Les Gens de bureau

Chapitre 36

 

Caldas montra bien qu’il était un ambitieux. Il suivitstrictement les avis de Lorgelin-Mentor. Pendant quinze jours on nele vit pas écrire une seule ligne. Il allait dans la journée fairedes parties de billard au café de l’Équilibre. M. Izarn, qui entrecent fois par jour dans le bureau de ses subordonnés, ne letrouvait jamais à sa place.

Surpris de ce changement à vue, le chef de bureau essaya d’abordde ramener le réfractaire à de meilleurs sentiments ; il luiparla affectueusement, du ton de l’intérêt le mieux senti, ethumecta à propos sa paupière de deux ou trois petites larmes qu’ila à sa disposition. Il lui représenta le désespoir de sa famille,lorsqu’elle apprendrait que par des étourderies de jeune homme ilcompromettait sa carrière. Caldas, que deux ans de bureaucratieavaient vigoureusement trempé, ne s’attendrit point à ces larmes decrocodile. Il promit hypocritement de s’amender, et resta huitjours sans venir.

Pendant sa maladie qui tomba bien, car le temps fut superbe, ilfit savoir adroitement à son chef qu’il écrivait dans lesjournaux.

Lorsqu’il reparut, il trouva sa place prise. Il alla demanderune explication à M. Izarn.

– Je m’étais bien trompé sur votre compte, réponditcelui-ci ; vous êtes, je le vois, de ceux qui désertent devantl’ennemi.

– Quel ennemi ? demanda Caldas.

– Le travail, puisque le travail est votre ennemi, à vousautres, mauvais employés.

Caldas, ravi au fond de l’âme, baissa la tête comme uncoupable.

M. Izarn reprit :

– Vous serez enchanté, j’imagine, de l’emploi qu’on vousdonne ; vous passez au bureau des Duplicatas, on n’y faitabsolument rien, et le chef, M. Deslauriers, est aussi un homme delettres, un homme d’esprit ; on joue des pièces de lui sur lesthéâtres, il vient des actrices le voir pendant la séance. Vousserez au mieux ensemble. Adieu, grand bien vous fasse !

– Deslauriers ! se disait Romain en gagnant le bureau desDuplicatas, Deslauriers, je n’ai jamais vu ce nom sur aucuneaffiche.

Ce chef de bureau, qui s’appelle Deslauriers au ministère etdans la vie privée, signe du nom charmant de Saint-Adolphe leslevers de rideau qu’il fait représenter aux théâtres deflons-flons.

C’est un homme de cinquante-cinq ans, rond comme une pomme, àl’œil vif, à la bouche souriante, et portant au bout du nez ladécoration des membres du Caveau. Quoi qu’en dise M. Izarn, iltravaille et mène fort bien son service. Il est un peu causeur,mais ce n’est pas un défaut, lorsque comme lui surtout on causebien. Il en tire vanité, et n’est jamais plus heureux que lorsqu’iltrouve un auditeur bienveillant qui rie à ses calembours etcomprenne ses mots. Sa mémoire est un inépuisable répertoired’anecdotes mi-partie administratives, mi-partie théâtrales.

M. Deslauriers accueillit admirablement Romain.

– Vous êtes monsieur Caldas, lui dit-il, je suis, parbleu !enchanté de faire votre connaissance. C’est vous qui, dans leBilboquet, avez parlé si avantageusement du Gondolierdes Pyrénées dont je suis l’auteur.

– Quoi ! vous seriez Saint-Adolphe ? dit Caldasabasourdi.

Saint-Adolphe s’inclina modestement.

M. Deslauriers reprit :

– J’espère qu’en entrant dans l’Administration vous ne faitespas d’infidélités à Melpomène.

– Oh ! dit Caldas, quand on veut faire son chemin…

– Eh bien, est-ce que l’un empêche l’autre ? La littératureet la bureaucratie sont sœurs. Que dis-je, l’Administration est lenoviciat des grands hommes.

– Il est vrai, balbutia Romain, rougissant de cette impudenteflagornerie, il est vrai que votre exemple le prouverait.

– Je ne suis pas le seul, continua Saint-Adolphe. Ainsi, nousrevendiquons Dumas père, qui est entré au Théâtre-Français par lePalais-Royal ; Ancelot, qui n’a fait qu’un saut du ministèrede la marine à l’Académie. Ah ! ah ! il aiguisait bienl’épigramme, Ancelot ; connaissez-vous celle qu’il fit à lapremière représentation de la Pie Voleuse ?

– Oh ! oh ! fit Caldas.

– Oui, je sais, c’est un peu leste, mais c’est gai, très gai.Dans les jeunes nous comptons Barrière, l’auteur des FauxBonshommes, un échappé de la Guerre. Nous aurons bientôtCaldas.

– Peut-être, répondit Romain, j’ai en portefeuille une pièce encinq actes que je destine aux Français.

– Quel titre ?

– Les Oisifs.

– Bon ! toute l’Administration ira voir ça. Avez-vouslu ?

– Pas encore, je ne connais personne.

– Eh bien ! je vous donnerai un coup d’épaule. Je ne suispas votre chef de bureau pour rien. Nous irons voir Got et M.Régnier, et puis j’ai dans ma manche certain personnage…

– Oh ! Monsieur, comment vous remercier ! s’écriaCaldas enthousiasmé.

