Les Gens de bureau

Chapitre 12

 

Seul, au milieu du corridor, Caldas vit avec anxiété s’éloignerM. Ganivet.

L’idée de se présenter à des collègues si remarquablesl’inquiétait sérieusement ; il éprouvait quelque chose decette émotion du jeune poète qui, son manuscrit à la main, vafrapper à la porte du Théâtre-Français et sollicite une lecture deMM. les Sociétaires. Il cherchait un mot aimable, dégagé,spirituel, à dire en entrant, un de ces mots qui posent à toutjamais un homme.

En attendant il restait immobile devant la porte ; ilétudiait la physionomie de ces panneaux derrière lesquels setrouvait l’inconnu. Il lut, sans y rien comprendre, lesénigmatiques désignations que voici :

 

VINGT ET UNIÈME DIVISION.

SECTION 17e SOMMIER 9e BUREAU

———

De la lettre A à la lettre H

LE PUBLIC N’EST ADMIS QUE DE 2 HEURES ¼ À 3 HEURES ½.

 

– Tout ceci ne m’apprend pas grand’chose, murmura Caldas. Bast,entrons !

Il ouvrit la porte… et reçut une pomme cuite sur l’œil.

– Sacrrrrebleu ! s’écria-t-il en portant la main au siègede la douleur.

– Vous ne savez donc pas lire ? lui cria un monsieur arméd’un balai et perché sur une échelle ; le public n’est admisque de deux heures un quart à trois heures et demie.

Deux autres messieurs, dont l’un brandissait des pincettes,tandis que l’autre se faisait un bouclier de son pupitre, luicrièrent aussi :

– Le public n’est admis…

– Mais sapristi ! je ne suis pas le public, riposta Caldas,je suis employé dans ce bureau ; M. Ganivet…

– Tiens, c’est le nouveau, dit le monsieur aux pincettes.

– Vous arrivez à propos, dit le monsieur sur l’échelle, noussommes accablés de besogne.

– Voici votre place, ajouta le monsieur au bouclier, en luimontrant une table non occupée.

Et, profitant d’un moment d’inattention du monsieur auxpincettes, il lui asséna sur les reins un coup de règle plate àassommer un bœuf.

La petite guerre recommença, sans qu’on fit davantage attentionau nouveau, qui s’assit piteusement à sa place.

La victoire ne tarda pas à se déclarer en faveur du monsieur àl’échelle et du monsieur aux pincettes. Forcé dans ses derniersretranchements, l’homme au pupitre lâcha pied et courut se réfugierderrière Caldas pour éviter la bagarre. Le nouveau se levabrusquement ; sa chaise roula à trois pas, et, du coup, il futatteint par les pincettes.

Ma foi, la moutarde lui monta au nez ; il saisit un plumeauet se rangea du côté de l’homme au pupitre, qui, grimpé sur unetable, se défendait courageusement.

Caldas tapait comme un sourd, et le vacarme redoublait.

Tout à coup la porte s’ouvrit ; un quatrième monsieurentra.

C’était un petit homme sec, jaune, bilieux, à l’œil cave. Commeon était au lundi, il était rasé de frais.

M. Rafflard (tel était son nom) ne se fait raser que tous lesdimanches. M. Rafflard s’enrhume facilement ; c’est pourquoiil porte des chaussons fourrés et une calotte ; il y a mêmeune plaisanterie de tradition à ce sujet dans le neuvième bureau :tous les ans, au 1er janvier, les collègues de M. Rafflard luioffrent une calotte de velours ; il s’est fâché la premièreannée, depuis il s’est fait à ce cadeau, peut-être même sefâcherait-il si on négligeait cette prévenance.

Malheureusement on ne lui donne pas de paletot pour remplacercelui qu’il porte à son bureau depuis l’année du retour descendres ; ce paletot a juste deux ans de service de moins queM. Rafflard. C’est en 1838 qu’il fut nommé surnuméraire ; il amis vingt-trois ans à devenir commis principal ; on n’avançaitpas vite de son temps ; il croit qu’il sera sous-chef aumoment de sa retraite ; mais il est le seul à le croire.Rafflard a son bâton de maréchal ; tout le monde sait qu’iln’ira pas plus loin. Et s’il ne va pas plus loin, c’est simplementparce qu’il n’a pas été plus vite.

Son peu de chance dans l’administration a aigri sonhumeur ; il avait le caractère difficile en entrant auministère de l’Équilibre ; il est devenu tout à faitinsupportable. C’est la faute d’une gastrite, produit de sonambition rentrée.

Profondément inintelligent, il rachète son incapacité par unegravité imperturbable. Il est fainéant, mais on ne l’a jamais vuinoccupé. C’est le paresseux le plus actif et la nullité la plussolennelle de l’Équilibre.

M. Rafflard sembla fort choqué de la conduite de sescollègues.

– C’est avec de pareils enfantillages, dit-il, que vous faitesle plus grand tort à tout le bureau. Vous ne serez donc jamaissérieux !

Les fonctions de commis principal, au ministère de l’Équilibre,ne comportent aucune prééminence sur les autres commis ourédacteurs. Il est chargé seulement de distribuer le travailquotidien aux expéditionnaires. Si donc un commis principal a dansun bureau quelque influence, il ne la doit qu’à sa valeurpersonnelle. M. Rafflard n’avait ni l’une ni l’autre.

Trois grognements accueillirent son observation, et l’homme auxpincettes, se glissant derrière le commis principal, lui enlevalestement sa calotte.

– Que c’est bête, monsieur Basquin ! s’écria-t-il, vousallez me faire prendre un rhume.

– On ne lui rendra sa calotte que s’il éternue, dit l’homme àl’échelle.

– Bravo, Nourrisson ! firent les autres ; éternuez mononcle !

« Mon oncle » est une autre plaisanterie traditionnelle dont lalégende se perd dans la nuit des temps.

Le commis principal ne répondit rien. Il gagna d’un air revêchele bureau séparé qu’il occupait auprès de la fenêtre.

– Quand il vous plaira de rendre ma calotte, continua-t-il, vousme le direz.

– Qu’est-ce que tu payes si on te la rend ? demanda l’hommeau pupitre.

– Je ne paye rien ; je n’ai pas douze mille livres de rentecomme toi, Gérondeau. Si je les avais, je ne serais pas ici à fairece métier de galérien.

À ces mots, « douze mille livres de rente, » Caldas laissatomber son plumeau ; il considéra avec curiosité cequadragénaire opulent qui répondait au nom de Gérondeau.

On rendit la calotte à M. Rafflard, qui n’en grogna que plusfort.

– On ne peut jamais travailler ici, c’est dégoûtant. Si vousn’avez rien à faire, moi, j’ai de la besogne : un rapport à fairecopier.

– Voilà votre homme, dit Gérondeau en montrant Caldas ;monsieur est notre nouveau collègue.

Galdas se leva pour prendre des mains du commis principal lerapport en question.

– Vous n’êtes pas dégoûté, vous, dit l’autre, un travail destinéau ministre !

– C’est donc bien difficile ? demanda Romain.

– Parbleu ! il faut avoir été maître d’écriture.

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