Les Gens de bureau

Chapitre 33

 

Caldas avait perdu son troisième acte ; mais il fut nommécommis. Ses appointements se trouvèrent du coup presquedoublés.

Il était donc dans les satisfaits ; par contre, il y avaitdes mécontents, M. Rafflard, par exemple, qui venait d’être nomméau bureau des Affaires Prescrites, une impasse définitive, etNourrisson, qui était resté au bureau du Sommier.

M. Bizos, promu au grade de sous-chef était furieux ; M.Sangdemoy, au contraire, n’ayant eu aucun avancement, se frottaitles mains et plus que jamais bénissait l’administration.

Gérondeau, lui aussi, était dans les satisfaits. Cet adroitexpéditionnaire avait réussi à s’emparer de fonctions qu’ilconvoitait depuis longtemps, c’est-à-dire à s’introduire dans unbureau complètement hors cadre, le BUREAU DES VOITURES.

Les employés de ce bureau forment une classe à part dansl’administration. Ce sont des paresseux intelligents. L’autoritésupérieure a su tirer parti de leurs défauts et utiliser des gensjusqu’alors inutiles.

Dans l’intérieur du ministère, ils ne faisaient œuvre de leursdix doigts. Renonçant à combattre leur horreur insurmontable pourle bureau, l’administration les emploie à l’extérieur.

Ils font les courses qui exigent la présence d’un homme entenduet capable ; ils s’occupent des affaires litigieuses ;discutent les transactions, et enfin évitent, pour les affairesurgentes, les lenteurs de la correspondance administrative.

Le nom de ce bureau vient de ce que l’administration autorisetous ces employés à prendre des voitures à son compte. Leurs sixheures réglementaires se passent donc dans un coupé, dontquelques-uns sont heureux d’offrir la moitié aux petites damesqu’ils rencontrent.

D’autres voyagent, dit-on, sur l’impériale des omnibus, etréalisent ainsi d’honnêtes bénéfices.

Gérondeau n’est pas de ceux-là. Il affirme qu’il y met dusien.

 

Basquin n’était ni content, ni mécontent. On l’avait faitpasser, toujours en qualité d’expéditionnaire, à un bureau decréation nouvelle, le BUREAU DE LA CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.

Ce nouveau service est l’œuvre et l’invention d’un sous-chefrempli d’astuce. Depuis cinq ans il rumine ce projet, depuis troisans il travaille à le faire aboutir.

C’est au portier du ministère que jadis les facteurs de la posteremettaient les lettres particulières adressées à Messieurs lesEmployés.

Le portier les distribuait aux garçons de bureau, lesquels lestransmettaient à leurs destinataires.

Le sous-chef rempli d’astuce vit là matière à centralisation. Ilfit remarquer que le portier empiétait sur les droits del’administration ; il rédigea un projet où il était démontré,clair comme le jour, que la distribution de ces lettres ne devaitpas être dans les attributions du concierge et nuisait à sesfonctions administratives.

Dans un second rapport, il indiqua tous les désavantages de cemode de procéder. Les lettres pouvaient se perdre, et dans ce cas àqui s’en prendrait-on ? Elles pouvaient arriver enretard ; de qui serait-ce la faute ? Où trouver uneresponsabilité ?

En conséquence il proposait une amélioration notable à cet étatde choses, et concluait à la nomination d’un chef de service, auxappointements de huit mille francs. En même temps il s’offrait pourremplir cette mission toute de dévouement.

Ce sous-chef rempli d’astuce avait de nombreusesrelations ; il fit parler, agir, et ma foi, à la faveur de laréorganisation qui venait d’être enfin réalisée, il enleva sanomination.

C’est alors qu’il installa son bureau. Il lui fallait un étatnominatif de tous les employés du ministère de l’Équilibre, avecl’indication du bureau auquel ils appartenaient et de la pièce danslaquelle ils travaillaient.

Pour dresser ces états, il obtint deux expéditionnaires. Ilavait déjà un garçon de bureau chargé de porter les lettres.

Il ne s’en tint pas là. Comme il devait être toujours au courantde toutes les mutations, il se mit en rapport, avec le bureau dupersonnel et se fit donner un commis principal, chargé de tenir àjour un registre des mutations. Le garçon de bureau se trouvantinsuffisant, il en eut deux.

À la tête de ce personnel de cinq individus, il se déclaralittéralement accablé de besogne ; il cria, clabauda, seplaignit amèrement, et enfin se fit accorder un sous-chef.

Ce nouveau venu était un ambitieux ; il fut mécontentd’avoir peu de chose à faire, et résolut d’innover pour se fairevaloir. Il décida qu’on transcrirait sur des registres spéciauxl’adresse de toutes les lettres, y compris la désignation du timbreet du lieu d’expédition.

Ce surcroît de travail n’exigea pas moins de trois employésnouveaux, dont deux commis et un surnuméraire. Depuis lors cebureau fonctionne régulièrement.

Chaque année on dresse un relevé exact de ces registres, etainsi on se rend compte du nombre des lettres reçues et on sait, cequi n’est pas moins important et utile, quel est l’employé dont lacorrespondance est la plus étendue.

Autrefois, lorsque le portier faisait par complaisance leservice de vaguemestre, toutes les lettres arrivaient en tempsutile, aucune ne s’égarait.

Aujourd’hui, on les reçoit très exactement le surlendemain,excepté celles qui se perdent en route.

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