Les Gens de bureau

Chapitre 15

 

Les quatre employés du bureau du Sommier, collègues de Caldas,étaient éclectiques en gastronomie.

À peine le garçon parti, chacun d’eux prépara sa petite batteriede cuisine.

Grattoirs, plumes et canifs rentrèrent dans les tiroirs pourfaire place aux assiettes, aux verres, aux couteaux, auxfourchettes.

Nourrisson prit dans un carton sur lequel on lisait :Affaires litigieuses, un plat de fer battu et un gril.

Le commis principal tira d’une armoire la casserole où ilprépare son chocolat, et plaça devant le feu la bouilloire où ilfait cuire son œuf mollet.

Gérondeau avait fait table rase ; il mettait la nappe enlinge damassé, ma foi ! Gérondeau a un huilier, une salière,une cafetière et une cave à liqueurs dont la clef ne le quittejamais.

Le calligraphe Basquin rinçait son verre ; du déjeuner ilne soigne que les liquides.

Le garçon de bureau, messager des appétits, rentra ployant sousle poids d’un filet rempli de comestibles divers ; il portaitaussi dans un panier à trois étages la collation de Gérondeau, unedouzaine d’huîtres, un demi perdreau truffé, une barbue aux finesherbes, une tranche de roquefort, une poire duchesse et unebouteille de sauternes. L’addition montait à 11 fr. 50 c.

L’expéditionnaire Gérondeau dépense à son déjeuner lesappointements d’un sous-chef.

– Ouf ! dit le garçon en déposant son filet, j’ai cru queje n’en finirais pas. La dame de comptoir me racontait qu’un desgarçons a volé plus de quatre-vingts bouteilles de vin à la cave.Nous lirons ça dans la Gazette des Tribunaux. Et puis,j’ai eu joliment de peine à trouver des harengs saurs,allez !

– Qu’est-ce qui mange des harengs saurs ? s’écria le commisprincipal d’un ton furieux.

– C’est moi, fit Nourrisson, après ?…

– C’est vraiment intolérable, continua M. Rafflard, vous semblezprendre plaisir à nous empester ! Hier des cervelas à l’ail,aujourd’hui des harengs.

– Vous mangez bien du chocolat purgatif, vous, ça empoisonne lapharmacie !

Au lieu de répondre, le commis principal se précipita vers sabouilloire. Depuis dix minutes qu’il discutait, il avait oublié sonœuf.

– Sacré tonnerre ! s’écria-t-il, je n’ai pas de chance, monœuf est dur !

– Tant mieux, dit Nourrisson, je te l’achète pour ma salade.

– Allez au diable, répondit Rafflard en piétinant avec rage surson œuf.

Népomucène était sorti. Les employés du bureau du Sommiercausaient gaiement la bouche pleine. Au jeu de toutes cesmâchoires, Caldas se sentait défaillir, la faim, que dis-je ?la fringale lui mordait l’estomac ; l’odeur des truffes deGérondeau lui donnait le vertige. Il songeait avec effroi, enlouchant du côté de ces huîtres appétissantes, que ce supplice deCancale allait se renouveler tous les jours, et il se demandaitpourquoi l’administration ne paye pas ses employés chaque soir.

Le déjeuner tirait à sa fin : Gérondeau ouvrait sa cave àliqueurs. Basquin, qui venait de se tailler quelques cure-dentsdans un paquet de plumes à quatre francs, arracha Romain à sessombres réflexions.

– Vous ne dites rien, collègue ; acceptez donc un verre decognac pour vous égayer !

Caldas se sentit profondément humilié ; mais il ne refusapas.

Au même instant, le garçon de bureau rentra pour remplir lacarafe vidée par le seul Rafflard.

– Avec tout ça, dit Basquin, en trinquant avec le nouveau, nousne savons pas encore votre nom.

– Je m’appelle Romain Caldas.

Népomucène dressa l’oreille :

– Comment dites-vous, monsieur ? demanda-t-il.

