uneseule fois je suis sorti de mon devoir !… Et j’en ai tropsouffert pour que je recommence…

Et Manfred l’entendit qui murmurait :

– Oh ! mes nuits sans sommeil !… Oh !… lecauchemar de cette femme que j’ai pendue… sans en avoir le droit…puisqu’elle n’était pas condamnée !…

Si bas que ces mots eussent été prononcés, Manfred lesentendit.

Un éclair illumina sa pensée et l’éblouit.

Dans une rapide vision, il revit la scène du gibet deMontfaucon, la lourde voiture qui marche devant lui, la femme quise débat dans les bras du bourreau en jetant des crisd’horreur…

– Maître, dit-il à brûle-pourpoint, depuis quandn’avez-vous pas été à Montfaucon ?

– Qui parle de Montfaucon ici !…

– Moi ! dit Manfred. Moi qui me suis trouvé àMontfaucon par une glaciale soirée du début de l’hiver… Tenez,maître, il était à peu près cette heure-ci…

Le bourreau poussa un sourd grognement qui, chez lui, devaitêtre sans doute une sorte de plainte. Il regarda Manfred d’un aireffaré…

– La nuit était bien noire, reprit Manfred, mais j’ai debons yeux… Une voiture arriva, montant péniblement la côte… elles’arrêta enfin au pied du gibet… Un homme sortit de la voiture,traînant après lui une femme…

– Elle ! gronda le bourreau.

– En même temps, continua Manfred, le postillon de lavoiture sauta à terre et reçut la femme dans ses bras… Alors,maître, savez-vous ce qu’il fit, ce postillon :

– Non, je ne le sais pas ! Je ne veux pas lesavoir !…

– Il saisit la femme… une femme jeune, belle, digne depitié… il la saisit rudement et l’entraîna…

– Taisez-vous !… Taisez-vous !…

– Il l’entraîna !… vous dis-je. L’infortunéesuppliait, gémissait !… Mais l’infernal postillon était sansdoute sans pitié, puisqu’il la porta jusqu’au gibet et qu’il luipassa la corde au cou !…

– Grâce ! bégaya le bourreau.

– Un instant plus tard, le corps de la malheureuse sebalançait dans le vide !… Alors l’homme remonta dans lavoiture, le postillon sur son siège, et la voiture s’éloigna dansla direction du village de Montmartre… Or, savez-vous qui était cethomme ?…

– Non ! je ne le sais pas ! hurla maîtreLedoux.

– C’était Ferron, honnête bourgeois. Et la femme, c’étaitsa femme !… Et le postillon, savez-vous quic’était ?…

– Non ! Non !… Je ne veux pas entendre !

– C’était vous, maître Ledoux ! C’était vous,bourreau-juré, qui commettiez un crime abominable, un monstrueuxassassinat !…

Maître Ledoux tomba sur ses genoux.

– Grâce ! râla-t-il… Si vous saviez comme j’aisouffert depuis cette affreuse nuit !… Oui… C’est vrai !Pour la première fois, je me laissai tenter… Stupide quej’étais !… Comme si j’étais capable de dépenser de l’or,moi !… Le présent que je reçus… présent royal !… Je nesus qu’en faire !… C’était une boîte en argent ciselé… je labrisai à coups de hache… C’était aussi un collier de perles qui eûtfait ma fortune… J’ai donné toutes les perles… Depuis, je ne dorsplus. Dès que je ferme les yeux, je vois cette femme qui se balanceau bout d’une corde, j’entends ses cris… Et pourtant, que defemmes, que d’hommes j’ai pendus dans ma vie sans en éprouver deremords !…

Alors Manfred se pencha vers lui :

– Et si je te rendais le sommeil ? Si je te rendais lapaix de la conscience, que ferais-tu pour moi ?…

– Que voulez-vous dire ? balbutia le bourreau.

– Réponds d’abord : où est Lanthenay ?

– À l’hôtel de la grande prévôté ! dit maître Ledoux,inconscient à force de terreur.

– Maintenant, réponds encore : veux-tu m’aider à lesauver ?

Le bourreau se releva et secoua la tête avec angoisse :

– Si c’est à ce prix-là que vous devez me rendre mon bonsommeil de jadis, tout est inutile !

– Pourquoi ?…

– Parce que je ne puis rien ! Si je refuse de pendreLanthenay, un aide s’en chargera à ma place…

– Oh ! rugit Manfred, n’existe-t-il donc aucun moyenau monde !…

– Écoutez, fit le bourreau… Vous me promettez de…

– Oui, te dis-je ? D’un seul mot, je puis t’enlevertes remords…

– Oh ! si cela était possible !…

– Cela sera, je le jure !…

– Eh bien ! je ferai l’impossible pour vous donner letemps d’agir… Comment je m’y prendrai ? Je n’en saisrien ! Mais je vous jure que l’exécution sera retardée jusqu’à10 heures. C’est tout ce que je puis faire… et nul au monde n’enpourrait faire autant !

