Les Gens de bureau

Chapitre 30

 

Une occasion se présenta pour Romain de changer de bureau : ilen profita. Un des employés du Service Extérieur était malade, ilobtint d’être chargé de son travail.

Le chef de ce bureau passe au ministère de l’Équilibre pour unhomme sévère : la ponctualité est sa marotte, et c’est lui qui, en1846, proposa à Son Excellence d’établir un service de voituresqui, tous les matins, auraient été chercher les employés à leurdomicile.

Ce projet allait être adopté lorsque les marchands de soupes’emparèrent de l’idée. L’administration des postes l’utilisa pourses facteurs, mais celle de l’Équilibre recula devant la crainte duridicule.

Les employés de cet homme exact sont par lui mal notés s’ilsn’ont pas de montre. Il prétend qu’un homme sans montre est unhomme incomplet.

Lui-même est un chronomètre, et les petits boutiquiers de sonquartier règlent leurs pendules sur son passage.

Il est d’ailleurs très méticuleux, distribue lui-même la besogneà chacun, et corrige le travail de ses subordonnés avec plus desoin qu’un professeur de quatrième les devoirs de ses élèves.

Ce chef de bureau daigna agréer Caldas.

– Vous allez remplacer momentanément, lui dit-il, un de nosmeilleurs employés, un homme exact, ponctuel, soigneux. C’est untravailleur infatigable, âpre à la besogne, qui en une semaine faitplus que d’autres en six mois. Je ne le remplacerais pas, si jevenais à le perdre. Malheureusement il est d’une complexiondélicate avec des apparences de santé. À travailler sans relâche,il a ruiné son tempérament. Tâchez de marcher sur ses traces.

Cet employé précieux, qui se nomme Ildefonse Brugnolles,travaille seul dans une petite pièce attenant au cabinet de sonchef. C’est là que l’on installa Caldas à une table dont l’ordresymétrique disait les habitudes du propriétaire.

Confiance oblige, dit-on. Romain, qui se sentait fier desuppléer un homme indispensable, prit la résolution sinon de ledépasser, au moins de l’égaler.

– Mon garçon, se dit-il, il s’agit de te bien tenir. Tu as tonavancement au bout de tes doigts. Chaque employé de l’Équilibre ason brevet de directeur dans son écritoire. Il s’agit de l’en fairesortir.

Malheureusement il avait peu à faire pour l’instant, et Caldasdut faire preuve d’un génie fort inventif pour trouver à s’occuperun peu.

Il avait bien copié cinq bonnes pages en huit jours, et sonactivité commençait à faire oublier au chef de bureau son employéabsent, lorsqu’il arriva un matin, cet employé.

M. Brugnolles est un grand et gros garçon à la lèvre épaisse, àl’œil vif, aux cheveux crépus. Sa barbe en éventail, épaisse etforte, tire légèrement sur le roux. Les roses de Provinsfleurissent sur ses joues un peu hâlées. Il a le ventre déjàproéminent, les bras courts, la main grosse, grasse et rouge. Il acette démarche des épaules qui donne en province de l’importance àun homme. Il a la parole facile, le verbe haut, le geste libre etmême un peu casseur. Quand il cause il met ordinairement la maindroite dans la poche de son pantalon, tandis que l’autre jouenégligemment avec une superbe chaîne de montre qui ne fait pasmoins de trois fois le tour de son corps.

En apercevant Caldas, M. Brugnolles fit un geste demécontentement.

– Qui vous a mis là ? demanda-t-il à Romain.

– Le chef de bureau, répondit celui-ci ; je remplace unemployé malade.

– C’est moi qui suis malade, dit M. Brugnolles, et je trouvefort singulier qu’on se soit avisé de me remplacer. Je vaiséclaircir la chose avec le chef.

M. Brugnolles sortit, sans que Caldas songeât à répondre quoique ce soit. Il était stupéfié. Jamais il n’avait vu un malade sibien portant.

Quelle maladie pouvait se cacher sous cet aspect siflorissant ? Romain cherchait encore, lorsque M. Brugnollesrentra.