– C’est bon, c’est bon ! vous me remercierez le soir de lapremière représentation. Mais il faudra m’apporter le manuscrit.Vous en êtes content ?

– Ma foi, oui ; il n’y a que le troisième acte quim’inquiète. Je l’avais écrit, il était bon, et puis voilà que je leperds dans le déménagement. Je l’ai refait deux fois, mais il n’estpas aussi bien venu que la première.

M. Deslauriers hocha la tête.

– Ces déménagements, dit-il, amènent toujours descatastrophes.

– Il faut bien s’en consoler, fit Caldas ; et pour tâcherd’oublier mon malheur, je vais aller noyer mon chagrin dans desflots d’encre administrative. Quand on a le tort d’être homme delettres, on a raison de déployer tout son zèle bureaucratique.

– Du zèle ! s’écria M. Deslauriers ; comment, c’estvous, un lettré, qui prononcez ce mot-là ! Vous ne savez doncpas ce qu’a dit Talleyrand ?

– Oui, répondit Romain, je sais : « Surtout pas de zèle ! »Voilà une maxime qui a dû rassurer bien des consciences deparesseux.

– Ne riez pas de ce mot profond. Il est toujours d’actualité. Onpeut être zélé et paresseux. Le zèle, mon cher ami, c’est la plaiede l’Administration. C’est lui qui dénature toutes les intentionset fait des absurdités des choses les plus raisonnables.Connaissez-vous l’histoire des chapeaux gris ?

– Est-elle dans Aristote ? demanda Caldas.

– Ah ! très joli ! fit Saint-Adolphe ; non, c’estune histoire presque contemporaine. Je vais vous la conter. Maistirez donc le verrou, qu’on ne vienne pas nous interrompre.

Caldas obéit.

– Vous devez savoir, reprit M. Deslauriers, que pendant l’été de1829, les adversaires de la Restauration (elle en avait beaucoup)s’avisèrent de porter des chapeaux de feutre gris. C’était, vouscomprenez, un signe de ralliement, une cocarde. Tous ces mécontentsfaisaient ainsi de l’opposition et étaient bien aises de vexer legouvernement sans danger. Ils pouvaient de la sorte se compter, etle gouvernement de Charles X n’avait rien à dire, car, en bonnepolitique, on ne peut arrêter un homme parce qu’il porte un chapeaude feutre gris.

– Mais le zèle ? demanda Caldas.

– Nous y voici. Le ministre de l’Équilibre, qui était à cetteépoque M. le comte de… ma foi, je ne me rappelle pas son nom, futinformé qu’en province, un certain nombre d’employés de son ressortportaient cet emblème du libéralisme.

– Y voyaient-ils malice ?

– Peut-être bien que non. Toujours est-il que le ministre pritune feuille de papier et y griffonna la note que voicitextuellement, car je me la rappelle :

« Prier MM. les chefs de service des départements d’engagerleurs subordonnés à ne point porter de chapeaux de feutre gris.»

– L’avertissement était paternel, remarqua Caldas.

– N’est-ce pas ? Mais la note du ministre tomba entre lesmains de son secrétaire, un homme fort zélé, et il en changealégèrement la rédaction ; il écrivit :

« MM. les chefs de service des départements veilleront à ceque leurs subordonnés ne portent plus à l’avenir de chapeaux defeutre gris. »

Romain sourit.

– L’avis du secrétaire fut transmis à un chef de division, quiétait zélé lui aussi ; il crut saisir la pensée intime duministre et la traduisit de la sorte :

« MM. les chefs de service des départements feront savoir àleurs subordonnés que, conformément aux ordres de Son Excellence,il leur est interdit, sous les peines les plus sévères, de porter àl’avenir des chapeaux de feutre gris. »

– J’aime assez ce crescendo, dit Romain.

– Écoutez le rinforzando, reprit M. Deslauriers. Ledirecteur auquel fut transmise cette circulaire était zéléaussi ; il l’interpréta de la façon que voici :

« MM. les chefs de service des départements notifieront àleurs subordonnés que, par ordre de Son Excellence, il leur estabsolument interdit de porter à l’avenir des chapeaux de feutregris. Les contrevenants seront destitués dans les vingt-quatreheures et poursuivis conformément aux lois. »

– Et qu’arriva-t-il ? demanda Caldas.

– Peu de chose, les journées de Juillet.

– Savez-vous, reprit Romain, qu’il y a dans votre histoire lesujet d’une comédie qu’on appellerait le Zèle ?

– Vous croyez ?

– Permettez-moi de vous apporter le scénario : s’il vousconvient, nous pourrons y travailler ensemble.

– C’est entendu, mon cher ami ; et quand mel’apporterez-vous, ce scénario ?

– Dans deux ou trois jours.

– À l’œuvre alors, vite à l’œuvre, dit le chef de bureau.

Caldas, qui causait depuis trois heures, se leva pour sortir ets’inclina respectueusement devant son supérieur.

– Pas de cérémonies entre nous, je vous en prie, mon chercollaborateur ; devant le monde vous m’appellerez monsieurDeslauriers, mais quand nous serons seuls, tu me diras :Saint-Adolphe !

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