– Et tu te charges de dire à Lanthenay que je suis là, queje travaille à sa délivrance ?

– Je m’en charge ! dit résolument le bourreau. Etaprès un instant de silence, il ajouta avec une terribleanxiété :

– À votre tour, maintenant !

– Bourreau, dit Manfred, tu as un cœur puisque tu souffres,puisque tu pleures, puisque tu te repens ! Bien des hommes quimarchent dans la vie, honorés, respectés, n’en pourraient direautant… Sois donc rassuré sur le sort de la malheureuse que tupendis au gibet de Montfaucon… elle est vivante.

Rien ne saurait donner une idée du bouleversement qui se fit auvisage de maître Ledoux.

– Vivante ! murmura-t-il, tandis qu’une buée humidevoilait son regard sanglant.

– Oui, dit simplement Manfred, je suis arrivé à temps pourla sauver…

– Vous !…

– Moi.

– Vous l’avez sauvée…

– J’ai tranché la corde et ranimé la pauvre femme…

– Et vous êtes sûr qu’elle vit ?

– Très sûr ; je l’ai vue il y a quelques jours.

Le bourreau poussa un profond soupir, et tout ce que cette âmeobscure pouvait contenir de joie et de reconnaissance remontajusqu’à son visage et se traduisit par une sorte d’admirationfarouche.

Au surplus, il ne manifesta par aucune parole les sentiments quil’agitaient.

Mais il regardait Manfred avec une douceur qui contrastaitviolemment avec la bestialité de son visage.

Manfred ne voyait plus le bourreau.

Les bras croisés, la tête penchée, il méditait.

Toutefois, avant de se retirer, il essaya une dernière foisd’ébranler le bourreau.

– Ainsi, lui dit-il, en échange de ce que je vous apporte,vous ne pouvez que retarder l’heure de l’exécution ?

– Je ne puis que cela ! dit le bourreau. Etpourtant…

– Pourtant quoi ?

– Je donnerais dix ans de ma vie pour vous éviter unchagrin.

– Ce n’est pas votre vie que je veux… c’est celle de monmalheureux frère qu’il faut sauver !

– C’est votre frère ?

– Oui, mon frère !

Maître Ledoux fit quelques pas dans la vaste et sombre salle. Untravail énorme se faisait dans sa tête.

– Écoutez, dit-il brusquement en s’arrêtant devant Manfred…au lieu de reculer l’exécution jusqu’à 10 heures, je puis lareculer jusqu’au soir… cela vous donne toute la journée… Et puis…cela me permettra peut-être… J’ai déjà vu le cas une fois…

– Que voulez-vous dire ? demanda Manfredpalpitant.

– Voyons… L’exécution n’aura lieu qu’à la nuittombante ; cela, je m’en charge, et cela vous donne une chancede plus pour agir dans l’obscurité… Mais si vous ne réussissez pas…si… votre frère est pendu…

– Eh bien ? haleta Manfred.

– Eh bien ! ne vous éloignez pas du gibet… Attendezque les gardes soient partis… et alors… oui, alorsdépendez-le !… Je tenterai ce miracle… mais souvenez-vous queje ne réponds de rien ! Souvenez-vous qu’à ce moment là toutesles chances sont pour que vous emportiez un cadavre !

Quelle redoutable épreuve voulait donc tenter maîtreLedoux ?

Manfred fit un violent effort sur lui-même, parvint à seressaisir, fit signe à ses compagnons de le suivre, et ayant jeté àmaître Ledoux un regard de suprême recommandation, se hâta des’éloigner de la maison maudite.

…  …  …  …  … … .

Demeuré seul, maître Ledoux referma soigneusement sa porte etrevint s’asseoir près de l’âtre.

Les coudes sur les genoux et la mâchoire dans les deux mains, lebourreau regardait fixement la flamme. Il était grave et sévèrecomme à son habitude. Il semblait qu’il n’y eût rien de changé enlui. Seulement, ses yeux, ordinairement ternes ou sanglants,brillaient de cet éclat spécial et velouté que les larmes donnentau regard.

De temps à autre, il grognait des phrases obscures.

– C’est rudement bon, tout de même… pouvoir regarder dansles coins noirs sans crainte de voir s’y dresser le spectre de lafemme… pouvoir écouter le vent qui siffle dans cet âtre sansentendre les hurlements de la morte… pouvoir regarder et écouterdans moi-même.

Puis, après un long silence, il ajoutait, suivant sans doute àla piste sa pensée :

– Oui, certes… entre l’occiput et le maxillaire… Non, ceserait un vrai miracle…

Et encore ceci qu’il grommela longtemps après :

– Pourtant, je ne veux pas que ce jeune hommepleure !

Le bourreau se leva brusquement et se mit à se promenerlentement, les mains au dos.