– Tout est expliqué, dit-il ; notre chef sait qu’il m’estimpossible de me ménager en face de la besogne. Je me « crèverais »si on me laissait faire. Vous m’aiderez ; et, puisque vousdevez rester là, j’espère que nous serons bons amis.

– J’en suis sûr, dit Caldas, à qui la physionomie de cetoriginal revenait.

C’était un rude travailleur, en effet, que ce Brugnolles ;une avalanche de besogne arriva, il sauta dessus comme un affamésur un pain de quatre livres.

Romain ne reconnaissait plus le procédé de ses collègues duSommier, bureaucrates de la vieille roche, qui travaillentlentement pour travailler longtemps, gens prudents qui économisentla besogne afin d’en avoir toujours sur la planche.

Non, Brugnolles travaillait comme un ouvrier à ses pièces, sansrepos ni trêve ; il ne déjeunait pas, il avalait un petit painet sifflait, tout en écrivant, une bouteille de vin. Caldas,lorsqu’il arrivait le matin, le trouvait toujours aux prises avecun dossier, et le soir il faisait allumer une lampe pour piocherjusqu’à six heures.

Deux ou trois fois le chef de bureau était venu, et en présencede tout le travail abattu il s’était fâché :

– Vous êtes incorrigible, mon cher Brugnolles, avait-il dit,vous allez encore vous rendre malade.

Caldas avait beau regarder Brugnolles ; rien sur sa figuren’annonçait l’altération de sa santé.

Cependant ils étaient au mieux ensemble, et pendant une semaine,où Romain fit tous ses efforts pour se tenir à la hauteur de soncollègue, il reçut de lui les meilleurs conseils.

– Vous avez tort, cher confrère, lui disait celui-ci, de suivreles traces de tous ces jeunes étourneaux et de ces vieux enfantsavec lesquels je vous voyais hier soir aller prendre l’absinthe aucafé de l’Équilibre.

– Mais je ne suis pas leurs traces, dit Caldas.

– Vous y arriverez, si vous les fréquentez. Déjà vous allez aucafé de l’Équilibre, ce qui est une faute. On va ailleurs, auboulevard, n’importe où. Vous arriverez en retard, vous écrirez quevous êtes malade, pour éviter l’amende. Vous emploierez toute votrefinesse à vous décharger de travail. Bientôt vous vous absenterezpendant la séance. Qui sait ? vous avez déjà peut-être fait letour du chapeau.

– Je l’avoue, dit Romain.

– Quel enfantillage ! continua M. Brugnolles ; vousvoulez jouer au plus fin avec l’administration, vous pensez «l’enfoncer, » et vous vous croyez bien habile. Que gagnez-vous àcela ? Quelques heures d’oisiveté la haine de vos chefs. Ladupe, c’est vous. Car toutes vos malices sont cousues de fil blanc.On les connaît. Vos supérieurs, qui en ont usé avant vous, feignentde ne s’apercevoir de rien, mais au fond ils sont furieux.

– Vous croyez que cela peut nuire ?

– Parbleu ! fit M. Brugnolles, vous avez le front de me ledemander ! Mais vous ne voyez donc pas plus loin que votrenez ! Il se trouve toujours quelque bouche indiscrète. Toutrevient aux oreilles de l’administration, et, si elle a l’air defermer les yeux, elle ne vous en garde pas moins une dent.

– Peste ! dit Caldas, vos mots ne sont pas tirés par lescheveux ; vous parlez bien notre langue, vous feriez bonnefigure au Bilboquet.

– Je ne lis que ça, j’y suis abonné.

– Ciel ! s’écria Caldas, un homme qui paye pour lire maprose ! Laissez-moi vous admirer !

– Quoi ! vous êtes le célèbre Caldas du Bilboquet,l’auteur des Pensées d’un ferblantier !

– J’ai cet honneur, murmura Romain.

– Il y a longtemps que je vous connais, dit M. Brugnolles, quise mit à réciter à Caldas une dizaine de ses nouvelles à la main.Mais au fait, continua-t-il, vous allez me dire pourquoi, depuistrois mois, on ne voit plus d’articles de vous.