Romain, un peu surpris de cette familiarité, répéta son nom.

– Eh ! j’ai une lettre pour vous, j’allais la rendre aufacteur.

Caldas ouvrit de grands yeux, mais il les écarquilla biendavantage en reconnaissant l’écriture paternelle.

Il rompit le cachet d’une main fiévreuse, et un mandat rougetomba à ses pieds.

Gérondeau, qui sirotait un verre de chartreuse, se baissa pourramasser le mandat.

– Ah ! ah ! jeune homme ! s’écria-t-il, voilàpour payer votre bienvenue. Cent vingt francs, ajouta-t-il, enrecevez-vous souvent comme cela ?

– Tous les mois, répondit Romain, qui voulait se poser dansl’esprit de ses collègues.

La lettre de M. Caldas le père était ainsi conçue :

« Mon cher Romain,

« Si tu ne m’as point menti, cette lettre te parviendra, et jene regretterai pas l’argent que j’y joins, puisqu’il te sera utilepour t’assurer une position, Si au contraire, comme celamalheureusement t’est arrivé quelquefois, tu avais cherché à m’enimposer cet argent échappera à tes prodigalités.

« Je t’adresse cette lettre au ministère où tu es nommé (à ceque tu me dis), au bureau que tu me désignes. Puisses-tu, mon fils,persévérer dans cette voie, et renoncer à ce dégoûtant métier dejournaliste. La statistique, mon fils, t’apprendra que ce métierpeuple les hôpitaux et parfois les prisons.

« Adieu, ta mère t’embrasse, elle a joint vingt francs aux centque je m’étais proposé de t’envoyer. »

La ruse paternelle affligea sensiblement Caldas, mais les centfrancs étaient un baume à cette blessure.

Il n’eut plus qu’une idée : sortir pour aller manger.

Mais comment faire ? Il n’osait point s’ouvrir à sescollègues. Demander conseil eût été avouer qu’il désiraitpassionnément toucher ce mandat et faire soupçonner qu’il étaitsans le sou. L’insidieuse proposition de Gérondeau lui offrit uneplanche de salut.

– Messieurs, reprit-il, je serais heureux de vous offrir àdîner, mais je voudrais auparavant toucher ce mandat, et je crainsqu’à la fin de la séance le bureau de poste ne soit fermé.

– Parbleu ! allez le toucher tout de suite, dit l’impudentGérondeau.

– Mais n’est-il pas défendu de sortir ?

– Sans doute, mais on sort tout de même, on exécute le tour duchapeau.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Romain.

Basquin bondit de dessus sa chaise et retomba sur ses pieds aubeau milieu de la pièce ; il releva ses manches à la façond’un escamoteur, et de la voix bouffonnement emphatique d’un joueurde gobelets :

– Écoutez bien, jeune homme, dit-il, car je ne parle pas icipour le reste de l’honorable société.

 

LE TOUR DU CHAPEAU

OU

L’ESCAMOTAGE DE L’EMPLOYÉ

Il s’agit d’escamoter un employé sous l’œil de ses supérieurs,et que ceux-ci n’y voient que du feu ! Ça vous paraîtdifficile, jeune homme, c’est l’enfance de l’art. Mais, medirez-vous : « Malin, comment fais-tu donc ce tour duchapeau ? » Rien n’est plus simple, plus aisé, plus commode etplus naturel. Il fait beau, vous voulez prendre l’air, un petitverre ou une queue de billard : vous faites choix d’un collèguesédentaire, – sédentaire, là gît toute la difficulté – d’uncollègue dont la tête soit en rapport avec la vôtre ; vous luiempruntez son gibus et vous filez avec. Vous avez eu soin delaisser le vôtre en évidence sur votre pupitre, avec votre mouchoiret vos gants, si vous en usez. Pendant ce temps-là le chef peutvenir, il voit votre chapeau et vous êtes bien noté. Le tour duchapeau est fait, et le vôtre aussi.

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