Il murmurait :

– Toute la question est de savoir si le corps peut demeurersuspendu en prenant comme point d’appui l’os occipital et l’osauxiliaire, sans briser les vertèbres… Il faut voir…

Il se dirigea vers la porte, et passa dans une pièce voisine ens’éclairant de la torche.

Dans un coin de cette pièce, un objet oblong était dressé deboutcontre le mur et enveloppé de serge.

Le bourreau lentement, avec méthode, fit tomber la serge, etl’objet apparut.

C’était un squelette complet.

Il était admirablement agencé, articulé, et il n’y manquait pasle plus petit os ; maître Ledoux avait passé de longs mois àexécuter ce travail qui eût fait honte aux travaux de ce genrequ’on exécute pour les musées d’anatomie. Cela avait été une grandedistraction pour cet homme. Et une distraction non moins puissanteavait été, pour lui, d’étudier à fond ce squelette.

Il essuya soigneusement un peu de poussière tombée sur le crâneet les omoplates.

Puis son doigt se posa sur les vertèbres du cou.

– Voilà ce qu’il ne faut pas briser ! grogna-t-il.

Il se perdit en une longue méditation, puis murmura :

– Pourtant, cela s’est vu ! La chose est arrivée àGaspard le Flamand. Je m’en souviendrai toute la vie. C’était enl’an quinze cent douze, au mois d’avril, à Montfaucon même.Qu’est-ce qu’il avait fait, ce bon Gaspard ? Je ne sais plus,au fait ! Toujours est-il que par un joli matin d’avril, je lependis bel et bien par le col. Or, qu’arriva-t-il ?… Il arrivaque plus de huit minutes après la pendaison, comme je m’apprêtais àm’en aller, l’esprit en repos, un de mes valets – à tellesenseignes que ce fut Nicolas Bigot – donc, Nicolas Bigot me saisittout à coup par le bras et s’écria, blême d’épouvante, et les dentsentre-choquées : « Maître, regardez donc Gaspard leFlamand ! » Je regardai le pendu, et vis qu’il avait lesyeux grands ouverts, non pas par dilatation d’agonie, maistranquillement et pleins de vie… et ces yeux-là me regardaient d’unair narquois… Quand il vit que je le fixais, le drôle s’empressa deles fermer… Je m’approchai et lui dit : « Ohé ! Tun’es donc pas trépassé ? », question à laquelle il nerépondit rien, d’ailleurs… Je montai à l’échelle, et m’aperçusalors que le nœud n’avait pas glissé jusqu’au cou, et que le bonGaspard demeurait suspendu dans le vide sans autre gêne que de nepouvoir ouvrir la bouche, puisque la corde le maintenaitpar-dessous le maxillaire… La chose me surprit tellement que jepris sur moi de dépendre le pauvre diable et de lui donner la clefdes champs…

Le bourreau ajouta alors :

– Ce qui est arrivé à Gaspard le Flamand par hasard nepeut-il arriver à un autre par ma volonté ?

Alors il se livra à un singulier travail.

Au-dessus du squelette, il planta un gros clou ; au clou,il accrocha une corde et fit le nœud coulant.

Il passa le nœud autour des os du cou.

Alors il plaça la corde du nœud en la serrant de façon qu’elles’appuyât d’une part sur le menton et de l’autre sur l’osoccipital. Puis il tira.

Le squelette se trouva pendu.

– Bon ! fit maître Ledoux ; voilà mon homme enposture ! Que dois-je faire à ce moment ! Je dois mesuspendre à ses jambes et tirer dessus d’un fort coup bien sec… Ques’ensuit-il ?… Que les vertèbres du col sont brisées et que lamort survient aussitôt… Oui, mais si je ne donne pas lasecousse ?…, Si je fais semblant de la donner ?… Lesvertèbres demeurent intactes, et mon homme peut demeurer dans cetteposition assez longtemps… si toutefois il n’étouffe pas !…Recommençons !

À plus de dix reprises, maître Ledoux s’exerça à ce macabre etfantastique exercice.

Il dépendait le squelette, lui ôtait la corde.

Puis il replaçait le nœud et tirait sur la corde.

Il recommença ainsi jusqu’à ce que du premier coup, et sanshésiter, il fût arrivé à placer le nœud coulant à l’endroit précisqu’il s’était indiqué.

Alors maître Ledoux eut un large ricanement.

Il enveloppa son squelette avec beaucoup de soin et il songea àprendre quelque repos.

Mais au moment où il se dirigeait vers son lit, on frappaviolemment à sa porte. Il alla ouvrir. C’était un de sesvalets.

– Maître, il est temps ! dit cet homme.

– Quelle heure est-il donc ?…

– Six heures maître.

La nuit avait passé avec une rapidité dont maître Ledoux n’avaitpas eu conscience.

– C’est bon, dit-il, j’y vais !…

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