– C’est que depuis trois mois je suis employé del’Équilibre.

– Et c’est là ce qui vous empêche… Mais, mon cher ami, vous netrouverez jamais un bureau plus commode que celui-ci pour faire dela littérature.

– Oh ! fit Caldas révolté, mon temps appartient àl’administration, et je ne voudrais pas nuire à mon avenir. Tout àl’heure vous m’avez dit vous-même…

– Eh ! tout à l’heure je parlais à un collègue quelconque,mais maintenant je sais à qui j’ai affaire, je puis vous ouvrir moncœur et vous livrer mon secret ; vous êtes un homme, et jecompte sur votre discrétion.

– Oh ! soyez sans crainte, dit Caldas.

– Alors écoutez-moi bien, je vais vous initier à la THÉORIE DELA CAROTTE.

Il y a deux espèces de carotte bien distinctes : la petite, etla grande.

On connaît la première. Les carottiers de cette catégorie sontde véritables lycéens, heureux de faire la nique à leursprofesseurs.

Ils s’échappent du bureau pour courir au café.

Ils s’esquivent afin d’aller fumer un cigare.

Ils prétextent un mal de tête ou un mal de dents les jours desoleil, pour avoir leur demi-journée.

Ils se font adresser une lettre de faire-part, encadrée de noir,pour assister à un service funèbre imaginaire, et ils ne manquentjamais d’aller jusqu’au cimetière.

Ils se font envoyer un commissionnaire pour affaire urgente.

Ils ont tous les huit jours un parent à conduire au chemin defer.

Ils exploitent en un mot tous les menus détails de la vieordinaire ; ils mettent les accidents en coupe réglée. Noces,indisposition, baptême, incendie, naissance, garde nationale, prisede voile, déménagement, tirage au sort, enterrement, élections,accouchement, inondation, etc., etc. ; ils savent tirer partide tout aux dépens de l’administration.

Tels sont les carottiers vulgaires, qui semblent bien mesquins àcôté des tireurs de grande carotte.

Les premiers sont des pillards qui filoutent une à une lesheures réglementaires ; les seconds sont des conquérants qui,de par leur audace, s’assurent des mois entiers de liberté.

Au premier abord on pourrait croire que la grande carotte exposeà de plus graves dangers que la petite.

C’est une erreur.

Pour dix petites carottes on a dix mauvaises notes ; unegrande passe presque toujours inaperçue, et, fût-elle découverte,elle ne peut valoir qu’une seule mauvaise note.

Le grand carotteur perd tous les dix-huit mois son père ou samère à deux cents lieues de Paris.

Il a à suivre au fond de l’Allemagne un procès dont dépend toutesa fortune.

Il conduit en Italie une sœur poitrinaire.

Il poursuit en Valachie sa femme qui vient de se faire lever parun boyard qui étudiait en médecine.

Le petit carottier exploitait les accidents del’existence ; le grand carotteur exploite les catastrophes.Les morts, les héritages, les crimes, les procès, autant de cordesà son arc.

– Moi, continua M. Brugnolles, je n’ai qu’une corde à monarc ; mais c’est la corde infaillible. Je suis malade.

– Maladie incurable ! je m’en doutais depuis que je vousécoute, dit Caldas.

– Ne croyez pas que cela soit facile. Il ne s’agit pas de dire :« Je suis malade, je vais prendre un congé ; » il faut arriverà se faire dire : « Vous êtes malade, prenez donc un congé ! »Voilà pourquoi je me tue de travail ici. Chacun sait bien que cesexcès de labeur ont délabré ma santé. Je dois dire du reste qu’enhuit jours je mets mon service au courant pour deux mois. J’ai finima besogne aujourd’hui ; demain je commencerai à éprouver desvertiges. Après-demain mon chef me suppliera d’aller me soigner. Etc’est ainsi, mon cher, que, tout en passant pour un excellentemployé, toujours porté au tableau d’avancement, j’ai trouvé lemoyen de ne venir au ministère que quarante jours par an.

– Mais que faites-vous du reste de votre temps ? demandaCaldas.

– Moi, je suis voyageur de commerce.

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